'Ni néo-réaction, ni post-modernisme"
(Critique d'un article de Guy Scarpetta dans le numéro d’Art Press de l’été 99 contre la "nouvelle réaction").


Nous pourrions illustrer tout d'abord le débat entre la dite "néo-réaction" et le pseudo postmodernisme déconstructionniste de Scarpetta par cette anecdote que nous a raconté le plasticien Jean Marie Dallet rappelant l’étonnement extasié d’un Fernand Léger qui, en se promenant en compagnie de Duchamp à un salon aéronautique, resta un long moment émerveillé devant la parfaite courbure d’une... hélice.
Emparons-nous de cette hélice, faisons là tournoyer et observons qu’elle pourrait nous aider à classer les actuels courants idéologico-esthétiques en trois principaux profils :

D’un côté les partisans du temps "originaire" verront l’hélice comme l’un de ces instruments maudits qui arrache définitivement l’homme à ses racines pour lui donner une vision rassemblée que le démon de la "Technique" s'il n'est pas maîtrisé transformera en "arraisonnement" qui se sait "inhumain".
On y reconnaît là Heidegger. Mais aussi une certaine nostalgie des temps anciens supposés toujours supérieurs aux temps nouveaux.

De l’autre côté les dépositaires testamentaires du surréalisme tendance post-léniniste tenteront d’édifier des hélices qui ne fonctionnent surtout pas pour empêcher toute tentative de maîtrise source de puissance honnie et de “récupération" par l’industrie cet instrument schizo du "kapital".
On y observe là les pattes siamoises des Blanchot Lyotard Deleuze Foucault Derrida.

Les troisièmes, que l’on pourrait nommer les néo-modernistes d'une Nouvelle Renaissance, dont votre humble serviteur, veulent s’émanciper des uns et des autres en considérant que l’art et l’industrie sont fonctionnellement distincts et peuvent se rencontrer voire cohabiter, quoique conflictuellement, dans ce no man’s land qu’est le moment du prototype ou de l’oeuvre originale.
Ce qui implique que dans ce dernier profil, l’hélice, en tant que telle, et l’hélice en tant qu’élément industriel, sont certes deux choses bien distinctes.
Mais l'art et l'industrie ont tous deux besoin que l’hélice atteigne sa vérité absolue. Et donc qu’elle puisse fonctionner en tant que telle, réel inédit ayant sa spécificité en effet bouleversante créatrice en effet de meilleur et de pire.

La critique, politique, philosophique, plastique, y filtre cependant le bon grain de l'ivraie.
Car il s’agit, toujours, de questionner son emploi et la signification inédite de sa présence au monde. Mais ceci n’implique certainement pas la mort et de l’art et de l’industrie et... de l’hélice...
Seulement, et à cet instant même, vous le savez bien, le raisonnement, la résonance, de ces dernières idées ont bien entendu fait bondir les deux autres courants.
Ils déploient en effet tous deux une haine véloce dès qu’ils entendent le mot "industrie".
Il suffit d’ailleurs de voir la haine que déclenchent la télévision, et aujourd’hui Internet, dans certains milieux.

Le mot "art", lui aussi, n'est pas exempt de cette haine.
Ce dernier serait par exemple "mort" pour les post-modernistes. Alors que, semble-t-il, ce qui s'y trouve mortel se rattache plutôt à ce qui reflète, imite, par trop, une époque et non pas ce qui éclaire d'une nouvelle manière l’outre-tombe et le devenir...

Par contre, pour les néo-réactionnaires, l'art doit rester immuable puisque tout a déjà été dit et ne peut plus être qu'imité.
De plus la raison, source supposée de tous les maux lorsqu’elle se prétend libre, par exemple dans la science et l'industrie, doit être sinon abandonnée du moins subordonnée à la foi immobile qui tient ferme la communauté de destin : qu’il s’agisse de la langue, de la racine, et de la forme atteinte par l’histoire.
Seulement une telle conservation dégénère en conservatisme, voire en nationalisme. Tout un "isme" bien loin d’être l’isthme générateur de spécificité irréductible. Il apparaît plutôt comme refuge hautain derrière de supposées "falaises de marbre" réfrigérant un discours nostalgique du temps où le mot pouvait être le monde rien qu’en apparaissant.

D
e leur côté les post-modernistes aux diverses strates qui tiennent le haut du pavé depuis l’effondrement du surréalisme et du réalisme socialiste, est, par définition, hostile à la puissance de maîtrise. Y compris celle du discours artistique.
Ce qui implique que tout effort de liaison entre le mot et la chose est assimilée à un "pouvoir du Maître". Il lui faut dans ce cas écarter tout art, toute industrie, et, bien entendu, toute tentative subsumant le conflit, permanent, entre art et industrie.Cette tentative, que nous caractériserons ici de néo-moderne, se présente cependant comme une hérésie pour la néo-réaction et le postmodernisme. Car elle prétend secouer leur joug.Et elle nous permet justement maintenant d’en arriver à l’analyse de Guy Scarpetta dans le numéro d’Art Press de l’été 99 (le dernier été...) et spécialement sur sa façon de combattre ce qu’il désigne comme "néo-réaction".

Notons d’emblée que son article est en fait déjà symptomatique d’une part de cette prépondérance dans le débat actuel des courants anti et post modernes, pour aller à l’essentiel.
D’autre part cette prose éclaire par quelques biais l’impasse dans laquelle ils amènent et en même temps expose sinon leur connivence du moins leur agrégation objective.
En effet Scarpetta n’oppose aux nostalgiques anti-moderne, qu’il appelle les "néo-réactionnaires", que ces maigres munitions nommées Bataille et Sade. Avec cependant un appel du pied à Alain Finkelkrault, mais qui apparaît là plutôt comme porteur d’eau ou un monsieur Loyal du progressisme tempéré.

Bataille et Sade donc comme grosses Bertha, c’est peu. Car n’ont-ils pas comme projet, au fond, d’exploser dès qu’on les manipule, et, dans leur propre camp ?...
Il serait alors surprenant qu’ils puissent envoyer un quelconque projectile contre l’anti-modernisme des "néo-réactionnaires"...
En effet, un tel "envoi" serait automatiquement un déploiement, une érection, synonyme de puissance, or, c’est cela même qui est, par eux, interdit ou, du moins, sommé d’être expié.
Car Bataille et Sade ont en réalité comme souci majeur de tuer, d’assécher, de dépenser ce trouble violent et encore inexpliqué qu’est le souffle de vie dont l’ordonnancement par la raison pousse en effet à transformer le monde, ce qui, pour nos deux tristes sires, est mal et doit donc être vidé de sa substance. Au sens littéral y compris.

Il s’agira en effet de se faufiler au cœur même du désir d’être afin de le souiller. À la source, si c’est possible.
D’un côté donc Sade s’évertue à ausculter et interpréter de façon plus générale l’herméneutique envieuse des pots de chambre aristocrates incapables de briller à la cour de Versailles et tout juste à même de séduire des servantes des vierges et non pas bien entendu des femmes altières puisqu’il s’agit de détruire précisément ceux qui sont déjà exsangues.

De l'autre côté Bataille s’acharne à ne rien comprendre. Surtout Mauss.
Car lorsque les Maoris, les Amérindiens, se défient dans les potlatch ce n’est pas, bien entendu, pour se débarrasser de la puissance, pour détruire un quelconque “surplus” dont l’accumulation amènerait vers la domination comme le prétend Bataille dans un anthropocentrisme grossier. Mais plutôt pour s’affirmer comme meilleurs guerriers, chasseurs, danseurs, artistes, et, ainsi, dans le défi, devenir digne du masque : celui des esprits, des ancêtres, que l’on incarne dans une face qu’il s’agit de tenir en extérieur comme honneur...

En fait, muni de ces deux petits canifs conceptuels que sont Sade et Bataille Scarpetta semble si bien être sur la défensive face à ces "néo-réactionnaires" dont il parle dans son article que l’on a même l’impression de l’entendre plier, crisser, et y prendre plaisir, empli de leur verve anti-moderne.
Mais, heureusement pour Scarpetta, le cordon (ombilical) de sécurité qu’est le politique estampillé à "gauche" lui permet de percevoir que ces néo-réactionnaires n’ont en effet pas d’autre issue que de se réfugier sous les jupes d’un pouvoir fort. Voire pseudo théologique pour certains lorgnant de plus en plus vers l’islamisme par anti-démocratisme et anti féminisme.

Seulement les post-modernistes, dont Scarpetta semble bien être dans son article la plume, sont plastiquement très proches de cette fascination envers le retour non plus mystique mais politique d'une force qui serait débarrassée de ses cadres judéo-chrétiens et rationnels, (Bataille et Sade aident en ce sens et c’est bien là, cette fascination envers la plastique de la force brute qu’est le reproche majeur de Walter Benjamin envers Bataille).
Dans ces conditions les post-modernistes se trouvent dans l’impossibilité de s’opposer efficacement à cette dite “néo-réaction “ ou d’envisager de construire quelque chose à la fois adéquat et critique aux temps actuels.
Pour eux il s’agit d’être seulement (dans) l’ombre de la force. Puisqu'il n'est pas question de la maîtriser. Ils ne peuvent qu'en décliner les spasmes, (dés)astres fascinés, faisceaux tissés d’éclats ruisselant sur leur échine transie.

Dans ces conditions les post-modernistes se réduisent eux-mêmes à n’être que la prise femelle de cette nostalgie mâle ancienne manière lorgnant vers l’intégrisme afin de sauver coûte que coûte le temps ancien des apparences et voyant avec effroi qu’il ne suffit plus de montrer sa force ses lettres et son érection (sociale) pour faire plier les genoux des femmes et des jouvenceaux...

Ainsi nous dirons qu’en réalité les post-modernistes sont les marchepieds des néo-réactionnaires. Ce qui est sans doute très jouissif comme l’a montré Pasolini dans Salo. Surtout s’ils tergiversent façon Deleuze ou Foucault pour justifier ainsi leur désir de jouissance sur les bottes de quelques puissants au fond des sociétés secrètes dont Kubrick dépeint quelques aspects dans son film testament.
Mais il s’avère que cette agrégation, cet enlacement, repoussé politiquement, et désiré "libidinalement" parce que repoussé (double bind du si p alors non p, si oui alors non de Lyotard), devrait inciter plutôt tous ceux qui se retrouvent plus ou moins dans un néo-modernisme soucieux de Nouvelle Renaissance de s'en de s’écarter.

Il est en effet encore temps de s'éloigner de ces deux frères ennemis que sont le conservatisme anti-moderne et le postmodernisme. Afin d’enfin retrouver et poursuivre vigoureusement, -car le temps, européen, qui est le temps universel, celui du Droit et de l’Emancipation, est de plus en plus compté-, la voie ouverte par Léonard de Vinci :
Est artiste celui ou celle qui use de nouveaux matériaux, de nouvelles formes, tout en arc-boutant cette technicité au projet humain qu’apporta la Renaissance :
Celui de l’humanité libre et épris de justice.

Cette nouvelle voie se mettrait alors en position de supporter également une critique sans concession des travers de la civilisation, aujourd’hui techno-urbaine et arrivée mondialement à stance.
Car il s’agit d’asseoir l’idéal du Droit et de l’Emancipation sur l’affinement de soi plutôt que sur sa seule conservation ou sa seule destruction négatives. Celles-ci ne peuvent en effet qu’amener (vers) le péril et non le conjurer. Par peur précisément du mouvement dont la gravité, toujours en expansion, se condense en style et en époque, en inédit qui en effet bouleverse les situations acquises y compris dans la pensée du monde.

Ainsi si toute manipulation de matériaux nouveaux et d'idées inédites s’inscrit dans une tradition et un être ensemble, les œuvres et les artistes qui en surgissent donnent toujours le sentiment d’émerger précisément en vue de donner une direction adéquate au mouvement nouveau. Son Esprit.
Et ce dernier, tel le magma, est en perpétuelle intégration de données dont une forme inédite vient peu à peu distordre l’ordre du visible (Marx) et y répandre des airs nouveaux dont l’émergence disait Baudelaire peut concourir à la mélodie de l’ensemble, cet écho à venir.

Aussi serait-il peut-être temps d’en écouter les notes afin qu’un réalisme détaché du positivisme scientiste et couplé à un néo-rationalisme qui n’oppose pas science et poésie mais les articule distinctement comme le faisait Goethe puisse devenir l’alternative néo-moderne.
Celle-ci serait alors susceptible de penser à nouveau le lien sinueux entre l’art la technique et le politique et ce de telle sorte que soit considéré la spécificité nécessaire de leurs fonctions et la nécessité de subsumer leur épaisseur conflictuelle.

C'est cela la Nouvelle Renaissance à laquelle nous espérons contribuer.
Son cadre théorico-esthétique fort permet d'affronter, sans concession (dans tous les sens du terme), le monde techno urbain arrivé aujourd’hui à stance.
Il est fort car il peut en en effet en éclairer, librement, les linéaments tissés à la fois de félicité et de souffrance, sillons, tortueux et joyeux, de tournesols pétris d’une lumière stridente striée par les travaux et les jours.
Sans avoir besoin pour autant de refuser le monde ou de se détruire en son sein. Pas même une oreille.
Car il s’agit de croître malgré le péril de s’y déployer sans retenue. Ce qui de toute façon n'est pas supportable, puisque précisément l’enjeu de toute conscientisation est d’en analyser les conséquences. Surtout lorsque la liberté d’autrui, et donc son potentiel d’émancipation peut être justement mis en péril.
Du moins si l’on veut voler.

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