'La cyberculture n'existe pas"

Qu’est-ce que la "cyber culture" ? Certainement pas en tous cas la fusion cosmique se reflétant
dans l'humain + le Net comme le croit Pierre Lévy
(1) en tentant de propager que tout est, et sera,
dans tout, univers, vie,(pp 101-112), mais aussi marché, médiathèque, pouvoir, laboratoire, sénat, tribunal, école,(p 175).

La "cyber culture" semble être seulement prosaïquement pour l'instant et dans les faits hic et nunc une technique multiforme de communication qui peine à se démocratiser alors qu'il serait possible d'oser le faire en l'expérimentant dans des endroits supposés les moins ouverts à ses prouesses
- comme Emmanuel Marcovitch du Métafort d'Aubervilliers l'a montré dans "l'Amérique numérique"
(p 137).

En fait les partisans béats de la Toile oublient cruellement deux choses tant ils sont soit imbus de chimères soit de chiffres, et les deux si peu de lettres qu'ils en négligent même le b.a. ba de l'économie politique.
En effet il n'existe pas aujourd'hui une formation et une animation réelle du public, - de l'habitat à l'école, capables également de compenser les inégalités en terme de matériel et d'emploi des logiciels.
Malgré quelques efforts, on est encore loin du compte.
Ce qui explique, en partie, pourquoi les valeurs des dites nouvelles technologies toussotent
de plus en plus gravement : on ne monte pas un site comme l'on vend des cachous ou des petits pois.

Mais loin de cette raison pratique, qu'il aborde à peine sauf à répéter ce que l'on sait déjà,
Pierre Lévy préfère voir les choses du haut d'un virtuel irréfutable : l'utopie métacybernétique.
Il peut ainsi se maintenir largement et quasi uniquement dans les métaphores qui n'ont rien à voir avec le sujet : "La culture humaine est l'organe sexuel de la biosphère, l'ADN de la vie, qui lui permettra peut-être de se dupliquer plus loin, ailleurs, et de poursuivre l'évolution" (p 56).

Ou encore : "Suis-je un atome indépendant ou un fragment du miroir cosmique que composent toutes les existences ?" (p 195) et enfin "Avec l'émergence de l'homme c'est l'univers qui s'enflamme et s'éclaire lui-même" (p 208).

L’on nommait, autrefois, ce genre de prose une salade idéologique.
Jean Dubois, du journal "Les Echos", qui n'est pas, exactement, un journal de bandes dessinées,
s'en est ému (16/03/2000). Il trouve en effet que Pierre Lévy "frôle le délire mystique en annonçant que les individus pourront enfin se libérer de leur identité limitatrice en se fondant dans
le "Grand Tout" que sera une conscience planétaire unifiée, en n'étant plus qu'une composante de la"noosphère". Sans oublier la disparition de l'identité dans le collectif et l'univers -les deux étant quasi synonymes- qui donne l'amour (p 217) car "Le monde n'a pas besoin de critique, le monde
a besoin d'amour" (p 182).

Ou encore : "Ne pensez-vous pas que si tous les êtres humains commençaient à être gentils, sensibles et attentionnés, tout irait beaucoup mieux ? Nous sommes tous du même parti, le parti des vivants.
Nous n'avons pas d'ennemis : nous sommes une pluie de diamants où joue la lumière des mondes.
Cessons de courir après les reflets qui tremblent sur nos précieuses secondes d'existence.
Regardons plutôt cette pluie de vie. Comme c'est extraordinaire d'être là !" (p 187).

Toute cette prose "allumée" illustre parfaitement ce que P. Lévy veut justifier pour expliquer sa "world philosophie". Car, en fait, il ne s'agit pas vraiment, ou si peu, d'expliquer, par ces deux termes, "world"et"philosophie", le(s) sens de l'accélération des échanges multiformes et l'universalisation nécessaire de certaines règles qui suscitent l'émergence d'une conscience commune, et donc les institutions qui y correspondraient. Il en parle ici et là, certes, mais plutôt comme illustrations, aboutissements, presque obligés, du vivant, et de l'univers.
En fait, ces deux termes, "world" et "philosophie", lui servent surtout d'outils théoriques pour affirmer, dans une espèce de néo-illuminisme, que la philosophie dont il parle est celle non pas de
P. Lévy sur le monde, mais du monde, lui-même, qui vient s'auto révéler dans le Réseau.
Pour le démontrer il lui faut résumer -en un tour de main, le monde et son devenir par
des raisonnements mêlant à la manière d'Edgar Morin (mais en plus"délire"…) biologie, génétique,
économie, politique …

Par exemple en commençant par les organismes multicellulaires qui vont de plus en plus "coopérer".
Vient ensuite la fameuse sédentarisation du néolithique, la naissance, ô combien, de l’agriculture,
et de la Cité, bien sûr, et, surtout, (chers conférenciers) de l’écriture.
C’est d'ailleurs tout ce processus (connu depuis des lustres) que Lévy tente de draper par son concept d'"intelligence collective" : "Je voudrais souligner que l'intelligence collective est un processus non seulement à l'œuvre dans la "nature"mais également dans la"culture", la culture n'étant que
la complexification et l'accélération d'un seul et unique geste de création continue."
(p 106).

Sauf que Lévy voit en fait deux ennemis principaux à cette fusion dans le "grand tout" (p 192) :
Les frontières et l'identité.
S'agissant des premières il écrit : "Les frontières sont les ruines, encore debout, d'un monde révolu" (p 35). Puis il s'en prend à l'histoire collective, à la nation, "cette impasse" (p 39). Même s'il en reconnaît les acquis en matière de"liberté"(ibid.). Tout en en martelant que c'est une idée
"stupide"(p 40).

Ceci fait -et toujours en un tour de main- Lévy oppose ensuite "culture identitaire" et "lignées".
La première est également une "impasse" (p 146) car elle renforce uniquement l'aspect répétitif
des rôles qui forgent les identités individuelles, alors qu'ils changent, et peuvent exploser au contact d'une culture plus forte, comme nombre de peuples colonisés l'ont connu (p 145).
Tandis que "l'objet de la lignée" est "potentiellement universel" (p 147) comme "le taï chi ou
le taoïsme" (ibid) voire le "christianisme" (p 148).

La "lignée" est "transculturelle" (ibid.). C'est en ce sens là qu'elle intéresse P. Lévy puisque
la "culture identitaire" est un frein. Au mieux une "nostalgie" (p 144).
Comment se fait-il néanmoins que certaines identités individuelles deviennent si fortes qu'elles sortent du lot ? Ou que des identités collectives aient été porteuses d'Histoire ayant tant pesée
sur le Monde ?

Si nous sommes tous l'émanation de la vie arrivée à son échelon absolu, chacun d'entre-nous,
chaque peuple, devrait pouvoir, de fait, et presque mécaniquement, atteindre l'optimum du développement. Mais P. Lévy ne répond guère sur le pourquoi ni le comment de la diversification historique. Il relativise même l'origine culturelle de ce qui fut pendant de nombreux siècles et
l'est encore, la spécificité de l'histoire européenne en matière d'économie, de science et de démocratie.

Car pour lui ceci "ne relève pas vraiment d'une "culture", d'une identité particulière, mais plutôt d'un violent processus d'attraction des cœurs et des cerveaux (…)" (p 111) qui est "né par hasard (…)", et à l'issue d'une "grande concentration d'hommes, de richesses". Ce qui n'explique rien. Puisque d'autres endroits dans le monde ont connu ce genre de configuration physique.

Il ne s'agit pas pour Pierre Lévy de réfléchir sur le fait que la culture européenne soit devenue mondiale à partir des Lumières et surtout avec la Déclaration des Droits de l'Homme, la Science,
et le Capitalisme.
Il s'agit plutôt pour lui d'en évincer les causes qui rappelleraient par trop cette "culture identitaire" - qu'il exècre - alors que l'on ne peut tout de même guère la réduire à ses aspects dominateurs. Ou rétifs, absolument, aux évolutions nécessaires. Ce qui serait une explication bien mince. Et évincerait du débat l'esprit critique qui a tant fait avancer les choses.
Mais Lévy n'en a cure. Ne dit-il pas : "Le monde n'a pas besoin de critique, le monde a besoin d'amour" (p 182)?

Et lorsque notre néo-guru veut se reposer de son lyrisme, et de son observation extasiée sur
les interpénétrations entre "l'Occident " et "l'Orient" (p153), qui date au moins depuis Marco Polo, l'économisme se déploie comme l'autre côté de la médaille néo-mystique.
Nous savions qu'il existera de plus en plus un parallèle entre "pensée et business" (p 100).
Il nous apprend également que bientôt on verra se généraliser "la notion de vente d'états de conscience préfabriqués" (p 126). Sauf que ceci a déjà un nom : le prêt à penser…
et qu'il en est devenu un des vendeurs. En vrac.

(1) World philosophie, 2000, éditions Odile Jacob.

LSO