Pt Ernst Jünger


Projet d'étude

La conception jüngerienne de l’homme face au nihilisme machinal ayant pour visée la Technique et le travail.

I

Dans un premier temps, il s’agira de distinguer en quoi l’analyse que fait Jünger du nihilisme diffère de celles de Heidegger et de Nietzsche.

Lorsqu’on lit par exemple le Travailleur et Passage de la ligne de Jünger, il est possible d’observer que celui-ci n’institue pas l’origine du nihilisme dans l’existence même de la Technique en tant que résultat de l’oubli de l’Etre et conséquence de la métaphysique occidentale, comme le fait par contre Heidegger dans Contribution à la question de l’être, même si Jünger admet avoir à l’époque de la rédaction de Passage de la ligne joué « la partie dans l’optimisme ».

Dans ses écrits, ses journaux, les journaux II (1941-1943) et IV (1945-1948) par exemple, Jünger observe l’action du nihilisme dans la transformation de la Technique comme Machine sans finalité. C’est d’ailleurs là, semble-t-il, sa circonscription empirique du nihilisme :

« L’homme a le sentiment d’être fourré à l’intérieur d’une grande machine où, pour lui, une participation passive est seule possible. »

Cette perversion de la Technique transparaît également dans la conduite même de la guerre. La seconde guerre mondiale par exemple, dans laquelle Jünger voit l’action d’un « équarrissement » qui révèle une intention méditée, méthodique, jusque dans l’absurde :

« À côté d’un four destiné à l’incinération des cadavres, ils avaient lu cet écriteau : « Lavez vos mains ! dans cette pièce, la propreté est obligatoire ».

Son analyse de la Figure du Travailleur s’oppose à ce genre de dépossession et se saisit plutôt comme surgissement, émergence supérieure à la somme des facteurs qui la suscitent. Elle est porteuse d’une forme nouvelle dépassant celle du Bourgeois en posant comme principe premier le travail comme source de création et de défi (voir en II).
Cette apparition même sous forme d’époque diffère en ce sens de la conception heideggérienne de « l’Atour ».
Il ne s’agit pas pour Jünger de se demander si une Origine et le Retour vers celle-ci permettraient de conjurer le péril de l’Oubli de l’Etre mais de penser de telle sorte l’avènement de la Technique qu’il serait de possible d’y « combattre en notre propre cœur ce qui voudrait s’y durcir, y devenir de métal et de pierre ».

L’acception jüngerienne se différencie également de celle de Nietzsche, même s’il amorce sa réflexion à partir d’elle.
Nietzsche distinguait, semble-t-il, deux sortes de nihilisme, le faible et le fort. Le faible participe à la dévalorisation des plus hautes valeurs en faisant sien le mot d’ordre « si Dieu est mort tout est permis ». Le fort tente de prendre en compte cette dévalorisation et l’accentue pour atteindre la cime la plus haute, celle de la volonté de la volonté afin d’asseoir la puissance sur les valeurs les plus solides. Nietzsche oscille entre ces deux acceptions et s’est arrêté en chemin lorsqu’il décide de penser la volonté de puissance en tant que force d’être (dieu).

Heidegger s’appuie sur cette dernière perspective, celle du nihilisme fort, mais semble considérer que la Technique, dans son mode de (dé)voilement adopté par l’Etre, n’est, pour l’instant, pas autrement mesurable que dans la mystique du Quadriparti et l’attente du dieu à venir.

Jünger appuie sa propre analyse sur deux aspects fondamentaux.
Il se sent plus proche du mot de Léon Bloy « Dieu se retire » que de la maxime de Nietzsche « Dieu est mort » qu’il trouve « hautaine ».
D’autre part, il tente de conjurer l’aspect machinal de la Technique -plutôt que de nier seulement celle-ci, ou la redoubler comme le fait Miller avec Eros - en faisant le pari que l’individu est toujours en mesure de se battre pour changer le monde dans le souffle de chaque instant.
Du moins s’il est capable de s’élever au-dessus de la posture étroite du positivisme scientiste et de pénétrer l’absolu, là où se meut le « Grand Plan ».

C’est-à-dire ce qui se hisse à hauteur, cosmique, de destin « semblable aux dieux » (Idem.,). Ce qui permet de porter l’enjeu du monde et la perfection de sa réalisation à ce niveau de grandeur. Tout en sachant que l’action s’y meut pleinement si et seulement si elle agit comme force spirituelle, celle la « Ville éternelle » (Idem, pp. 79-80) :

« Derrière la foule des plans et des utopies, un autre plan doit être caché, immuable, que nous tentons de reproduire dans l’imperfection. L’échec est compris dans le plan. Il faut donc que s’y mêle toujours un autre principe, soustrait à notre vue, substance prophétique, transcendante. Les plans s’agitent dans les parvis. Ce sont des copies périssables de la Ville éternelle, édifiées par l’architecture humaine.

Ils sont bien peu de chose ; mais leur signification est grande. Dans la ville gothique, les maisons sont minuscules ; comme des nids d’hirondelles collés aux flancs de la cathédrale. Dans les métropoles, les églises disparaissent à l’ombre des immeubles des banques. (...). Tout cela mène à l’avenir du Travailleur. Ses plans, comme tous les autres, ne peuvent qu’être liés à l’époque ; pour lui aussi, l’échec est compris dans le plan. Certes les catastrophes ne peuvent entraver sa marche. Bien plutôt le favorisent-elles et lui donnent de l’avance, pour la simple raison qu’elles rompent les chaînes de l’économie, tandis que la Figure progresse, invulnérable, à travers le monde du feu, douée d’un pouvoir spirituel qui s’accroît sans cesse. (...) »

La Figure du Travailleur exprimerait ainsi la forme entrecroisée du destin -le plan immuable - et de la forme donnée que prend l’Histoire -l’époque - qu’exprime aujourd’hui la Technique.
Mais celle-ci par son aspect machinal et donc nihiliste réduit le Travailleur à ne revêtir qu’un aspect « subalterne » (Idem, p. 80).
Celui-ci cependant peut et doit l’éviter. Du moins s’il est en mesure de combattre ce qui ainsi le soumet :

« Entendons-nous bien : il ne s’agit pas de neutralité économique, il ne s’agit pas de détourner l’esprit de tous les combats économiques, mais au contraire de conférer à ces conflits le maximum d’âpreté. Or cela ne se produit pas si l’économie détermine les règles du combat mais si, au contraire, une loi supérieure du combat dispose de l’économie. C’est pour cette raison qu’il est si important pour le Travailleur de refuser toute explication qui tente d’interpréter son apparition comme un phénomène économique (...)».

En fait, il semble bien que Jünger développe une phénoménologie de la Technique en tant qu’Apparence ou Epoque de l’Esprit –au sens hégélien de Communauté de destin – que réalise la Figure du Travailleur si elle sait résister à la réduction de sa dynamique à une statique. C’est-à-dire à une répétition mécanique réduisant le souci de réalisation à un simple confort.
C’est ce que la seconde partie tentera de circonscrire.


II

Dans un second temps, il s’agira en effet d’étudier, dans le détail de l’œuvre de Jünger, ce qu’il entend par « Travailleur » et par « Technique ».
Il sera nécessaire par exemple d’approfondir l’acception de la Technique en tant que bouleversement du monde et de soi-même en son sein « par le seul fait de son existence, de son intervention ».
Cette interrogation, qui n’est pas sans rappeler celle de Macluhan lorsqu’il énonce que « le message c’est le médium », apparaît d’autant plus d’actualité qu’elle se situe de plus en plus au centre des préoccupations contemporaines face à la mondialisation de la Technique et de la Ville.

Cette partie aura donc pour objet de saisir et de commenter dans la nervure des textes la vivacité des acceptions de Jünger visant plus à dominer dynamiquement la Technique qu’à la servir statiquement.

Ainsi Jünger peut-il énoncer dans Le Travailleur (op.cit., pp. 77-78) :
« Il y a une ivresse de la connaissance dont l’origine dépasse la simple logique et il y a un orgueil des conquêtes de la technique et de l’entrée en possession illimitée de l’espace qui pressent obscurément la volonté de puissance la plus secrète, pour laquelle tout cela n’est qu’un armement en vue de combats et de révoltes encore imprévisibles, ce qui en accroît justement le prix et requiert une attention plus amoureuse encore que celle qu’un guerrier a jamais portée à ses armes.

Il est donc hors de question pour nous d’adopter l’attitude qui tente d’opposer au progrès les moyens inférieurs de l’ironie romantique et qui constitue la marque certaine d’une vie affaiblie jusqu’au cœur. Notre tâche est de jouer notre va-tout et non de contrer ce temps dont il faut comprendre pleinement l’enjeu dans son ampleur comme dans sa profondeur. (...). En ce sens, dépassant le détail où le progrès entendait le confiner, le Travailleur apparaît comme porteur de la substance héroïque fondamentale qui détermine une nouvelle vie. Là où nous sentons cette substance à l’œuvre, nous sommes donc proches du Travailleur, nous sommes des Travailleurs dans la mesure où elle fait partie de notre héritage.(...)».

Dans ces conditions l’acception jüngerienne de l’homme tente d’élever celui-ci par dessus les oppositions stériles récusant ou encensant la Technique en considérant que celle-ci doit rester à son service tout en sachant que les questions soulevées sur le sens de son existence mettent en jeu sa « substance héroïque » celle qui refuse de se dissoudre dans le monde et de l’accepter tel qu’il est et préfère plutôt le transformer conformément au songe qu’elle vénère en lui.

La troisième partie tachera de déterminer en quoi ce rapport au monde est transcendé par la vision que l’on croit posséder sur lui.


III

Il s’agira d’observer maintenant ce qu’il sera possible d’appeler la partie esthétique de la phénoménologie jüngerienne.
Quand est-il du corps immergé dans le monde, du monde immergé dans le corps, et de l’avenir de leur destin entremêlant le « songe » qui exprime la marque de la volonté humaine et le « Grand Plan » qui en trace le canevas général ? Un libre arbitre est-il possible si le destin est le seul acteur authentique ?
Jünger répond par l’affirmative :

« L’individu est en mesure de changer le monde, par l’action ou la passivité, et à chaque instant. Il peut trancher en faveur de son triomphe, ou de son déclin. Il peut pénétrer dans l’absolu. Il est souverain et, dès qu’il s’élève à la conscience de cette dignité, il dispose d’un pouvoir infini. Le monde devient sa matière et son songe. Il n’est toujours que son reflet.

C’est ce qu’enseigne le mythe, ce qu’apprennent l’histoire, et l’histoire du salut, et la philosophie. Pour un chrétien, par exemple, qui se sait commandant de sa place forte, de sa « forteresse », le Christ n’est pas seulement le modèle, mais une partie essentielle et active de sa personne, une puissance déléguée, capable de bouleverser le monde. Elle renverse des Empires. »

Ce qui compte c’est l’intégration de l’organisation spirituelle comme partie non seulement intégrante mais structurante de l’action humaine dans ses aspects les plus profonds et non pas uniquement comme modèle normatif à suivre.
Ainsi, si destin il y a, il ne s’agit pas de s’en satisfaire passivement mais de le devancer ou de peser sur lui afin de se sentir libre de (se) transformer (dans) le monde. Tout en sachant que cette action peut difficilement établir ce qui relève du songe et ce qui se meut comme élément permanent du monde.

Cette difficulté d’appréhension se trouve également bien exprimée dans cette phrase :

« Nous croyons parcourir les villes avec un livre, mais peut-être les villes n’en sont-elles que des confirmations. Nous voyageons à travers le texte. »

Ou encore :

« (...) Pour saisir ce qui sommeille ici de richesses, il faudrait être armé des yeux du sphinx du laurier-rose. Les ailes molles de cet animal font pressentir un monde de voluptés exquises, une gamme de couleurs, de parfums, de sons que nos sens ne captent plus. Les sphinx paons de nuit et les cordons-bleus vrombissent au-dessus des plates-bandes de ravenelles qui s’emperlent de nectar ; le songe règne sur le monde. »

Le rapport aux choses n’est donc pas seulement déduit d’une appréhension descriptive ou analytique du monde, mais relève d’une écoute globale qui dynamise l’ensemble des sens y compris au plus profond de l’esprit.

Cette phénoménologie soucieuse d’observer empiriquement les effets du monde peut être aussi perçue comme une éthique pratique au sens kantien, par exemple lorsqu’elle permet de se protéger du nihilisme exhalant des équarrissoirs passés et futurs :

« À ce voisinage, les choses perdent leur charme, leur parfum et leur goût. L’esprit s’épuise sur les tâches qu’il s’était fixées, et qui l’occupaient en le réconfortant. Mais c’est justement contre cela qu’il faut engager la lutte. Les couleurs des fleurs sur la cime mortelle ne doivent point pâlir pour l’œil, fût-ce à un pouce du précipice. Situation que j’ai décrite dans les Falaises de marbre. »

La présence de la mort programmée, rendue insignifiante par sa banalisation machinale, ne peut pas empêcher le plaisir d’être pleinement du monde et d’y observer techniquement les éléments et leurs interstices, c’est-à-dire sans nécessairement y voir, là, une obsession réductrice ou l’oubli volontaire de leur unicité fondamentale.


IV

En conclusion l’effort de compréhension visée ici consistera dans un premier temps à dégager -plus nettement que ne le ferait peut-être Jünger lui-même - ce qui le distingue de Heidegger et de Nietzsche lorsqu’il pense la Technique.

Ensuite le travail dégagé aura pour fonction de mettre en perspective la gestation d’une phénoménologie jüngerienne au sens non seulement ontologique et esthétique mais aussi pneumatologique. C’est-à-dire au sens où il ne s’agit pas de cerner seulement la psychologie rationnelle d’un effort d’être dans l’existant, à l’instar d’une pierre qui existe dit Kant, mais surtout d’y percevoir la contribution en volonté comme souffle d’un moment historique fondateur qui créera l’atmosphère de ce qui se nomme époque, d’où surgit une Figure, une dynamique marquant le moment du temps.

L’époque de la Technique comme Figure du Travailleur se meut donc comme volonté et aussi comme terre. C’est-à-dire dont la gravité entrecroise destinée et action volontaire, qu’il s’agit d’écouter en nous pour mieux être à même d’en densifier le suc, la « substance héroïque » et de combattre ainsi son aspect machinal ou le nihilisme.


Bibliographie et notes

Passage de la ligne, traduction H. Plard, Paris, Bourgois, 1997, p 53, note 1.
Nawaginskij, 21 décembre 1942, premier journal parisien, journal II, 1941-1943, traduction H. Plard, Paris, Bourgois, 1980, pp. 281-282.
Kirchhorst, 12 mai 1945, journal IV, 1945-1948, traduction H. Plard, Paris, Bourgois, 1980, p. 55.
Paris, 6 juin 1942, idem., p. 140.
Kirchhorst, 23 mai 1945, journal IV, 1945-1948, Paris, Bourgois, 1980, pp. 62-63.
Passage de la ligne, op.cit., p. 93, note 1.
Kirchhorst, 10 juin 1945, op.cit., p. 77.
Le Travailleur, traduction J. Hervier, Paris, Bourgois, 1991, pp. 58-59.
Kirchhorst, 11 juin 1945, op.cit., p. 84
Kirchhorst, 10 juin 1945, op.cit., p. 78.
Kirchhorst, 10 juin 1945, op.cit., p. 77.
Kirchorst, 18 juin 1945, op.cit., p. 92.
Vorochilovsk, 2 décembre 1942, op.cit., p. 250.

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