Pt Angèle Kramer-Marietti

Fiche de lecture

La question du fondement comme architectonique

Les Carnets philosophiques ( Paris, L’Harmattan, 2002, 213 pages) de Angèle Kremer Marietti posent à nouveaux frais la question du fondement : ce qu’il est possible, en vérité, de saisir et de penser.

Si l’on admet par exemple que depuis le début (proto) les représentations, multiformes, et issues de toutes les cultures, peuvent être saisies comme des perspectives du devoir être, celles-ci font alors aussi parties du chemin vers l’objectivité (VI,9, p. 60). En ce sens qu’elles participent du fondement, même si ce n’est pas leur motivation, puisqu’elles ajoutent, tissent, dévoilent, croisent du sens donc du réel, humain.
Ainsi chaque réalité, scientifique, mais aussi narrative, artistique, mystique -puisque la science n’exprime pas la totalité du sens- n’ajoute pas seulement du signe mais aussi un point de vue, au sens d’un angle mais aussi d’une perception, d’une réalité idéelle, à la vision d’ensemble : elle apporte alors de la force à la réalité humaine. Comment ?
La perception humaine se construit à partir de ce qu’elle lie écrit Marietti (VII, 33, p. 66), c’est-à-dire de ce qu’elle lit, et donc trie dans le temps humain puisque pour lier multiplier et dire ne suffisent pas. Il faut aussi rassembler. Et donc discriminer. Par l’idée de vérité (B, p. 203).
Celle-ci ne restreint pas le sens, mais le délimite en « régions » comme le disait Husserl. Et chaque point de vue ou angle le fait pour son compte. Les poètes sélectionnent ce qui est ou non de la poésie. Pourquoi la philosophie du fondement ne le ferait pas ? Pourquoi s’en empêcher ? Par peur que le temps, celui de l’homme, s’échappe ? Mais celui-ci est déjà loin, plus pragmatique. Il avance. Durant la destruction du sexe des anges. Il explose. Vite. Comme Ville. Comme Technique.
Mais celles-ci ne sont pas, nécessairement, les périls annoncés, d’autant qu’elles ne sont pas actives, seules. La Technique par exemple est certes puissance de l’entendement souligne Marietti (VII, 22, p. 65). Et assiste donc la puissance d’être. Elle en modifie même le réel, et profondément. Mais elle n’est cependant pas la volonté humaine, même si celle-ci s’en trouve transformée de fond en comble. Voilà pourquoi la Technique, et la Ville, deviennent ce que l’organisation donnée des humains trace comme perspectives, rôles, divisions de la vision.
Tous les points de vue, au sens d’angles et de principes, y contribuent, mais il faut toujours une perspective d’ensemble à même de réfléchir, en vérité, la lancée humaine. La philosophie du fondement doit y contribuer. Un peu plus encore peut-être que tous les autres angles et points de vue. Parce que c’est sa fonction même. Son rôle dans la division de l’esprit.
Voilà pourquoi les Carnets philosophiques de Marietti rassemblent les principes premiers des points de vue et angles nécessaires propres aux sciences et à la philosophie pour stabiliser un cadre suffisamment ouvert souple ample et sui generis, pont, lien, humain, entre l’univers et l’infini.

Elle s’en explique dès sa « Préface » et pose tout le long de ces Carnets qu’il ne s’agit pas d’opposer les méthodes, induction, déduction, concept, intuition, un, multiple, monisme, dualisme (p. 79), mais de s’en servir quand il le faut. Puisqu’il s’agit, aussi, de cerner autre chose qu’un « pur être de raison » (p. 12).
Mais comment être sûr de construire du fondement et non une autre conception du monde, une perspective, encore, se hissant parmi mille, peut-être nécessaire, mais, en tout cas, point du tout suffisante par la seule multiplicité de construire une certitudo, du moins si l’on veut s’élever, vraiment, dans la puissance d’être ? Tel est le dilemme. Du lemme : le mot est et n’est pas la chose disait Hegel.
Marietti s’attarde par exemple longtemps sur la tentative de Nietzsche. Nietzsche voulut la puissance, mais eut peur de la clarté produite, lorsque, par sa lumière –la vérité-, elle sécrète du réel en crée, devient Histoire jusqu’à l’excès. Et Nietzsche crut voir cette montée en puissance dans la saisie rationnelle du monde lorsque, avec Socrate puis Christ, le signe se divise en sens. Il y vit alors le nihilisme, celui d’une perception qui arrêterait certes une qualité, mais la classerait uniquement pour pouvoir s’en servir utilement, la liant seulement comme énergie, ou, au contraire, la domestiquant, ne voyant pas en elle, comme dans un prisme, le retour éternel du temps : lorsque les mêmes nécessités s’imposent pour que la volonté puisse se vouloir elle-même. Mais que se passerait-il si la volonté se voudrait de telle sorte qu’elle s’immobiliserait dans l’état de puissance atteint ? Pour Nietzsche ce serait la mort du mouvement sans fin (p. 195).
Est-ce si sûr ? S’il n’y avait que le Rien en jeu dans le passage du Signe au Sens, seul le silence de la domination sans partage du Mot sur la Chose étoufferait tout. Seule la mort en effet existerait. Ce n’est pas le cas. Pas uniformément en tout cas. Pourquoi, dans ce cas, choisir la mort plutôt que l’être ? En quoi celle-ci serait-elle plus juste ? Et, surtout, comment conserver et accroître la puissance de mort sans s’arrêter, exclure la vie, trancher dans le vif des mo(r)ts, devenir pire (tout en disant le contraire bien sûr…) ?
Il ne suffit pas de renoncer ou de (se) dire mo(r)t sans rien, sans sens, pour (dis)paraître puisque l’on paraît pourtant et que l’on brille plus encore. Comme astre du désastre.
Il ne suffit pas, non plus, de prétendre à l’émancipation de la matière pour créer la vie, ni croire qu’il suffirait de s’extasier de celle-là pour vivre (dans) le temps de l’homme.
Pour arriver à dépasser la peur de toute mort, pour ne pas se contenter de produire du signe sans en viser le sens capable de fonder solidement le désir d’être –tout en respectant la cohésion du Groupe- il faut construire la perspective d’ensemble qui permette de s’en garder, de regarder au plus loin du haut des volcans de l’esprit. L’idée de vérité permet une telle ascension. Elle est la méthode même, malgré et grâce à ses formes aux angles divers (pp. 13, 203).
L’idée de vérité est mesure c’est-à-dire au-dessus, en distance, fil à plomb permettant de trier, composer, pour construire le fondement comme art, tekhnê (p. 12) : architectonique. Ce qui implique que la vérité est aussi une comme fonction, valeur des valeurs qui sélectionne du réel –imaginaire, sensible, conceptuel, objectal, selon les domaines de définition puisque la vérité est aussi multiple, comme le réel, la vie : réalité humaine.
Et il en faut de la vérité une et multiple, sensible et conceptuelle, afin de pouvoir monter réellement en perception et donc en puissance, en accrétion, (Leibnitz). Tout en sachant qu’il ne suffit pas de (se) conserver pour croître. La guerre n’est pas la seule issue au besoin de Polemos. Nietzsche ne voulut pas voir que le Crucifié a aussi son mot à dire. Puisque pour accroître la perspective qui se somme réalité humaine il faut aussi affiner, rendre plus ouverte la volonté, et donc heurter l’égoïsme de puissance, l’arracher à la pesanteur des victoire faciles qui redoublent les perceptions connues et projettent seulement comme Réel le déjà vu.
Pour orienter Polemos plutôt vers la Paix, la cohésion du Groupe, que vers la Guerre, l’état de nature, il faut une volonté dans la puissance la sculptant vers l’affinement malgré l’appel rassurant du passé et de l’origine se déroulant dos tourné à l’avenir .
Mais pour que l’affinement ne finisse pas en sophistique, l’idéal de la maîtrise se cherche et s’affirme sans le fétiche et le vertige de sa fascination lorsqu’il se réalise (p. 207). Cet idéal devient l’aiguillon permanent aiguisant la puissance en direction du fondement visé comme architectonique. Fonder c’est déjà construire la fin, réel du réel, mais c’est aussi créer des orbes perturbatrices modifiant le monde dans sa volonté et dans sa représentation.
Dans ce cas, lorsque les troubles concentriques incurvent le fleuve, l’idée de limite reste la meilleure des vérités objectivées permettant de questionner le sens de la puissance atteinte, sa direction et non pas seulement son signe : sa vitesse.
Mais l’institution qui incarne le questionnement se doit d’être indépendante du politique au quotidien, du moins si la Cité veut continuer à contenir le pire –et donc à le penser- pour laisser advenir le meilleur dans la puissance du devenir.
Les Carnets philosophiques de Marietti contribuent à l’affinement d’une perspective fondamentale permettant de maîtriser l’assaut humain du monde tissant de plus en plus techniquement le temps de l’Esprit : ce Nous nommé être-ensemble.