Qu'est ce que l'estimation du soi?


Résumé

Comment estimer le plus exactement possible ? En classant objectivement et universellement, un résultat. Qu'il s'agisse d'un choix d'objet, d'un comportement donné impliquant ou non autrui, d'une décision économique, d'un jugement éthique, esthétique, politique, le tout au-delà de sa diversité historique, culturelle, sociale.

À partir de quels critères?

Ceux du développement nécessaire qui sous-tend toute action du soi considéré et en est si bien l'enjeu que ce dernier se doit d'en estimer les conséquences selon qu'elles le conservent, l'affinent, le dispersent, le dissolvent, positivement ou négativement. C'est-à-dire au moins quatre critères qui, soit le renforcent, soit l'amoindrissent. C'est pourquoi nous supposerons que ce ne sont pas seulement des normes mais aussi des fonctions. Car leur rôle permet en même temps de structurer l'action et d'en estimer le résultat de manière objective, universelle, nécessaire.

Le soi peut être celui d'un individu, d'un groupe, d'une entreprise, d'un pays, d'un Etat. Sa structure est à la fois capable d’une certaine liberté de choix, d'entrer en interaction et interdépendance avec un environnement, et de s'appuyer sur des cadres de référence qui expriment également, et à leur façon historiquement située, ces quatre fonctions, qu'animent des groupes, et que régulent des institutions. Mais si l’estimation du soi veut atteindre un développement de plus en plus objectif et universel de ses motivations, elle fait en sorte que ces quatre fonctions soient saisies en tant que telles. C'est ce que nous proposons ici.

La possibilité objective et universelle d'un classement intentionnellement basé sur la notion de développement nécessaire implique ce fait fondamental à accepter au préalable : les paramètres permettant d'estimer et ceux qui assurent le développement relèvent de fonctions identiques. Car il s’agit de classer. Même si c'est difficile et relatif formellement. Mais comme le développement est en jeu, il faut bien avoir comme intention le fait de connaître dans la mesure de son possible, les conséquences d'un résultat d’une action, interne ou /et externe.

Le problème n'est donc pas de se demander au préalable si un tel classement est réellement possible du fait que l'exhaustivité serait hors d'atteinte ou que le soi n'en aurait pas les moyens. Car classer découle d'une nécessité du développement qui se doit d'estimer et donc juger immédiatement ce que les conséquences renforcent (positif) ou amoindrissent(négatif) au sein de la structure de développement d'un soi considéré. Peu importe si cette " immédiateté " est prise en charge plutôt par tel cadre de référence que tel autre, du moment qu'il est possible d' observer, par son intermédiaire, comment cela conserve affine disperse dissout positivement ou négativement, et donc renforce ou amoindrit. Mais si l'on veut accentuer l'objectivité du développement afin d'en atteindre la plénitude (ce que nous appellerons ici l'optimum au sens large car elle n'est pas réductible à l'économique ), il conviendra de comparer plusieurs cadres de référence, et tenter de saisir les fonctions de développement elles-mêmes, comme nous le proposons ici.

Connaître en vue d'un classement basé ainsi sur le développement nécessaire suppose donc deux corollaires, quel que soit le cadre de référence choisi et le niveau cognitif d'estimation à disposition. En premier lieu, il s'agit d'estimer à partir du développement puisque c'est celui-ci qui est l'étalon ultime. Ce qui implique, en second lieu, de considérer que ce genre d'estimation ne déploie pas des critères dont l’objectivité et l’universalité changeraient selon l’objet, le cadre de référence, le niveau d’analyse, ou l'époque historique .
Voilà pourquoi nous les nommons ici des fonctions et non pas des normes (qu'il ne s'agit pas de confondre avec les valeurs ).

Ces fonctions sont nombre de quatre. Et elles sont objectives, universelles, nécessaires, en ce que leur déploiement qui conserve affine disperse dissout positivement ou négativement est repérable dans l’ensemble des interactions internes et externes. Et ce indépendamment du fait de savoir si le soi considéré les utilise ou non telles quelles, du point de vue de leur rôle dans le développement, ou s’il les saisit plutôt via tel ou tel cadre de référence. De toute évidence elles existent en chacun d’eux. Déjà pour leur propre développement et aussi pour conseiller le soi. Puisque celui-ci ne peut pas, de toute façon, ne pas se servir de la conservation de l'affinement de la dispersion de la dissolution, non seulement pour estimer un résultat mais aussi élaborer en amont ce qui permet celui-ci, c'est-à-dire l’action. Car cette dernière n’est pas réductible au réflexe .

Aussi qu'il s'agisse d’une sensation, d’une émotion, d’un regard, d’un sentiment, d’une pensée, d’un jugement, d’une décision -qui impliquent également autrui- mais aussi celles qui englobent l’objet -marchandises, œuvres réflexives, artistiques, cadres de référence, institutions- à chaque fois il est nécessaire de se demander si l’action réfléchie, déclenchée, et son résultat, conservent affinent dispersent dissolvent positivement ou négativement le développement du soi considéré. Comment ?

Il s'agira par exemple d'observer déjà si le soi est plutôt structuré dans telle fonction que dans telle autre et sous quelle orientation négative ou positive du développement. La saisie se fera en analysant la cohérence des décisions, le rôle des cadres de référence qui supportent les phrases employées et les comportements affichés, le tout pouvant se corréler ou non à tel ou tel groupe de référence qui illustre les cadres.

Ensuite, il faudra repérer, lorsqu'un événement arrivera, comment la structure intègre ou non son impact, et donc se renforce ou s'amoindrit, en repérant dans chaque action le type de fonction de développement déployé.

Ainsi, même si le soi est divers, spécialisé, que sa forme est toujours située historiquement, et qu'il peut vouloir exclure tout jugement sur lui -en prétendant par exemple qu'aucune objectivité est possible , ce qu'il dit et fait indique immédiatement dans quelle(s) fonction(s) de développement il se trouve positivement ou négativement. Ce qui implique que nous n'avons pas besoin de connaître tout le détail des éléments en jeu pour observer dans quelle position de développement chaque soi, considéré, se situe. Il suffira de classer, par fonction et par angle négatif ou positif, les relations affichées sous forme de comportements, de jugements, de choix d'objets réels et virtuels, mobiles et immobiles, à produire et/ou à consommer, ainsi que la fréquence et le type d'emploi des cadres et des groupes de référence supposés les justifier.

Nous présenterons dans une première partie la similitude entre le développement du soi et son estimation, lorsqu’il s’agit de classer le résultat de l’action, en nous appuyant sur un certain nombre d’études et d’expériences venant des sciences humaines et sociales.
Nous en verrons en seconde partie des exemples, susceptibles de servir de base à un questionnaire. Nous conclurons enfin sur l'optimum théorique que peut induire l'application de notre classification.

Les fonctions de conservation, d'affinement, de dispersion, de dissolution.

Sous quelles conditions, le développement effectif du soi et son estimation peuvent être donc identiques ? Lorsque le classement du résultat atteint par telle action ne correspond pas seulement à des normes, que l'on peut nommer autrement selon l’idiome linguistique et le segment culturel, mais aussi à des fonctions de développement puisque leur plénitude de déploiement objectivement repérable concerne universellement tout soi. Du moins s'il peut et veut l'estimer également ainsi.
Nous allons commencer par la plus déterminante, celle qui est propre à la conservation, puisque c’est celle-ci qui sous-tend en premier toute constance de l’effort déployant l'action .

Conservation

La fonction de conservation a été traditionnellement rattachée au fait de se maintenir identique, malgré le devenir. Cela peut s'expliquer dans la mesure où il semble bien que le rôle de la fonction de conservation, dans son versant nécessaire humain, n’est pas de chercher à saisir l’inconnu (comme le fait la fonction d’affinement), mais d’écarter ce qui peut perturber la compacité qu'elle a en mémoire et dont elle détient la charge. D’où d'ailleurs le fait qu'elle s'appuie sur des cadres référentiels et d’institutions extérieures pour l'aider.
S'agissant maintenant de la constitution de sa structure, plusieurs données montrent que si tout soi se conserve durant l'effort permettant l'action, ceci s'institue en vue du développement.
En nous servant des études de Nuttin et de Reuchlin nous voyons que non seulement " la cellule nerveuse n'a pas besoin, pour être active, d'une excitation venant de l'extérieur " (Nuttin, 1980, p 30) mais il s'avère que pour Reuchlin (1995, p 246) :

" (...) si nous aspirons à comprendre le comportement naturel du système total, nous devons entreprendre son analyse fonctionnelle en termes d’interaction des sous-systèmes qui le composent en précisant le rôle de chacun d’eux. Toute interprétation du rôle d’un sous-système suppose référence à l’opération du système global (but assigné à l’action) et à la signification biologique que cette opération revêt pour l’organisme (approche éthologique). L’implication d’un tel point de vue pour le neurobiologiste (...) est qu’il doit être disposé à adopter une position téléologique et à accorder une attention prioritaire à l’identification du répertoire comportemental habituel des espèces qu’il étudie et des stimulations naturelles auxquelles ces espèces sont normalement sensibles ".
De plus Maurice Reuchlin signale ( op cit, p 246 ) la manière dont les collaborateurs de Jean Piaget poursuivent sa recherche, en particulier Bärbel Inhelder, en citant les propos de celle-ci et de l’un de ses collègues ( D. de Caprona ) :
" (...) Le sujet psychologique nous intéresse en tant que sujet connaissant, mais avec ses intentions et ses valeurs. Nous sommes conduits à donner une part importante aux dimensions téléonomique et axiologique de l’activité cognitive, c’est-à-dire aux finalités et aux évaluations produites par le sujet lui-même. Il s’agit donc d’envisager le sujet avec les fins qu’il se donne et les valeurs qu’il s’attribue “ ( B.Inhelder et D. de Caprona, 1992, p 22)...Le sujet en examen “ doit éprouver le besoin de réussir “, la tâche qui lui est proposée “ doit avoir pour lui un sens “ ( p 25 ). "

Nous pouvons en déduire que la notion même de développement du soi vivant mais aussi du soi issu de l'Histoire humaine (individu, groupe, entreprise, Etat ) n' a pas seulement en vue la conservation de la structure au sens de maintenance ( Nuttin, op. cit, p 30 ) mais engrange aussi une dynamique de déploiement qui prouve son existence à autrui et déjà à lui-même, par la réalisation de " but(s) assigné(s) à l'action" pour employer la terminologie du neurobiologiste Jacques Paillard cité par Maurice Reuchlin.
C'est ce que Joseph Nuttin a également démontré au niveau motivationnel ( op. cit, pp 158, 159 ) comme nous pouvons le voir dans l'expérience que je reproduis ici :

“ (...) Voici une description sommaire de l’expérience (...). Elle a été réalisée avec neuf garçons de 5 ans, jouant avec deux automates (A et B) pourvus chacun de deux manches à poignée et de deux lampes électriques colorées. Dans l’automate A, les lampes s’allument souvent immédiatement après la manipulation d’une poignée par le sujet, mais aussi à des intervalles variables indépendamment de toute manipulation. L’enfant n’arrive donc pas à percevoir l’allumage des lampes comme l’effet de son acte.
Pour l’automate B, au contraire, les lampes s’allument et s’éteignent en fonction de la manipulation des poignées ( à savoir chaque fois qu’une manche est déplacée au-delà d’une certaine limite). Dans une des conditions expérimentales, les lampes de B sont allumées au départ et les manipulations du sujet ont pour effet de les éteindre. Ici, en B, le changement se perçoit donc comme produit par le sujet. ( Pour une description plus complète, cf Nuttin 1973a. L’expérience avec les enfants de 5 ans fut exécutée par notre collaboratrice D. Verstraeten ).
La seule instruction donnée à chaque enfant en entrant, individuellement, dans la chambre expérimentale est qu’il peut jouer avec ces “ machines “, l’expérimentateur lui montrant d’un geste les poignées des appareils.
Entre-temps, l’expérimentateur fait mine de vaquer à ses occupations à une table voisine, alors qu’il observe les comportements de l’enfant et note ses commentaires. Deux autres collaborateurs observent l’enfant derrière des miroirs transparents ou se trouvent aussi les appareils d’enregistrement et de commande.
Le comportement des sujets est mesuré en termes de fréquence de manipulations des poignées des deux automates, ainsi qu’en termes du temps total pendant lequel l’enfant joue avec chacun des deux appareils.
On observe aussi leur comportement et on prend note de leurs commentaires. Finalement, lors d’une deuxième séance de jeu ( après un intervalle d’une demi-heure dans une autre chambre de jeu) on observe, en outre, si l’enfant se dirige spontanément vers l’automate A ou l’appareil B.
Les résultats montrent, pour les différentes conditions, une motivation nettement supérieure de l’enfant pour la situation en B où ses actes sont perçus comme produisant l’effet positif ( allumer) ou négatif ( éteindre les lampes ). Plusieurs données d’observation et les commentaires spontanés des enfants montrent aussi qu’ils préfèrent nettement la “ machine” où ils ont le contrôle sur les évènements en ce sens qu’ils ont l’impression de produire eux-mêmes les changements observés. C’est ce que -dans un article sur le plaisir-nous avons appelé le“ plaisir d’être cause “ ou le plaisir de causalité ( causality pleasure ). Le fait de pouvoir manipuler effectivement les évènements ( compétence et efficacité ) paraît donner beaucoup plus de satisfaction que la simple perception de changements automatiques. ( ...).
Dans ce même contexte, il est intéressant de noter qu’on trouve des indices que même l’animal préfère, dans certaines conditions, exécuter un acte dont l’effet est de fournir de la nourriture, plutôt que d’avoir la même nourriture “ gratuitement “ offerte ( Jensen, 1963 ; Singh, 1970 ) ( ...) “.

Nous dirons dans notre terminologie que l’enfant cherche plutôt à mouvoir l’appareil B plutôt que l’automate A parce qu'il lui procure plus de preuves de son existence, dont le plaisir d'être reconnu à ses propres yeux, reconnaissance qui est capable de créer quelque chose de plus que la seule conservation des gestes de maintenance. L’estimation orientant l'effort vers l'appareil B permet donc le développement de l'enfant . En effet, si ce dernier élabore comme but le fait de prendre plaisir à se sentir exister dans l'action, le fait par exemple de la réitérer n'aura pas pour objet de répéter seulement la séquence mais de considérer que le but de se sentir cause devient l'élément conservateur du schème enfant-appareil . Ainsi cette estimation précise qui conserve une articulation entre un but (le plaisir d'être cause ) et un moyen ( l'appareil B ) renforce le besoin de déploiement du développement.

Sur le plan sociologique Raymond Boudon a relevé une étude criminologiste qui semble bien souligner ce besoin d’être cause qui n'arrive pas à se manifester (1992):

" (...) un spécialiste de la politique de lutte contre le crime ( J.Q. Wilson, Thinking About Crime, New York, Basic Books, 1975 ), fait justement observer que les sociologues et les criminologues ne s’intéressent qu’à celles des causes du crime contre lesquelles on ne peut pas grand chose.Ces chercheurs ont relevé par exemple, comme Sutherland, que la dissociation familiale joue un rôle décisif dans la genèse du crime. Ils insistent aussi sur les problèmes de statut auxquels sont confrontés les jeunes délinquants. Des travaux classiques sur les bandes d’adolescents ont bien montré que la délinquance juvénile traduisait souvent un désir de s’affirmer, le besoin d’être reconnu et, en fin de compte, la volonté de s’intégrer beaucoup plus que celle de s’opposer : lorsqu’on ne peut pas se faire remarquer ou reconnaître de façon positive, on peut être tenté de déployer sa nuisance value ( W.F. White, Street Corner Society, Chicago U. Press, 1955. P.Robert, Les Bandes d’adolescents, Paris, Editions ouvrières, 1966. A.K. Cohen, The Culture of the Gang, Glencoe, The Free Press, 1955 ).Plusieurs théoriciens de la criminalité ont ainsi profondément renouvelé notre vision de la criminalité en montrant que la délinquance devait être considérée non comme une “ révolte contre la société “, mais, au contraire, comme l’expression d’un désir d’intégration. “

En ce qui concerne la classification proposée ici nous dirons que sous l'égide de la fonction de conservation dans son aspect positif, les comportements, les choix relationnels et les choix d’objets, seront des résultats de l'action que l'on estimera dans l’unique mesure où ils renforcent le plaisir à agir en tant que soi (individu, groupe, entreprise, nation, Etat).
Les résultats seront alors saisis essentiellement. C’est-à-dire en fonction de ce qu'ils apportent, renforcent, en substance et non pas à partir de ce qu'ils signifient comme ostentation .
Observons maintenant son aspect négatif. Selon que le soi considéré, (individu, entreprise, Etat… ), arrive à se déployer comme il l’entend, et comme il le peut, il va atteindre un certain résultat qui l’estimera déjà à ses propres yeux. Ce résultat peut cependant ne pas correspondre (en vérité de développement) avec ce qu’il prétend pourtant y estimer. Le problème, alors, sera de ne pas seulement chercher à comprendre pourquoi il existe tel ou tel écart, mais de souligner aussi en quoi l’insistance à dénier telle classification objective va se traduire en telle ou telle conservation négative qui est, du point de vue du développement, un manque de réalisation à être soi. Et ce manque se compensera par l’agressivité et l'excès de justification venant déformer la réalité objective.

Ainsi la conservation négative niera que le monde et l'autre ne sont pas seulement ce qu'elle y perçoit. Et cette négation, non plus seulement logique mais effective du point de vue relationnel, a précisément pour conséquence comportementale de promouvoir la fermeture, la clôture, en direction du monde et en direction d'autrui. C'est le monopole qui uniformise, ne vise qu’une seule fin : l’absence de perspective, dans tous les sens du terme, et pour tout autre.
La négativité effective est alors exclusive. Et elle pose sa déformation comme seule forme possible. Du moins tant qu’une remise en cause interne (estimation s’exprimant également par tel cadre de référence que l'on peut certes relativiser voire dissoudre négativement…) ou externe (baisse de résultats, avertissements des groupes référentiels positifs et d'institutions régulatrices) ne vient pas y mettre obstacle .
Affinement.

En quoi l’affinement serait une nécessité fonctionnelle ?
Du fait qu’il ne suffit pas de se conserver par la seule persévérance ou par le seul effet concentrique, sous peine de voir son développement être bloqué à terme puisque chaque interaction apporte son lot d’informations nouvelles susceptibles de rendre nécessaire non seulement des adaptations mais aussi des transformations .
Ainsi l’expérience historique nous démontre qu’un individu, mais aussi une entreprise ou un Etat, qui privilégieraient le seul acquis légué par les générations antérieures, ou le seul principe d’autorité du tu dois dans la gestion des émotions, des motivations, des ressources humaines, et des relations internationales, peuvent voir leur efficacité et leur degré de manœuvre s’éroder (et donc perdre en conservation positive) car la justification du devoir être et du souci d’appartenance n'est plus supportée par le plaisir d’être cause de réalité nouvelle.
Il est en effet patent de constater que la routine et le manque de curiosité, d’innovation, entraînant un manque de souplesse, d’ouverture, de recherche inédite, d’enjeu collectif, ou l’absence d’échange réciproque dans un système viable d’alliances, peuvent non seulement empêcher l’affinement mais également altérer la conservation du soi considéré qui se croyait pourtant à l’abri dans le statu quo.
Il est vain de penser dans ce cas que la seule extériorisation de moyens financiers, ou militaires, la captation redondante, non évolutive ou agressive du marché des échanges, ou encore l’ostentation permanente dans ses relations et ses choix d’objets, suffisent pour être reconnu comme être raffiné, renommé, ou entreprise réputée, ou encore nation prestigieuse. Or il s'avère que la conservation de soi dans son aspect positif se renforce en refusant de réduire la force des rapports au rapport de force, et en acceptant la nécessité de se perfectionner. C’est-à-dire jusqu’à admettre une altération, un devenir, et donc une certaine réorganisation.
Celle-ci s’avère positive lorsque le mouvement d’ensemble semble se diriger non pas vers une régression, une perte sèche de certaines habitudes, avantages, position confortable, mais vers un plus de concordance avec la nécessité d’évoluer avec et en le monde, qui amènera à terme une position beaucoup plus solide, en termes de fonctionnalité et aussi de confort. C’est ce travail, là, d'estimation qui peut être nommé l’optimum au sens large, puisqu'il conçoit le développement en affinement.
Les preuves empiriques sont abondantes. Ainsi le désir insatiable et désintéressé de connaissance, c'est-à-dire visé pour lui-même. Mais aussi la plus grande curiosité pour ce qui est nouveau, le souci permanent de développer les émotions liées au beau et au sentiment de justice, le souci de la perfection, l'altruisme, la volonté de développer les valeurs que représentent les vertus morales et intellectuelles dans un sens conforme au développement-optimum du soi et qui s’est déployé sous le vocable de rectitude . Toutes ces données se sont déployées dans un certain nombre d'œuvres artistiques et des pratiques éthiques et sacrales. Elles montrent toutes la nécessité fonctionnelle de re-présenter en vue de souligner ce qui compte effectivement comme valeurs pour se développer.
Le versant altéré dans son sens antinomique fera de l’affinement une sophistique sans autre objet qu’elle-même, modifiant le luxe en ostentation, la volupté en luxure dans laquelle le plaisir n’est même plus visé (comme s’il s’agissait d’expier l’arabesque du raffinement par son errance définitive).

Dispersion et dissolution

S’agissant maintenant des fonctions de dispersion et de dissolution, l’idée sous-jacente à toutes deux est celle de la discontinuité. Elle va d’une alternance nécessaire (car il existe plusieurs dimensions de la pensée et de l’action liées à la diversité constitutive du soi et portées par divers cadres de référence, et que tout l’effort humain ne peut perdurer dans un seul sens) à une dispersion altérante qui soit, dissipe positivement le soi, soit le désorganise négativement.
S’agissant de la dispersion et de la dissolution positives, il est par exemple constaté d’expérience que l’imaginaire, le ludique, et tout simplement l’alternance des dimensions de la pensée et de l’action permettent de voir celles-ci sous divers angles. Ce qui est nécessaire pour le développement du soi composé diversement. Ainsi l’approche plastique ne se satisfait pas des dimensions cognitives multiformes qui la limitent puisque les émotions et les souvenirs sont également requis.
La dispersion et la dissolution positives se distinguent de la façon suivante :
autant la dispersion positive cherche dans l’imaginaire, le ludique et la diversité des angles, à déployer la combinatoire des possibles, autant la dissolution positive vise à suspendre, voire écarter les formes et les actions estimées inadéquates avec la disposition arrêtée du développement considéré.
Ainsi il est possible que telle analyse suffise sous tel angle alors que sous tel autre elle nécessiterait un plus ample développement. Ou que telle appréciation d’une interaction soit suffisante sous tel rapport alors qu’elle ne l’est pas sous tel autre. Par exemple lorsqu'il s'agit de considérer l'épaisseur psychique
d'un tricheur ou d'un meurtrier, voire d'en étudier la genèse, la dispersion positive peut tenter d'en comprendre, par empathie, les circonvolutions, tandis que la dissolution positive arrêtera une détermination de l'acte incriminé dans un jugement formalisé selon l'époque sous tel énoncé juridique.

Cette distinction de niveaux d’analyse n’est cependant pas admise par la dispersion et la dissolution négatives.
La dispersion négative va en effet négliger le fait qu’il ne soit pas possible de saisir les choses uniquement de façon abstraite et donc exigera d'en déployer les traits, infiniment, mais au sens négatif. Ce qui implique, par exemple, que la tentative de comprendre telle histoire n'est plus visée en tant qu’espace imaginaire permettant diverses combinaisons de sens mais dans la seule mesure où elle permet une distorsion sans autre but que l’errance sans fin dans tous les sens du terme .
Ce qui empêche toute détermination, y compris le fait seul de désigner, puisque se faisant l’on définit quelques traits alors que la dispersion négative cherche précisément à s’en soustraire. Et débouche immanquablement sur la dissolution négative.
En effet, si aucune détermination n’est possible, cela signifie qu’aucune synthèse n'est concevable. Ce qui implique que l'estimation est impossible par manque de coordination, d'unité, semblable sur ce point à ce qu'il est possible d'observer dans le cadre de la dimension sensori-motrice.
Mais si aucune estimation n’est concevable, aucune poursuite du développement n'est concevable. En effet, aucun tri, aucun choix, ne peuvent s’établir, même pas les préférences sensibles. Car l’on ne voit pas pourquoi et surtout comment telle interaction pourrait être choisie, sinon au hasard, puisqu’en absence de qualification, elles sont toutes équivalentes, même si cependant il existe objectivement des variations dans les quantités d’intensité.

Que pouvons-nous déjà en déduire du point de vue de la méthode de classification proposée ici, c'est-à-dire articulant, dans un même mouvement, estimation et développement ?
Ceci : face à tel ou tel résultat de l'action, le problème n'est pas seulement de signaler que tel ou tel comportement ou telle détermination relève par exemple de la manière dont on applique la loi morale ou le jugement esthétique. Il s'agit aussi de classer de manière à ce que cela soit effectivement estimé par le développement du soi considéré. Surtout lorsqu'il cède à certains groupes qui relativisent de façon a priori les conseils venant des cadres de références traditionnels. Ou à l'inverse lorsqu'il accepte l'influence d'autres groupes qui les durcissent en les posant comme étant les seuls valables. Le meilleur moyen de prouver que le classement n'est pas partisan impliquera alors de s'appuyer principalement sur le point de vue du développement afin de démontrer, dans le détail s'il faut, ce qu'apporte, objectivement, c'est-à-dire nécessairement, non seulement tel comportement, mais aussi telle œuvre, au soi considéré.

C'est ce que nous allons maintenant accentuer dans six exemples qui illustrent l'utilité théorique de notre classification : les deux premiers exemples ont à voir avec l'interaction avec autrui, le troisième touche à l'économie d'entreprise, le quatrième au rôle du politique, le cinquième concerne l'influence du milieu social. Le sixième exemple sera plus amplement développé car il étudie précisément en quoi la classification proposée permet d'établir une solide distinction entre élément constitutif du soi et élément historique (qui lui donne une forme organisationnelle en devenir).

1.
Quelqu’un frappe à la porte, prononce un nom, mais il s’est trompé d’étage. La personne peut juste lui signaler qu'elle n’est pas celle qu’il recherche (conservation positive), lui claquer la porte au nez (conversation négative) et aussi le renseigner du mieux qui soit (affinement positif), même si on profite de la situation pour se distraire (dispersion et dissolution positives), quoique parfois on puisse aussi lui donner trop d’information (affinement négatif). On peut également le tromper en donnant involontairement une réponse erronée (dispersion négative) ou volontairement perverse (dissolution négative).

2.
Dans un couple, l'une des deux personnes désire se rendre à une invitation, l'avant-première d'une chorégraphie et le fait savoir à la seconde. Celle-ci répond que cela ne l'enchante guère (conservation positive) mais qu'elle veut bien perdre du temps à l'accompagner (dispersion et affinement positifs). Entendant cela et loin d'être contente, la première personne rétorque qu'elle ne voit pas pourquoi cela n'enchante pas la seconde ( conservation négative), et considère que dans ces conditions il serait préférable que celle-ci ne vienne pas (dissolution négative). Cette dernière réagit en écartant cette pression (dissolution positive) par une critique sur le fond en stipulant que de toute façon pour elle cette chorégraphie ne lui dit rien qui vaille (conservation positive). La première personne peut argumenter sans fin (dispersion et affinement négatifs), réagir violemment ( conservation négative), s'en aller seule ( dissolution négative ) tenter d'argumenter ( conservation positive ), comprendre qu'autrui ne partage pas son estimation ( affinement positif ).
Si l'on prend maintenant plutôt des groupes, l’Histoire nous a montré qu’il en existe toujours en développement altéré car leurs intérêts multiformes les incitent à se maintenir en position de conservation, de dispersion et de dissolution négatives. Mais il existe aussi des groupes dont la recherche en conservation et en affinement positifs tente de faire évoluer les cadres de référence et les institutions vers une aperception plus à même de renforcer le développement objectif du soi.

3.
Pour une entreprise, le jeu des quatre fonctions composant le développement et son estimation, peut à la fois se déployer et s'estimer, et donc être immédiatement classé -du point de vue de la nécessité propre au développement objectif- comme suit :
On maintient une certaine position cohérente en productivité (conservation positive) que l’on peut chercher cependant à tenir coûte que coûte (conservation négative), voire à accroître pour des raisons de dépendance liées en priorité non pas à la contrainte concurrentielle mais à la contrainte spéculative telle la pression de certains actionnaires (dissolution négative). On le fait alors en réduisant uniquement les coûts non seulement logistiques, ce qui peut se comprendre surtout lorsqu’il s’agit d’économie d’échelle, mais salariaux. Or ceci peut entraîner un surcroît de travail pour le personnel restant, payé pourtant la même somme, et qui n'a alors comme d'autre issue que de partir, (dispersion et dissolution négatives) ou d'engager l'épreuve de force (conservation et affinement positifs) . Ainsi l'entreprise confrontée à une telle situation ne cherche pas à innover (conservation et affinement positifs) alors qu’une adaptation (dispersion positive) doublée d’une prise de risque mesurée
( dissolution positive) pour devancer l’évolution du marché, pourrait éviter de telles positions extrêmes comme le fait de réduire drastiquement les coûts par le licenciement et aussi de fermer les yeux sur la validité de certaines pratiques et la composition de certains produits ( conservation dispersion et dissolution négatives).
Un développement optimum du soi propre à l'entreprise nécessiterait plutôt l'estimation suivante : il faut savoir éviter les prises de risques irréalistes (affinement négatif) ou compliquées (dispersion négative), tout en ayant le souci que chacune des parties prenantes puisse se placer en position d'affinement et donc en situation de recherche permanente pour améliorer l'optimum de l'ensemble, sans cependant sombrer dans l'effervescence de l'ardeur performative ( dispersion négative ) que pourrait créer une situation d'actionnariat .
Ceci peut s'effectuer par le renforcement de l'esprit d'entreprise en le basant sur le développement effectif de chaque soi considéré. C'est-à-dire en ayant le souci permanent que chacun soit reconnu, soutenu par divers apports, et invité à donner, réellement, son avis, au-delà des divisions hiérarchiques. Car il s'agit de comprendre la nature toujours interactive des frictions.
Par ailleurs, le soutien envers des actions de solidarité, et, surtout, l’ouverture du capital à ses propres employés et équipementiers divers plutôt qu’à des fonds de pension uniquement liés à des impératifs spéculatifs peut non seulement conserver mais affirmer l'image de l'entreprise (affinement positif).
4.
Pour un Etat (ou une Union), la corrélation entre estimation et développement effectif peut se percevoir ainsi : l’on peut chercher à maintenir l’ordre social en veillant à ce que chacun ait ce qui lui revient selon sa compétence au sein de la division du travail (conservation positive). Cependant un Etat ou une Union ne peuvent pas se contenter de maintenir un ordre social comme s’il s’agissait d’un ordre “ naturel ” au même titre que l’ordre végétal ou animal (conservation négative). Ce qui implique de gagner en cohérence et en densité (conservation positive) en permettant un développement effectif de chaque soi selon son possible (affinement positif), qui, de toute façon, donnera un plus à terme, puisque plus il y a de compétences, plus la division sociale du travail, au sens de "la solidarité organique" de Durkheim est efficace (affinement positif) .
Mais cette volonté d'affinement peut aller trop loin. Par exemple, en exigeant que tous aient la même chose, peu importe l’apport de compétence. Or ceci est non seulement inégalitaire, car cela reviendrait à récompenser aussi bien le travail que l'oisiveté ( affinement négatif ) mais c'est à l'évidence intenable. Néanmoins comme le politique n'est pas fonctionnellement obligé de concevoir l'ordre social humain à la façon d' un ordre " naturel " animal ou végétal, il s'avère qu'historiquement, son objet a évolué puisque dans maints pays, il ne s'agit plus pour lui d'assurer seulement la sécurité physique mais aussi de contrebalancer les inégalités de naissance et de milieu dans la mesure du " possible". Seulement c'est précisément la définition concrète de ce possible qui est en perpétuel débat, du moins en régime démocratique (conservation et affinement positifs).
5.
Observons maintenant dans quelle mesure le contexte social peut influencer l'estimation et donc le développement, ce qui peut se traduire par le choix de tel comportement (pensée, regard, attitude) dans l'action :
" (...) Un incident rapporté par le secrétaire de Voltaire, Longchamp, l’ancien valet de chambre de son amie, la marquise DU CHATELET, dans ses Mémoires, illustre bien le mépris dans lequel sont tenus les domestiques, même par les intimes de Voltaire. La marquise ayant profondément troublé son valet de chambre en lui dévoilant, au bain, sa nudité, lui reproche sur un ton insouciant d’être négligent et de ne pas l’arroser convenablement d’eau chaude. Brandes, qui rapporte l’anecdote dans son livre sur Voltaire (traduction allemande, Berlin, s.d., tome I, p 340-431) ajoute ce commentaire :
“ Elle n’éprouve aucune gêne à se montrer nue devant son laquais ; en tant que femme de la haute société, elle ne voit pas vraiment en lui un homme...”. Cet incident éclaire un aspect important de l’homme de cour. Le fait qu’il eût à ses ordres toute une couche sociale dont les pensées ne l’intéressaient pas le moins du monde, avait pour conséquence que les membres de la couche seigneuriale se gênaient bien moins, dans leurs gestes intimes, en s’habillant et en se déshabillant, au bain et à d’autres occasions, que des personnes moins entourées de domestiques. La noblesse de cour ne s’impose pas plus de retenue devant ses domestiques que le roi devant ses nobles " .
Observons tout d’abord qu’il n’est pas sûr que la marquise "méprise" son laquais -pas plus que le roi méprise les nobles qui l’entourent en se déshabillant devant eux nous relate plus haut Elias-, parce qu’elle ne le considérerait pas comme un "homme" . En fait il est possible d’énoncer plutôt ceci : le laquais ne représente pas les signes suscitant la reconnaissance sociale que le statut de marquise est censé conserver. Celle-ci ne peut donc déjà pas l’appréhender du point de vue du jeu social.
Certes on peut rétorquer qu’il faudrait qu’elle puisse percevoir l’homme "en soi" à partir de considérations uniquement liées à des attitudes découlant de sa personnalité intime, comme une certaine façon de se déployer, de plaisanter, ou encore d’être si bien fait de sa personne physique qu’elle susciterait une attraction d'ordre uniquement plastique (affinement négatif).
Mais quand bien même ceci pourrait être possible, l’on ne voit cependant guère en quoi cette attention, niant la dimension statutaire, serait automatiquement plus "humaine". Car on glisserait, imperceptiblement, d’une attention structurée par le code social, à une attention dite plus "sincère", mais qui, en fait, s’appuierait sur les seules variables "naturelles" excluant, elles, tout défaut quant à la présence d’être.
Si nous étudions maintenant l’ensemble de cette problématique à partir de notre grille d’estimation, il semblerait que le problème n’est pas tant que la marquise ait le statut d'une marquise mais qu '" ayant profondément troublé son valet de chambre en lui dévoilant, au bain, sa nudité", elle " lui reproche sur un ton insouciant d’être négligeant et de ne pas l’arroser convenablement d’eau chaude ".
Dans la classification proposée ici nous dirons ceci : cette marquise semble avoir seulement actualisé le développement de son soi au sein de l’angle altéré (négatif) des fonctions de conservation, de dispersion et de dissolution. Tandis que l’angle nécessaire (positif) de la fonction de conservation sans parler de la fonction d’affinement, perçue également en son angle positif, sont hors d’atteinte. Observons pourquoi.
La fonction de conservation dans son versant positif n’est pas ici décelable car en soulignant que le valet ne l’arrose pas "convenablement d’eau chaude ", la marquise ne " voit pas ", en même temps, qu’elle a " profondément troublé son valet de chambre ".
De ce fait elle s'en tient uniquement à une conservation pour une part altérée, et donc négative. C’est-à-dire qui pose, ici, tout autre que soi comme inexistant ; ce qui peut se concevoir statutairement, mais pas au point de ne pas comprendre la réaction d’autrui. Surtout lorsque l’interaction est si intime et déclenche une réaction agrégative, ici, le trouble,"profond", du valet de chambre. Or, en position de conservation ou d’affinement nécessaire (positif), il n’est pas sûr que la marquise ne puisse pas demander au valet de se retirer, au moins le temps qu’il reprenne ses esprits. Ce qui pourrait également impliquer d’appeler plutôt une domestique, puisque le propre même des deux fonctions de conservation et d'affinement positifs consiste précisément à élargir sa perception afin d’être en position d’accroître, voire d’optimiser l’ordonnancement du plus grand nombre de variables internes et externes. Ce qui produit alors comme résultat le fait de choisir des attitudes qui prennent en compte la présence d’autrui puisque le propre développement de celui-ci participe et renforce l’accès au plaisir d'être cause. Seulement il s’avère, ici, que la marquise n’a guère ordonnancé comme état de conscience ce genre d’estimation. Et si nous avions à caractériser encore plus l'état donné du développement de son soi, nous ajouterions que sa conservation négative s'accentue par l'affinement négatif. Ainsi," elle lui reproche sur un ton insouciant d’être négligent" . Ce qui est là une sophistique, " elle lui reproche sur un ton insouciant ", comme si elle s’en amusait donc, tout en empêchant cependant de lire son ton " insouciant " de façon positivement dispersive puisqu’elle le " lui reproche "... Quant au domestique troublé, la difficulté pour lui consisterait à se protéger de cette excitation en estimant (par la conservation positive) que la marquise ne le nie pas, nécessairement, en tant qu’homme, mais bien parce que cette marquise ne peut le "voir" indépendamment de son statut, et, aussi, du fait que son comportement ne soit pas des plus affinés.

6.
Nous avons pour l'instant tenté de montrer que lorsqu'il s'agit de classer un résultat de l'action, l'estimation et le point de vue du développement sont coextensifs l'un à l'autre. Observons maintenant comment la perception de ce dernier peut être si sujette à confusion qu'elle entraîne des difficultés théoriques majeures, et comment la classification que nous proposons permettrait d'y remédier. Nous en ferons la démonstration par le commentaire d'un texte de Max Weber :
“ (…) La “ soif d’acquérir ”, la “ recherche du profit ”, de l’argent, de la plus grande quantité d’argent possible, n’ont en eux-mêmes rien à voir avec le capitalisme. Garçons de cafés, médecins, cochers, artistes, cocottes, fonctionnaires vénaux, soldats, voleurs, croisés, piliers de tripots, mendiants, tous peuvent être possédés de cette même soif –comme ont pu l’être ou l’ont été des gens de conditions variées à toutes les époques et en tout lieu, partout où existent ou ont existé d’une façon quelconque les conditions objectives de cet état de choses. Dans les manuels d’histoire de la civilisation à l’usage des classes enfantines on devrait enseigner à renoncer à cette image naïve. L’avidité d’un gain sans limite n’implique en rien le capitalisme, bien moins encore son “ esprit ”. (…).
(Ce) qui fait le caractère spécifique du capitalisme –du moins de mon point de vue- (c’est) l’organisation rationnelle du travail(…)".

Si le capitalisme ne crée pas la soif d’acquérir, puisqu’elle lui préexiste historiquement, d'aucuns peuvent immédiatement objecter qu'il la " rationalise". C'est-à-dire l’accentue par quelques biais : en lui donnant plus techniquement d’ "organisation" , par exemple dans le travail, comme l’énonce Weber lorsqu'il tente de définir le " caractère spécifique du capitalisme ", ou en offrant plus de motivation dans le désir d'acquérir puisque le capitalisme, en prouvant que son action, est efficace en accroît la " soif ".
De deux choses l'une à ce stade : soit l'on persiste à penser que puisque le capitalisme accentue celle-ci, en le détruisant il sera possible de sinon éteindre du moins de freiner cette dernière. Or rien n'est moins sûr comme il a été démontré expérimentalement en Russie et ailleurs.
Soit l'on considère qu’il vaudrait mieux réfléchir à ce qu’il en est, réellement, de sa rationalisation de l’activité humaine et ce afin de pouvoir disperser et dissoudre positivement ses effets négatifs.
Certes, le capitalisme, en tant que processus de rationalisation, comme l’énonce Weber, s’étend aujourd’hui jusqu’à l’univers, l’infiniment petit et même les constituants biologiques et psychosociologiques du soi. Seulement le problème n'est pas dans l'extension même, mais plutôt dans le fait que le capitalisme est d'abord une technique de rationalisation de l’organisation, non une philosophie politique (même s'il semble bien que seul le régime démocratique le favorise).
Il n'a donc pas pour dynamique interne de se freiner, de lui-même. Ni d’arrêter les confrontations qui en résultent lorsque les diverses “ soifs ” en présence mesurent leur volonté de conservation et oscillent entre le positif et le négatif.
Ceci implique alors, et très strictement, la nécessité d’un cadre politico-juridique extérieur à sa dynamique. Afin, justement, qu'un point de vue d’ensemble visant, selon notre classification, plutôt à la conservation et à l’affinement du développement effectif de chaque soi, permette de “ limiter ” et donc de disperser, voire de dissoudre, ses conséquences altérantes, puisque ce point de vue est celui du développement effectif du soi.
Mais ici il ne suffit pas de s’en tenir à cette conclusion politique.
Car si notre classification a la prétention de déterminer, scientifiquement, c’est-à-dire objectivement et universellement, l’estimation du développement dans son ensemble, elle se doit alors d'englober également cette “ soif ” même d’acquérir du point de vue constitutif. Dans une première approximation, il semble qu’on puisse l’inscrire comme élément permanent du développement du soi qui relève selon nous plutôt de la fonction de conservation du soi que celle de son affinement.
Nous supposerons en effet qu’autant la “ soif d’acquérir ” s’inscrit, au sens large, comme étant une donnée poussant au maximum le déploiement de la conservation du soi, autant cependant son optimum, qui se déploie pleinement dans la fonction d’affinement, ne s’en suffit pas. Car nous avons vu que dans l’idée constitutive même de l’affinement s’inscrit l’idée de développement du soi sans autre enjeu que son propre perfectionnement.
Observons néanmoins que la conservation, en tant que fonction, s’étend également, par principe constitutif, à celle de l’affinement. En effet
l' affinement se doit de persévérer fonctionnellement dans son être et donc de se conserver. Il en est de même pour chaque fonction. L'affinement connaîtra donc aussi une " soif ". Et celle-ci aura aussi comme dynamique le fait de chercher à "acquérir" ou plutôt à "auto-acquérir"une perfection, permanente, de soi.
Le problème sera cependant toujours le même lorsqu’il s’agira de l'estimer. Car il faut toujours évaluer si cette "perfection" va bien dans le sens nécessaire du positif. Ou si elle se dirige dans sa direction altérée antinomiquement: par exemple en se transformant en solipsisme (en monopole…), en sophistique niant non seulement logiquement, mais physiquement la présence d’autrui.
Ainsi lorsque l'on applique notre classification cette “ soif d’acquérir ” est donc liée en permanence au développement du soi et peut se spécifier comme variable extrême de la fonction de conservation. Mais elle ne peut cependant y réduire le soi car celui-ci n’est pas obligé de seulement “ acquérir ” en vue de se conserver. Il peut aussi décider d'en affiner l'aspect positif vers un optimum donné. Non pas seulement par choix éthique mais aussi fonctionnel. Car le propre du développement, surtout s'agissant des activités humaines, doit comprendre nécessairement certains aspects désintéressés au sens large : c'est-à-dire extérieur : qu'il s'agisse du politique, de l'indépendance de la réflexion, du souci d'innover.


Nous avons donc supposé ici que le soi pour se développer ne peut pas ne pas estimer et donc analyser au minimum le résultat de son action. Le problème pour le soi considéré sera alors d'atteindre l’objectivité. Il s'appuie en général sur les cadres de références adéquats ainsi que les groupes qui les actualisent. C’est justement leur tâche constitutionnelle, dans tous les sens du terme .
Néanmoins il lui faudra être vigilant sur le fait que tel cadre et tel groupe ne l'influencent pas de telle sorte qu'il déforme son estimation d'ensemble et donc son développement.
De ce fait, pour que le soi s'assure d'opter pour le bon choix en matière de cadres et de groupes de référence, et qu'il agisse plutôt vers l'optimum, car ce n'est qu'ainsi que l'on peut atteindre la plénitude du développement, le soi considéré devra veiller à vérifier par une méthode objective et universelle de classification si son action et son résultat le renforcent réellement. C'est-à-dire l'aide positivement à conserver et affiner les conditions de son déploiement impliquant autrui, et de disperser, dissoudre, ce qui, en permanence, va à l'encontre de sa réalisation pleine et entière.

LSO