'Libéralisme"

Conférence donnée le 13 décembre 1997 ( et corrigée partiellement en mars 2001 ).

Pourquoi le libéralisme fait-il si peur ?

Je me contenterai d’aller à l’essentiel et j’espère bien vous montrer que celui-ci ne l’est pas seulement pour moi mais peut fort bien l’être aussi pour vous, du moins si j’arrive à vous persuader qu’il correspond bien à la réalité telle qu’elle est aujourd’hui au moment où je parle.
J’ aimerai pour ce faire adopter dans le mode d’exposition la possibilité d’articuler critique et proposition car je crois qu’il est vain, ou du moins dommage, et même dommageable, de visualiser un symptôme, à savoir ici la peur du libéralisme, si l’on n’accompagne pas cette observation sinon d’un remède permettant de rassurer du moins d’un diagnostic capable d’y arriver, d’autant que cette peur n’est pas nécessairement d’ordre seulement fantasmatique...ce qui d’ailleurs permet tous les diagnostics, du meilleur au pire.

Tentons d’en avancer un.

1.
Je ferai tout d’abord un constat en m’appuyant sur le dossier de Jean-François Kahn qu’il intitule “ la secte néo-libérale “, entendez ici “ ultra-libérale “ bien entendu, figurine qui a remplacé dans l’imaginaire politique le bolchevik avec le couteau entre les dents mangeur d’enfants, quoique l’intégriste islamiste fasse quelque peu de la concurrence, seulement ce dernier de toute façon sera considéré lui aussi comme une victime de l’ultra libéralisme....

2.
J’aborderai ensuite ce que j’appelle la confusion de fond qu’opère une certaine critique populiste lorsqu'elle isole les effets pervers, les dysfonctionnements de nos sociétés en considérant qu’ils ne sont justement pas des effets pervers ou des dysfonctionnements mais la preuve, le produit, par excellence, de ce qui régit nos sociétés à savoir ce vaste mouvement historique complexe et de plus en plus mondialisé qu’est le capitalisme, et qui apparaît pour ce genre de critique comme la source même de tous les maux qui assaillent la condition humaine. Nous verrons par exemple comment cette critique extrême procède chez des auteurs aussi divers qu’ Alain Touraine et Viviane Forrester.

3.
J’essayerai, pour contrer cette confusion, d’opérer un très rapide éclaircissement doctrinal des deux concepts qui effraient tant nos compatriotes ( et qui d’ailleurs m’ont effrayé entre 15 ans et 25 ans ) à savoir le capitalisme et le libéralisme.

4.

Ceci nous permettra de dégager trois courants parmi les intellectuels anti-libéraux: le courant marxiste sérieux, le courant des intellectuels populistes, et le courant des nihilistes nietzschéo-léninistes.

5.
Enfin je concluerai sur des propositions politiques. J’ espère par exemple qu’il pourrait être organisé un jour des sortes d’ assises pour fonder ce que je nommerai une “ Alliance pour la rénovation de la démocratie française “ ( ARDF ) qui permettrait aux partis politiques et à tous les Français qui le souhaitent de débattre devant l’opinion et non pas seulement entre-eux, car aujourd’hui il ne s’agit plus de dire que l’on a changé de dirigeants et d’appellation contrôlée mais il s’agit aussi de le faire savoir et ce de la manière la plus convaincante pour l’opinion car le temps de la propagande, facile et pas chère, est périmé, bien qu’il ait néanmoins permis aux socialistes de gagner au printemps dernier en faisant peur avec le libéralisme dévoreur d’acquis sociaux. Seulement ce n’est pas une raison pour faire la même chose car il semble bien que le temps maintenant nous est de plus en plus compté.


1. Le constat.

Le dossier de Kahn sur la dite “ secte néo-libérale “ résume toutes les appréhensions, pas toutes fausses, et aussi pas mal d’incompréhension.
Dans son dossier Kahn fait une distinction entre libéralisme et néolibéralisme. Le premier serait pour la propriété diffuse, la diversité, la pluralité, la concurrence, l’égalité d’accès au marché et enfin aurait une finalité “ justicialiste “. Le néolibéralisme lui rêverait de l’inverse : propriété concentrée, monopole, régression sociale, le marché comme solution unique aux problèmes humains, ce qui suppose non seulement moins d’Etat, une baisse des coûts, un plus de flexibilité, la liberté absolue d’aller et venir, c’est-à-dire l’ouverture totale des frontières, et plus encore note Kahn la volonté de faire disparaître la France comme entité propre.
Sur ce dernier point je cite Kahn : “ Les néo-libéraux détestent la France. (...). Pour eux, tout ce qui, en tant que spécificité nationale, ne s’intègre pas au modèle anglo-saxon est à éradiquer. (...) “.

Que peut-on retenir de ce parti pris qui résume bien le prêt à penser dominant actuel ?
Deux choses :
Il y a d’abord la peur qu’un moins d’Etat, -qui d’ailleurs peut être un mieux d’Etat-, signifierait un moins de France.
Comme si l’on confondait la manière dont est organisée la Nation, c’est-à-dire l’Administration articulée aux diverses institutions qui ensemble forme Etat, avec la nation France elle-même qui elle regroupe en sus d’une organisation vérifiable, physique, une manière d’être indicible se déclinant pays par pays, et ayant une langue, une histoire, commune.
Ce sont deux choses distinctes quoique articulées. Je dirai que c’est cette distinction même qui permettra à la Nation France, -j’avais envie de dire comme naguère à la Maison France, au sens non pas aristocratique nécessairement mais convivial du terme, la France comme étant notre maison-, c’est cette distinction entre nation et état qui peut non seulement faire subsister mais faire croître la maison France dans cette autre maison, plus grande qu’est l’Europe, quitte en effet à fusionner son organisation, son Etat, avec ceux des autres nations.

Ce qui ne veut pas dire disparaître en tant qu’entité, et cela dépasse la stérile confrontation pro et anti-européens dans la mesure où l’on établit cette distinction qu’il s’agit bien entendu de préciser dans les détails d’application.

Je sais bien que certains libéraux, et plus précisément certains libertariens, sont pour la disparition de l’Etat, mais il ne semble pas qu’ils soient pour la disparition des nations. Ce qui de toute façon ne voudrait rien dire puisque la nation, autant que son administration d’ailleurs, est un produit spécifique de l’Histoire, la combinaison d’une culture propre, d’une langue et de résultats politiques et institutionnels qui dépasse bien entendu le problème du marché puisqu’il ne s’agit pas seulement pour une nation de produire mais aussi de conserver et de faire croître ce qui fait d’elle sa spécificité.

C’est d’ailleurs en son sein que se conjugue ce qui tiraille le social depuis sans doute l’époque de la préhistoire : jusqu’où mon intérêt, entendez celui-ci au sens large, au sens de motivation, peut-il aller dans le groupe, quel est sa limite interne et externe qui ne déclencherait pas le conflit à la fois interne ( ou l’éthique ) et plus grave externe puisque celui-ci peut amener la montée aux extrêmes.
C’est la première chose. Nous tenterons d’y revenir lorsque nous aborderons l’éclaircissement doctrinal dans le troisième point.

La seconde chose que l’on peut tirer du florilège kahnien, et qui nous permettra de passer au second point, c’est de confondre les effets pervers et les dysfonctionnements du marché avec une volonté délibérée de domination qui se nommerait aujourd’hui capitalisme, le libéralisme étant son habillage idéologique.
C’est là l’axe essentiel de la diatribe kahnienne.

Coupons la poire en deux.

Je ne dis pas que la volonté de domination n’existe pas, mais, soyons trivial, elle n’est pas l’apanage du capitalisme.
Forrester et Touraine font la même confusion.Ainsi Touraine fait une distinction entre conception bourgeoise et vision capitaliste. Il écrit dans “ Pourrons-nous vivre ensemble ? “ ( pp 35-36 ed Fayard ) :
L’idée de droit naturel, aboutissant aux déclarations des droits américaines et française, affirma que l’ordre social doit être fondée, non pas seulement sur la volonté générale, mais sur un principe non social : l’égalité. On peut appeler bourgeoise cette conception qui a permis pendant si longtemps de considérer comme complémentaires la construction de la société industrielle et le respect des libertés personnelles et qui est bien différente de la vision capitaliste - y compris capitaliste d’Etat- qui accorde un pouvoir sans limite à une société rationalisatrice et prompte à réprimer tout ce qui n’est pas conforme à la recherche rationnelle de l’intérêt individuel.

On voit bien qu’émerge déjà dans ce propos une antinomie entre liberté et égalité, doublée d’une perception qui unifie sommairement ce moment complexe qu’est le capitalisme, ( dont nous dirons un mot plus loin ), en une “ vision “, c’est-à-dire une unité, une cohérence, et pourquoi pas une conscience, qui aurait pour unique but de réprimer tout ce qui n’est pas l’intérêt individuel.
Je reviendrai là-dessus lorsque je dénombrerai les différentes tendances chez les intellectuels français, mais l’on peut observer que se pointe en filigrane l’analyse stipulant que la société en se rationalisant réprime l’individu dans ses passions, dans ce qu’il n’a pas de rationnel ou de calculateur, ce qui est là à mon sens une régression théorique, doublée d’une trivialité, en ce sens qu’il n’y a pas de contradiction insurmontable entre raison et passion, bien au contraire.

C’est au fur et à mesure que la société laisse parler et agir la raison qu’elle permet à ses membres de mieux se policer et partant de mieux se développer afin d’être effectivement souverain de soi-même intégré dans une culture donnée. C’est la raison, incarné également dans la loi, qui permet de se maîtriser. Et ce non pas seulement pour refouler mais aussi pour laisser se déployer cette étrange alchimie, cette énigme entre raison et passion qui permet la novation et l’élan créateur.

Passons à Forrester pour percevoir à nouveau cette confusion entre perception d’effets pervers et cette soi disante préméditation qu’aurait la dite vision capitaliste à réprimer tout ce qui n’est pas elle.
Je retiendrai une seule phrase de Forrester que j’ai trouvé dans le livre de Jacques Julliard ( la faute aux élites, p 129, livre excellent au demeurant de quelqu’un qui aurait été dénoncé comme réactionnaire tant ses propos sont décapants, s’il n’était pas un homme de gauche respecté, un marxiste sérieux, dont je parlerai au quatrième point ).
Forrester parle des “ visages de ces bébés sur d’autres continents par temps de famine, bébés aux visages de vieillards, aux visages d’Auschwitz “.
Dans la même veine, Jean Ferrat, le chanteur, lors de la marche du siècle consacré au “livre noir du communisme “ explique en fin d’émission qu’il faudrait écrire aussi le “ livre noir du capitalisme “.

Qui y-a-t-il de faux et, pis, d’insupportablement mensonger dans ces affirmations ? Le fait que l’on confonde un résultat telle que la famine, qui n’est pas nécessairement un résultat politique prémédité, comme fut celle organisée par Staline en Ukraine, et justement la volonté délibérée de détruire, d’exterminer.
Lorsque Forrester parle de “ visages d’Auschwitz “ elle déploie une vision plastique, et par un certain biais sadienne, ( ainsi chez Sade le visage de la souffrance et de la jouissance s’équivalent plastiquement ) qui isole l’apparence de son contexte de production qui lui n’est pas nécessairement prémédité.
Ce qui n’a rien à voir cependant avec les propos d’un Nicolas Werth, qui dans le livre noir du communisme a étudié l’ex-URSS, et qui affirme dans un récent interview au Nouvel Observateur, et ce pour se démarquer de Stéphane Courtois à propos de la comparaison de celui-ci entre crimes nazis et crimes communistes du point de vue de la notion de crime contre l’Humanité, qu’au fond l’horreur bolchevique si vous voulez est le produit du contexte, très violent, de l’époque, produit quelque peu excessif il est vrai.

Seulement ce type d’inférence contextuelle n’a rien à voir avec l’effectivité de la préméditation, même léniniste. Il ne faut pas confondre violence diffuse, et, pour revenir à Forrester, incohérence économique secrétant la famine, ou, tout bonnement, résultat de calamités météorologiques en situation d’économie agraire de type non industrielle, avec une volonté politique préméditée, d’imposer sa loi, son idéologie, je m’excuse de rappeler cette évidence, voire cette trivialité.
Notons de façon générale que l’on peut repérer cette même confusion chez Marx, surtout chez le Jeune Marx, disons Manifeste du Parti communiste compris. Après il y a tout de même une tentative d’analyse moins triviale du capitalisme, je ne dis pas qu’elle est vraie, mais du moins elle ne tente pas de nous prendre à l’estomac comme le dit Julliard à propos de Forrester.

Cette confusion entre effets circonstanciés et volonté délibérée va nous permettre d’aborder le troisième point consacré à l’éclaircissement doctrinal quant aux notions de capitalisme et de libéralisme.

Je partirai tout simplement de deux définitions qui me semblent fondamentales et je tenterai de les combiner afin de nous permettre de répondre de mieux en mieux au sujet qui nous réunit ici : pourquoi cette peur, et quels seraient les moyens de la conjurer du moins en théorie.
La première définition, je la prendrai chez Jean Baechler à propos du capitalisme.
Dans son ouvrage fondamental, “ démocraties “ ( ed Calmann-Lévy ) qui décrit justement l’avènement du processus démocratique de la préhistoire jusqu’à nos jours d’un point de vue morphologique, c’est-à-dire en plongeant dans les tréfonds architechtoniques des peuples qui se donnent peu à peu les structures politiques adéquates à la fois aux circonstances historiques et à la fois au désir profond, quoique illusoire et c’est là l’impossible à combattre en permanence, qu’à l’homme de dominer son propre destin, dans cet ouvrage phare pour celui qui veut comprendre l’aventure humaine, Baechler note, page 391, qu’il avait proposé jadis, je cite : “ une théorie sur les “ origines du capitalisme “ ( mise à jour et augmentée en 1995 chez Gallimard, collection folio histoire pour ceux que cela intéresse ), qui le tenait ( le capitalisme ) comme une conséquence, dans l’ordre économique, de la démocratisation de l’ordre politique en Europe, en prenant les choses à partir du XIème siècle.

Pourquoi le XIème siècle ? Parce que c’est là que débute ce que Baechler nomme la “ grande renaissance “, la sortie progressive de l’ordre féodal, ce qui ne veut pas dire de l’ordre seigneurial.

Ainsi, d’une part, et surtout à partir du XII et du XIIIème siècle disparaît le servage au profit du fermage. Ce qui ne signifie pas qu'il n’y ait plus asservissement à l’impôt et aux corvées, en échange de la protection du seigneur, mais du moins le paysan peut posséder son lopin de terre, sa ferme, dégager un surplus qu’il ira vendre dans les foires se tenant au départ dans l’enceinte du château selon l’historien Pirenne.

D’autre part, c’est l’émergence du bourg, l’extension de la foire, et par là du marché, avec cette sourde et progressive opposition entre vilains enrichis et le montrant dans leur gentilhommière et seigneurs de plus en plus mis en concurrence, sans parler de la place de plus en plus prenante de la royauté, le tout articulé progressivement avec la découverte des Indes et de l’Amérique, l’intégration de la science qui donna la révolution industrielle, c’est cet ensemble là qui forme ce qui a été nommé maladroitement mais c’est ainsi capitalisme alors qu’il s’agit d’un vaste et complexe mouvement de démocratisation.

Autrement dit il n’y a pas une date souligne à plusieurs reprises Baechler, et c’est là sa pierre angulaire, qui nous ferait basculer d’un mode de production à un autre. C’est en fait un vaste processus historique, certes inégal, et charriant le meilleur et le pire comme d’habitude, dans lequel peu à peu, et là j’arrive à la seconde définition, est laissé à chacun, je cite : “ la charge de trouver, dans la liberté, le sens de sa vie “.

C’est d'ailleurs ce qu’écrivait Aron lorsqu’il parlait de “ l’ordre libéral “ ( dans Etudes politiques, p 273, propos repris par Lucien Jaume dans son étude sur le libéralisme français ed Fayard, p 553 ).

Sur le même registre Baechler ajoute page 401 de “ démocraties “ : “ Par l’individualisation, l’individu devient, non pas une réalité psychique et physique, ce qu’il a toujours été, mais une valeur à ses propres yeux et aux yeux d’autrui “.
Ce n’est plus seulement le corps d’appartenance qui construit le moi social, c’est la volonté personnelle de devenir une personne source autonome d’action dit Durkheim dans son ouvrage sur la division social du travail.

Que peut-on en déduire pour notre sujet ? Ceci : Ce qui est nommé le capitalisme est une conséquence de la démocratisation, du phénomène urbain, de l’ouverture aux autres continents, de l’intégration de la science, de l’individualisation.

Cela n’enlève rien au fait que les hommes durant ce processus ne soient pas égaux en fait, qu’il s’agisse de capacités en propre et d’origines sociales, et il faudra en France attendre 1789 pour qu’il le soit en droit.

Autrement dit les problèmes liés à la condition humaines continuent d’exister, ils traversent toutes les époques historiques, et peuvent se résumer en ce que nous pouvons appeler avec Darwin la lutte pour l’existence qui, dans les sociétés humaines, concerne la lutte pour le pouvoir, la richesse, le prestige, lutte qui bien entendu nécessite aménagement et limite de fait.

Ainsi et au fond même de ce qui a été nommé de façon réductrice par Marx “lutte des classes“ et dont il confine l’origine, suivant là Rousseau, à la propriété privée, il faut plutôt reconnaître, avec Hobbes et au fond avec les religions et aux autres sagesses séculaires qui l’ avaient également retenu, ce qui est devenu une trivialité mais que l’on oublie par peur de voir sans doute la vérité en face, le fait que l’homme, en moyenne, est un loup pour l’homme, c’est une donnée invariante dont la forme change selon les époques, et qui, concernant l’époque du capitalisme, englobe, d’une part, le fait que l’individu veuille être de plus en plus quelqu’un à ses propres yeux, et d’autre part ceci pose objectivement le problème de la liberté de chacun, c’est-à-dire de sa limite, de son rapport avec le bien commun, de sa capacité à être puni s’il triche.

Pour résumer, ce n’est pas le capitalisme qui crée la lutte pour l’existence, il lui donne seulement sa forme historique tout en y ajoutant des effets pervers et des dysfonctionnements qui ne sont pas directement de son fait mais de l’inadéquation à la base entre ce qui est conçu et ce qui est réalisé, et ce indépendamment du fait qu’il s’agisse de mille volontés qui cherchent chacune d’entre elles à voir le soleil, ce qui est aussi une donnée invariante, ou d’une seule qui de surcroît se prend pour le soleil lui-même.

Concernant cette dernière nous l’avons vu avec l’effondrement des pays du communisme réel qui bien qu’ayant réunis tous les leviers en une seule main se sont trouvés incapables de satisfaire les désirs humains liés à l’autodéveloppement, précisément parce que la société est composée d’individus qui n’attendent pas passivement qu’on leur apporte leur dû mais désirent créer de la réalité, c’est cela être à leurs yeux, c’est agir.

Cela paraît probant pour celui qui tente de penser objectivement les choses et ne tente pas d’un côté à trouver la cause ultime aux maux humains dans la propriété privée, ou dans la seule volonté de puissance, d’un côté, et de l’autre côté, dans une mauvaise compréhension du fait que l’homme étant rationnel, il viserait d’emblée la juste mesure, et ne pense jamais à tricher, ce que dément l’analyse historique.

Ceci nous amène maintenant au quatrième point, et donc à percevoir les trois tendances principales parmi les anti-capitalistes pour aller vite.

Il y a d’une part ce que je nommerai le courant marxiste sérieux, social-démocrate au sens originel c’est-à-dire qui va de Marx à Kautsky jusqu’à Rocard, Julliard, et par certains biais, rejoint aujourd’hui le new labour anglais.
Il y a d’autre part ce que l’on peut nommer avec Julliard les intellectuels populistes, tels que Touraine, Forrester, mais aussi Bourdieu, Jacquard, etc...
Il y a enfin les intellectuels nietzschéo-léninistes, comme Blanchot, Derrida, Lyotard, Sollers, pour parler des vivants, et comme Foucault, Bataille, Deleuze pour parler des morts.

Le premier courant, dit marxiste sérieux, entendez non vulgaire, c’est-à-dire qui ne remet pas en cause les acquis de la société industrielle, de la société de consommation, qui considère le capitalisme comme un moteur nécessaire, en plus de celui de la lutte des classes, mais qui analyse cependant que la richesse produite est uniquement le produit d’une extorsion, d’une quasi tricherie implicite, incidieuse.

A ce courant, il faut rétorquer non seulement que ce dernier point est faux, du moins en moyenne, et déjà structurellement, mais surtout lui signifier qu’en fait il néglige d’une part la notion de compétence ( en effet l’on ne comprendrait pas dans ce cas l’existence de hauts salaires octroyés à des gens qui ne sont pas propriétaires de capitaux ), qu’il focalise d’autre part tout sur l’inégalité de l’origine sociale; ce que Julliard cependant relativise en parlant du fantasme des origines sociales, alors que l’important est que la production mais aussi la reproduction d’ensemble de la société nécessite une organisation des compétences, organisation qui d’une part est également liée au phénomène de démocratisation et donc ne peut être imposée d’en haut comme l’ont toujours révée les philosophes platoniciens, et leurs copies communistes et fascistes.

C’est précisément dans la souplesse, l’adéquation de l’offre à la demande et aussi, et sans doute surtout, c’est la persuasion ( pour reprendre le mot d’Alain quand il définit le terme de bourgeois ) c’est la persuasion de l’offre créant sa propre demande, et qui est à la base du contact entre les hommes, qui rend erronée une volonté de tout diriger d’en haut, ce qui nous confondrait avec une termitière.

Pour le dire en un mot, face au marxisme sérieux, qui se prétend de surcroît scientifique, il ne faut pas avoir peur de le rassurer en synthétisant toutes les analyses qui répondent point par point à leurs objections qui ne sont pas toutes dénuées d’intérêts mais dont les principales qui ont été décrites tout à l’heure en particulier la confusion entre effets pervers et volonté préméditée, me font dire qu’en réalité Marx n’a pas été assez loin :

Il n’a pas creusé assez loin vers la racine, c’est-à-dire vers l’homme en situation d’autodéveloppement dans une société donnée, et dont le primat, comme nous le montre de façon certaine la psychologie cognitive et surtout la pyschologie motivationnelle et la psychologie du développement ( celle de Nuttin, de Reuchlin, de Piaget aussi ) est de créer de la réalité en s’affirmant par un pouvoir une richesse un prestige comme le souligne Baechler, à la suite de Weber.

C’est d’ailleurs cette limite de l’analyse marxienne qui m’a poussé à l’abandonner, du moins en partie, car si elle admet bien que le conflit entre les hommes ne se situent pas seulement dans le royaume des idées mais aussi sur Terre, elle tente de trouver une cause unique au conflit et surtout penser en éteindre la réalité par une solution politique alors que nous savons de mieux en mieux maintenant que le conflit qu’il soit interne ou externe ne s’éteindra jamais mais se maîtrise, se projette dans diverses médiations ce qui ne va pas sans mal d’où la nécessité du léviathan. Ce qui ne veut pas dire que les tâches de celui-ci ne doivent pas être pris en charge concrêtement par la société civile plutôt que par léviathan directement.

Passons au courant des intellectuels populistes.

Je serai plus bref car j’en ai déjà analysé deux tout à l’heure. Retenons qu’en plus de la confusion décrite plus haut, du fantasme des origines sociales, autrement dit comme s’il suffisait d’être bien né pour réussir sa vie, il y a en fait trois pierres angulaires fondamentales et deux conséquence assez redoutables il me semble.

D’une part c’est une vision esthétique quasi-souffreteuse, misérabiliste, messianique et apocalyptique qui domine. Comme si à la vue du moindre SDF que l’on appelait autrefois errant ou vagabond, non seulement il faille le secourir, ce qui se conçoit, mais qu’il faille stopper la société, toute la société, pour comprendre la souffrance de cet homme, ce qui est non seulement une vue de l’esprit mais en fait la projection de sa propre conception du monde que l’on voit brusquement incarner en cet homme, miroir soudain de la démesure capitaliste et partant de la démesure humaine.

La seconde pierre angulaire, plus prosaïque, c’est de concevoir une égalité de principe entre intelligence et instruction, d’où les délires autour de l’enseignement général qui donnerait à lui tout seul l’intelligence, c’est-à-dire cette capacité de s’adapter et de transformer le monde, part inextricable d’inné et d’acquis, mais que les intellectuels populistes résument par le seul terme d’"instruction" et qui, corrélé à celui d’origine sociale et au fait que tout serait la faute du capitalisme, donne un coktail détonnant.

C’est le fond de commerce d’un Jacquard ou d'un Bourdieu.

La troisième pierre angulaire, plus implicite, mais qui explique par exemple leur accointance avec quelqu’un comme l’Abbé Pierre, c’est au fond le renoncement à l’aventure humaine, du moins officiellement, alors qu’officieusement, ils courent comme tout le monde derrière la moindre demande d’interview. Plus encore c’est la haine de la société de consommation, haine qui reprend celle de la Nouvelle Gauche marcusienne et qu’Aron a si remarquablement analysé dans ses études politiques, je n’insiterai pas.

Deux conséquences, au moins, peuvent être dégagées.

Ce qui transparaît c’est d’une part la peur diffuse de voir la fonction classique de l’intellectuel mi paternaliste mi “ curé “ être peu à peu non pas remplacé mais accompagné par l’action de ces nouveaux acteurs sociaux que sont les experts et autres ingénieurs du social, du mental etc, et qui tentent d’agir sans remuer tout le pathos du soupçon de la cause ultime et de sa solution définitive.
D’autre part, je crois qu’il existe ce souhait de rester cette lumière qui éclaire les consciences, d’être un petit peu Dieu qui clignoterait ses sentences au fond du miasme humain. D’où d’ailleurs cette logomachie autour de leur moi grandiose et pourtant si peu de chose etc...

Le troisième courant, celui des nietzschéo-léninistes, est l’enfant de cette nouvelle gauche marcusienne qui tire le constat suivant : puisque la réforme et au fond la critique est illusoire car elle amène en fait pire que ce qui existait précedemment, par exemple les pays de l’Est, mieux vaut dans ce cas détruire l’homme puisque détruire la société ne suffit pas, nous verrons après l’apocalypse ce qu’il en résulte.

Du moins c’est là la version officielle, car officieusement il s’agit de se préparer à vivre au delà de cet apocalypse, comme des espèces de demi-dieux qui de temps en temps jeteraient en pâture quelques lecteurs égarés telles les victimes expiatoires des cultes barbares anciens.
Le tout bien entendu est écrit en filigrane quoique par moment certains se lâchent. Ainsi Blanchot peut-il énoncer qu’il ne suffit pas de peindre le meurtre de César, il faut être Brutus, ou encore qu’il s’agit de sacrifier Eurydice afin de devenir Orphée, Derrida peut énoncer qu’il s’agit de tuer si l’on ne veut pas devenir meurtrier; tout un ensemble de faux paradoxes qui en fait relève d’une volonté préméditée de destruction tout en parlant pour donner le change des petits oiseaux, de l’hospitalité, de la mort du soleil dans cinq milliards d’années etc...
Officiellement il s’agit de détruire le moi car son unité peut secréter le mauvais côté de la volonté de puissance celle qui veut dominer ce qui est mal, alors qu’il s’agit de détruire toute forme de raison, de jugement de limite afin que l’énergie libidinale, dixit, retrouve sa sauvagerie, ce que les nazis appelaient l’instinct vital, que le ça puisse déborder et partant se fasse l’interprête dans son automatisme de messages divers qui viendraient du fond de l’Obscur.
Pour ce faire il s’agira d’utiliser la transgression des valeurs, la perversion de l’érotisme, au sens de déformation, comme chez Bataille, Deleuze et Foucault, comme outils en vue de détruire ce qui enferme rationalise le moi.
Et il ne faut pas se tromper. Dans ce courant, on le voit bien chez leurs sous fifres dans divers secteurs, le propos n’est même pas de provoquer le bourgeois mais de démontrer en fait qu’étant incapable d’apporter la moindre chose effective sur le terrain politique et économique, ils se réfugient sur le terrain artistique et utlisent les moeurs comme ultime champ de bataille, ultime au sens où il touche également l’intime de chacun. En un mot et de façon certes rapide, je dirai que pour la moyenne de ce courant être seulement hétérosexuel est la preuve par excellence de sa beauferie, ce qui est là au fond reprendre le débat lancé dans les années 60, ce qui nous rajeunit pas.

En fait vis à vis de ce courant il ne s’agit pas jouer au moraliste mais de dénoncer qu’en refusant au fond de réformer la société en s’attaquant à la possibilité même d’avoir un jugement qui ne serait pas tout de suite taxé de subjectif et donc relativisé, on condamne toute une frange d’acteurs sociaux, allant des travailleurs sociaux aux enseignants en passant par les journalistes et les artistes à s’interdire non seulement toute affirmation mais surtout toute décision

En conclusion je dirai qu’il faut durcir le point de vue libéral en le soumettant à la critique scientifique. Il ne s’agit donc pas de créer une science libérale mais de démontrer qu’une analyse et sa solution ne sont pas nécessairement idéologiques.
Par ailleurs je crois que pour rassurer les Français, il faudrait partir de leurs problèmes quotidiens, dire par exemple que dans le domaine de l’éducation, de la santé, en quoi les solutions libérales, loin d’accentuer les inégalités, tentent au contraire de les réduire. En un mot pourquoi aurait-on intérêt à opter pour des solutions libérales même si l’on est pauvre ?
Car en fait le libéralisme ce n’est pas seulement une question d’intérêt, comme le dit Madame de Staël, mais aussi une façon d’être, celle qui articule libre-arbitre et limite de celui-ci, c’est-à-dire l’éthique et éventuellement le sacré.
Par ailleurs je crois qu’il est nécessaire d’avoir toute cette discussion devant les Français en organisant, car la communication est devenue l’axe essentiel de la vie démocratique dans l’ordre politique, des assises pour la rénovation de la démocratie française, assises qui seraient axées autour de deux thèmes :

- Quel avenir pour la nation française en Europe et dans le monde ?
- La liberté et la solidarité sont-ils incompatibles ?

Chacun de ces deux points devra être décliné selon les problèmes de l’heure.

J’espère vous avoir aidé sur quelques points et j’aimerai pouvoir maintenant répondre à des questions et autres remarques.


DEBAT

Lucien-Samir Oulahbib (LSO) :

Pour répondre à la première question m'interrogeant sur ma façon d'aborder l'idée de nation, je préciserai que lorsque je parle d'entité ou plutôt de " Maison" France, c'est au sens de permanence, d'existence qui est là, mais dont la forme peut évoluer et qui effectivement n'est ni réductible au fait d'être un legs historique, ni réductible à n'être qu'un niveau de décision politique. Je veux dire par là qu'on peut certes se sentir a la fois Français, Européen, citoyen du monde, breton et autre, mais je considère néanmoins qu'il y a une particularité symbolique à être membre d'une nation qui dépasse la somme de ses attributions...

Je crois par exemple que, dans ce que l'on pourrait appeler le concert des spécificités, il n'y a pas simplement une juxtaposition de communautés et même d'individus. C'est quoi d'ailleurs un individu sans son interaction avec non seulement le groupe, mais l'histoire de celui-ci ?. Car lorsqu'on parle des vivants et des morts, on s'appuie aussi sur une permanence, une histoire commune. Cela permet non pas de jouer à la différence pour la différence, mais peut-être d'apporter des solutions qui sont à la fois rationnelles, et qui en même temps correspondent à une certaine manière d'être dans le monde. Je ne peux pas en dire plus pour l'instant, mais je crois qu'on peut arriver, en tant que nation France, à avoir peut-être des propositions qui ne soient pas spécialement liées à un parti pris irrationnel, au sens noble du terme, mais au sens où cela peut correspondre à une certaine culture qui porte l'universel en elle et de telle sorte que cela peut apporter quelque chose en plus pour toutes les autres nations.

Alain LAURENT :

En fait c'est là votre réponse à Jean-François KAHN lorsqu'il disait dans son fameux dossier de fin août (1997) que les néo-libéraux n'aimaient pas la France. Je l'ai lu en toutes lettres. C'est une mécanique infernale : lui qui aime bien parler de staliniens de droite, je ne connais pas de pire stalinien dans ses structures mentales que Jean-François KAHN. Il passe son temps à excommunier des gens... C'est le grand inquisiteur... Cela veut dire tout de même qu'au nom de la nation, -et là on va poser un problème précis qui est intéressant, mais qui ne concerne pas que les libéraux : est-ce que KAHN pense que, lorsqu'on appartient a une nation, on n'a pas le droit de la mettre en cause, que la nation à laquelle on est censé appartenir aurait toujours raison quoi qu'elle fasse?

Est-ce qu'on est fondé oui ou non à dire, lorsqu'on nous rebat les oreilles avec cette maudite et stupide exception française, que lorsque quelqu'un n'aide pas l'exception française, qu'il n'est pas un patriote, il n'est pas un "national" pour reprendre le vocabulaire du Front National ? Est-ce qu'on va bientôt réinventer l'anti-France, comme disait Michel Debré au moment de la guerre d'Algérie ?

J'aimerais bien poser ces questions à Jean-François KAHN. Car tout cela c'est au nom d'une certaine conception de la nation que cela se dit. Il faut bien voir aussi l'usage anti-libéral forcené que l'on fait avec l'exception française et donc la nation. Puisque même Chirac, lorsqu'il participe à des sommets avec les autres chefs d'Etat européens, à quoi est-ce qu'il veut amener les autres ? Eh bien à ce que le fameux modèle social européen -et c'est pareil dans l'esprit de Jospin, ne puisse être qu'une extension du modèle social français, en effet, pour eux, c'est quelque chose de consubstantiel à l'entité France.

Or cela fait 200 ans que la France a été la glorieuse inventrice d'un modèle social qui éblouit le monde alors qu'il mène la France à la faillite et à la banqueroute.

Donc, lorsqu'on est libéral, évidemment, on ne peut pas du tout apprécier une telle chose, et le moment serait venu de poser la question suivante : est-ce que lorsqu'on se situe dans la dimension de la nation, est-ce que oui ou non on a le droit de récuser une soi-disante tradition nationale, étatique, dirigiste, interventionniste, etc ?... Surtout s'il apparaît que c'est très enkysté dans une certaine mentalité française collective dominante. A quoi correspond l'entité France d'une façon concrète actuellement ? Ce sont d'ailleurs les critiques qui commencent à apparaître et heureusement sur l'exception française.

Or, qui dit exception française, renvoie bien à l'appartenance nationale. Voilà pourquoi je me méfie tellement de tout ce qui est national. Quand ça marche, pourquoi pas? Mais quand cela échoue et quand qu'on s'aperçoit que c'est Le travers national qui est à l'origine de l'échec, de la ruine, de ce blocage qui fait qu'on était déjà une société bloquée, comme disait Chaban-Delmas, il y a 25 ans, alors que maintenant c'est une société hyper-bloquée, et tout cela, à cause de nos traditions... Alors, moi la nation!...

LSO :

Pour aller, un peu, dans votre sens, KAHN s'appuie aussi sur l'opposition République/démocratie, que Régis Debray essaye également de mettre en avant. Pour ma part je crois que lorsque l'on parle de la nation France, il ne faut pas partir simplement de 1789, il faut parler de la naissance d'une entité, d'une Maison, qui s'appelait France en l'an 1000 (je ne me rappelle plus de la date exacte), mais en tout cas, c'est toute une histoire qui ne se réduit pas à une entité physique, et c'est cela qui est important. Et c'est vrai que depuis longtemps, on fait cette confusion entre Etat et Nation, qui était nécessaire, en même temps, parce que pour défendre une nation à l'époque où la guerre en Europe était une donnée permanente, il fallait bien un outil...
Aujourd'hui, on peut poser d'une nouvelle façon cette manière d'être ensemble qui respecte beaucoup plus la séparation entre la société civile et justement certaines manières d'être ensemble...

Question d'un participant :

Dans votre conception de la nation, il faudrait peut-être ajouter aussi l'ensemble des infrastructures et de tout ce qui a été déposé tout au long des générations en matière d'urbanisme, de monuments et donner peut-être une notion pratique au pays, de type territorial. avec tout ce qui se trouve, c'est le patrimoine global, c'est tout ce qui se trouve sur le territoire. Et cela, je crois que c'est un point très important. Et, d'autre part, je suis moins sur que vous sur la notion de nation, parce qu'il ne faut pas confondre la capture actuelle de l'Etat par des exécutants, ceux qui devrait être des exécutants, c'est-à-dire l'administration, qui ont capturé le monde décisionnaire, c'est-à-dire le monde de la politique en rentrant dedans et en confondant les deux mondes qui eux-mêmes sont à la fois exécutants en tant que fonctionnaires et décisionnaires en tant que politiques parce que la plupart de nos hommes politiques viennent de l'administration.

Je sais bien que nous avons une grande tradition royale. Et si je puis dire, de type féodal, mais il faut aussi savoir que la France est le pays de Frédéric Bastiat et que c'est un pays qui, tout au long du I9ème siècle, a connu même sous des régimes politiques relativement dirigistes, une explosion de la liberté économique et de la société civile. Il faut voir tout ce qui s'est réalisé.

Je crois qu'il y a deux France: il y a la France des gens qui jouent avec l'argent des autres et il y a la France des gens qui jouent avec leur propre argent. C'est deux France complètement différentes. Et heureusement, la France qui joue avec son propre argent et qui est partisan de la liberté est plus forte que l'autre. Il s'agit de le démontrer au peuple pour qu'il vote convenablement...

Alain LAURENT :

Je suis d'accord avec vous : je ferai un seul commentaire : n'oubliez pas qu'il y eut la France de ceux qui décidaient les guerres et la France de ceux qui se faisaient tuer parce que d'autres l'avaient décidé ... C'était "morts pour la France".

Question d'un participant :

Je voudrais poser une question sur l'existence de l'Etat : peut-on se dire aujourd'hui libéral et tout de même être attaché -sans être mis au ban des amis de la liberté- à une tradition donné de l'Etat qui se distinguerait de cette autre tradition telle qu'on la connait aujourd'hui et qui est celle d'un Etat gestionnaire, social-démocrate et au fond omniprésent et impuissant ? Est-ce que le libéralisme est antagoniste avec l'idée de restauration d'un Etat qui serait un Etat qui prend, comme le dit Montesquieu, des décisions politiques au sens où, et là je vais prononcer un nom qui sans doute fait peur aux libéraux, c'est Karl Schmidt, au sens où Karl Schmidt parle de décisions politiques, c'est-à-dire au fond, peut-on inscrire la réalité d'un Etat qui relève notamment des défis historiques par le biais de la décision politique tout en s'inscrivant dans une société libérale et de libertés ?

Alain LAURENT :

Ecoutez, pour être objectif, il faut dire qu'il y a de multiples courants libéraux, il n'y a pas de réponse monolithique. Si, par exemple, Raymond Aron était encore de ce monde, il vous répondrait sans hésitation oui. Donc, j'ai envie de dire : cela dépend. Il y a ceux qui iraient presque jusqu'à dire que l'Etat a fait son temps, d'autres, dont je suis, seraient sans doute plus proches d'Aron qui parle d'Etat minimal.

En effet, l'idée d'Etat libéral n'est pas du tout incohérente. D'ailleurs, Si on fait les comptes, la plupart des libéraux ont reconnu qu'il y avait un minimum d'Etat qui non seulement était admissible, mais qui était nécessaire.

Hayek, par exemple, l'admet, Robert Nosik qui passe parfois pour un libertarien, montre comment il y a une émergence spontanée de l'Etat. Quelqu'un que j'aime beaucoup aux Etats-Unis, Ayn Rand, allait faire des conférences à West Point, en insistant beaucoup, lorsqu'elle s'adressait aux jeunes futurs officiers américains sur leur patriotisme ; ils avaient tout à fait le droit d'en être fiers.

Donc selon le courant libéral auquel on se réfère, on peut tout à fait défendre cette idée d'une certaine contiguité entre libéralisme et Etat. Ne serait-ce que parce qu'au coeur du libéralisme, il y a l'Etat de droit.

Mais moi, je lance une campagne pour qu'on orthographie bien état de droit comme état de complexité.

Ce n'est que dans ces conditions que l'on peut admettre qu'il va surgir un jour un Etat et que vont émerger des individus qu'on appellera hommes de l'Etat qui nous rendront les services dont nous avons besoin : services de protection des contrats, services de police, services de sécurité de la propriété... Et le jour où nous allons trouver mieux, eh bien nous nous en débarrassons et nous faisons confiance à une autre organisation.

Nous ne voulons plus accepter les pesanteurs qui nécessairement datent, et que l'on nous impose. Parce que l'Etat n'évolue pas et il a même cela dans son expression littérale puisque un état est statique.

Alors, abandonnons ce principe de l'Etat en soi. Alors que l'Etat de droit, lui, rend un service, il ne s'impose pas à nous. C'est quelque chose qui évolue : la propriété évolue ; toutes les réglementations de droit évoluent. Et pourquoi évoluent-elles ? Parce que chacun les utilise à sa manière et, progressivement, on arrive à une meilleure façon.

Mais, en matière de droit étatique, on se rend compte qu'il n'y a jamais d'évolution, d'où les difficultés dans lesquelles nous nous trouvons. La grande différence qu'il y a entre la démarche socialiste marxiste et la démarche libérale, c'est qu'il y en a une qui est utopique -la démarche socialo-marxiste-, et la démarche libérale est fondamentalement réelle : elle a les deux pieds dans la réalité. On ne crée pas de modèles qu'on impose aux autres, c'est notre réalité d'individu libre. (S'adressant a Lucien-Samir OULAHBIB) : Or ne semblez-vous pas remettre en question cette liberté de l'individu lorsque vous vous demandez, implicitement j'en conviens, qui est l'individu sans le groupe et l'histoire du groupe ?

LSO :

Non. Tout ce que je viens de dire tend à démontrer le contraire. Je n'oppose pas l'individu à la nation, je dis seulement qu'il ne peut s'approprier entièrement, complètement, lui-même, qu'en se vivifiant dans l'orbe historique qui l'aide à penser et donc à agir. Mais en même temps il lui faut apprendre à sculpter son action. C'est d'ailleurs cela même l'idée de civilisation me semble-t-il depuis Les Lumières .

Car le marché n'est pas seulement porté par des hommes vertueux, mais aussi par des tricheurs, des affairistes, etc... Et les individus n'ont pas tous les mêmes chances au départ, ce qui rend nécessaire une aide qu'ils puissent recevoir de la part de l'Etat de droit, je ne vois d'ailleurs vraiment plus la différence entre les deux termes...

Mais certaines forces ne cherchent qu'à préserver toute une infrastructure en son sein afin qu'elle leur permette uniquement de s'auto-reproduire. Ce n'est plus supportable.

Commentaire d'un participant :

Dans les intellectuels, vous avez oublié un nom qui semble très important, puisqu'il a oeuvré a Normale Sup, c'est Althusser. Pourquoi l'oubliez-vous? Est-ce volontaire?

LSO :

Disons que c'était une autre génération. C'est vrai que j'aurais pu en parler, mais Aron en a tellement parlé. On peut dire qu'Althusser, c'est le retour à Lénine, purement et simplement. A l'époque, le parti communiste était plutôt encore lié à une sorte de philosophie romantico-misérabiliste de l' histoire, telle que Garaudy pouvait par exemple l'expliquer, et il apparaissait un peu trop mou pour la jeune génération qui considérait que, petit à petit, le Parti communiste commençait à s'embourgeoiser et à intégrer quelques catégories, et c'est vrai qu'Althusser en était partie prenante, mais disons qu'à partir des années 80, on en a moins entendu parler et c'est pour cela que je l'ai un peu mis de côté.

Alain LAURENT :

Il faudrait sans doute ajouter qu'Althusser a sans doute été intérieurement sensible à l'aspect tout à fait négatif des thèses qu'il soutenait puisque dans un accès d'autocritique, il en a profité pour liquider sa femme. Il faut tout de même le rappeler

Un participant :

On peut peut-être comprendre que les intellectuels soient beaucoup plus tentés de s'orienter à gauche, puisqu'il est induit dans la philosophie de gauche l'idée du constructivisme. Alors qu'en fait, les libéraux sont beaucoup plus des gens qui se soumettent au réel et qui passent leur temps et leur analyse à essayer de tirer des règles de fonctionnement du vrai. C'est beaucoup moins exaltant. Cela explique pourquoi il y a un certain snobisme à être à gauche. On peut ainsi construire ce que l'on veut. Il est donc très difficile de ne pas être à gauche quand on est intellectuel dans la situation actuelle. Je remarque aussi, mais seulement en passant, qu'avant la guerre, il était au contraire très à la mode d'être un intellectuel de droite.

Alain LAURENT :

Vous avez tout à fait raison sur le premier point. Il y a une chose qui m'a toujours frappé dans ce domaine, c'est qu' au coeur de la théorie de la doctrine libérale, si tant est que l'on puisse parler de doctrine, il y a une vision de la complexité du social. Hayek d'ailleurs est remarquable de ce point de vue là: les théories de l'ordre spontané de Hayek sont très proches de celles qui se sont développées après sur les phénomènes de la complexité, non seulement d'ailleurs sur le plan des sciences dures -le rare domaine dans lequel les sciences dites sociales ont apporté quelque chose, c'est-à-dire concevoir la société comme un phénomène à haute complexité, polycentrique, où il n'y a pas un centre.

Edgar Morin, qui n'est pas spécialement libéral ni anti-libéral, mais qui connaît bien toutes les théories de la complexité, me faisait remarquer que c'était sans doute Hayek qui les avait le premier et le mieux compris. Or, je crois que vous avez tout à fait raison : dans la mesure où le libéralisme est depuis longtemps une théorie qui est adéquate à la complexification croissante des sociétés (au fond les véritables acteurs sont les individus et les interactions individuelles), il s'avère que certains intellectuels qui n'ont rien d'autre que ces concepts creux de modèles et de projets de société ne veulent pas de cette complexité du réel.

Et pour répondre à la question de Lucien-Samir Oulahbib qui a fait l'objet de son exposé je dirais que pour les intellectuels, en particulier français, ce n'est pas le libéralisme qui leur fait peur, mais la complexité croissante de la société.

C'est quelque chose qui dément complètement leur vision très schématisante, très simplificatrice, très réductrice de la société et, en effet, ils n'ont pas de place la-dedans, dans la mesure où ils sont tous plus ou moins les héritiers de Rousseau qui voulait une société totalement transparente et que l'on puisse facilement dominer, les sociétés modernes échappent de plus en plus à cela. Il y a donc sans doute un profond malaise de la part de l'intellectuel de gauche.

LSO :

Oui, je crois que vous avez raison. Mais pour en revenir à la question du constructivisme, je comprends bien votre objection de fond mais il faut admettre malgré tout que l'on est toujours un peu constructiviste, à partir du moment où on ne l'impose pas aux autres. Je crois par exemple que le meilleur constructiviste, c'est quand même l'entrepreneur qui propose un objet et qui construit en fait tout un processus pour amener à l'édification de cet objet qu'il n'impose à personne. Bon évidemment, il y a la publicité et certains pourront dire que ce que je dis est faux...

Mais je crois qu'il existe un constructivisme privé salutaire dans l'état actuel de l'individualisation, dans l'état actuel de la désécularisation. Je veux dire par là qu'il ne faut pas oublier non plus qu'auparavant, c'était tout de même l'église, la politique, qui tenaient le mental des grands courants de la société. Dans les années 60, personne ne manquait une messe a Strasbourg, le dimanche par exemple. Les Partis étaient bien munis en militants. Cela a bien changé. Cela veut dire que de plus en plus, l'individu se retrouve face à lui-même. Qu'est-ce que cela veut dire lorsque l'on est au chômage, comment se prend-on en charge? Le marché est sans pitié, que répondre à ce genre de choses? De quelle façon? Quel est le rôle dans ce cas-la de la Nation ? Moi je la vois vraiment comme Mère Patrie, Maison, comme protection au niveau du droit.

Par exemple si on admettait un jour que l'on donne à chaque citoyen un chèque-éducation, je pense que ce n'est pas la démission de l'Etat mais bien au contraire la preuve qu'il s'occupe de nous, nous la Nation. Si dans toutes les écoles privées, si dans toutes les structures, il y avait un certain nombre de droits minimums qui soient respectés, je crois que ce serait cela la nation. La nation comme maison...


Un participant :

L'Etat, c'est l'instrument technique de l'exécution de la mission...

LSO :

Oui, et à ce moment-là, c'est lui qui se rétracterait dans un certain nombre de contrôles a posteriori qui seraient discutés par des citoyens et qui permettraient qu'il y ait encore une entité, une maison, qui s'appelle France et qui puisse persister. De toute façon, on ne peut pas limiter l'entité France à sa langue, autrement, c'est la francophonie...

Alain LAURENT :

Vous posez là un faux problème. C'est une bonne idée d'avoir parlé de la nation mais vous n'êtes pas sans savoir que depuis deux siècles en France, il y a en France deux manières de conceptualiser la nation.

La nation, même pour le premier épisode de la Révolution, c'était les citoyens, ce sont les gens. Et cela, pour un libéral, c'est tout à fait acceptable.

Mais ce qui m'a un tout petit peu fait tiquer, parce que c'est un problème qui sépare les libéraux entre eux, c'est d'entendre parler de la France ou de la nation comme d'une entité. Moi, je connais certainement beaucoup plus les Français que la France. Parce que cette histoire de nation qui s'occuperait de ceci ou de cela, c'est ce que les philosophes appellent une hypostase, c'est-à-dire qu'on construit une entité mais qui peut apparaître tout à fait presque ectoplasmique.

C'est tout de même au nom de la nation que souvent les hommes de l'Etat ont fait marcher les gens en rang, les ont envoyés a la guerre etc... Il y a toute une critique libérale qui date du XlXème siècle qui a dénoncé cela.

Qu'est ce que c'est au juste que la nation ? Si on dit que c'est une certaine manière de vivre ensemble, cela pose aucun problème on va dire que sociologiquement, c'est l'interaction entre les individus et un certain nombre de choses qui leur ont été transmises par leurs parents.

Mais à partir du moment où on dit qu'il y a quelque chose comme la nation qui existe au dessus de nous et qui en plus pourrait exister sans l'Etat, de quoi parle-t-on exactement ? C'est ma première objection.

Pour mettre un petit peu d'animation, je dirai que la nation, je ne l'ai jamais vue. Je ne sais pas ce que c'est.

En revanche, je vois très bien en quoi cela servait d'alibi pour faire faire n'importe quoi aux gens, se sacrifier, être sacrifiés, être exploités, être enfermés de façon totalement arbitraires.

Deuxièmement, dans le monde libéral, est en train d'émerger actuellement, avec internet, le fait que l'idée de frontières vole en éclats. Sauf chez les Etats autoritaires et réactionnaires.

En bon libéral, j'observe qu'actuellement, lorsqu'il y a des OPA qui viennent de nos partenaires européens, on voit de pseudos libéraux se manifester en disant "c'est scandaleux, on est en train de perdre ces entreprises. ". Pourquoi ne gueulent-ils pas quand TOYOTA vient s'installer ? C'est le libéralisme à sens unique, ce qui n'a aucun sens.

La réalité mondiale libérale qui est en train de s'installer est transnationale à l'évidence. De plus en plus les gens ont beaucoup plus d'affinité avec des gens qui sont dans une autre nation, peut-être au bout du monde, -et pas seulement à cause d'internet, et moins avec des gens qui habiteront à côté d'eux.

Justement, et on en avait débattu, lors de notre dernière réunion avec Henri Lepage, avant l'été, peut-être certains d'entre vous étaient présents, sur le communautarisme et le libéralisme, on s'aperçoit bien qu'il y a une dynamique qui est en train de transgresser les enfermements nationaux.

Donc qu'est ce qui reste à la nation ? Sans doute quelque chose. Je dis simplement qu'elle est en train de se relativiser. C'est quelque chose qui va se passer de plus en plus entre les individus, de plus en plus d'une façon volontaire, et non pas subie.

Cela a souvent été la meilleure manière aussi de vouloir faire demeurer des individus dans ce que l'on appelait des sociétés closes. Or la nation a des frontières. A quoi cela sert alors, en quoi elles consistent ? Est-ce que la manière moderne de vivre ne revient pas à les transgresser ?

Qu'en est-il alors à ce moment-là de l'unification européenne ? Qu'est ce qui se passe avec le phénomène inverse qui est que tout se régionalise ou se localise de plus en plus ? Moi, je mettrai ma main au feu que dans une décennie ou deux au maximum, la nation pour les Européens ne sera plus qu'un niveau parmi d'autres d' appartenance volontaire par rapport à des réseaux d'affinités qui seront sans doute à des milliers de kilomètres de là et puis, au dessus de cela, il y aura l'Europe.

Donc, tant qu'on ne réfléchit pas en prenant tout cela en compte en effet, moi j'ai peur qu'on s'embarque dans de drôles d'histoires avec la nation. Et qui parlait d'internationalisme avant ? C'était les intellectuels de gauche. (Et c'est grâce au capitalisme libéral qu'on est en train de briser ces barrières artificielles.). On voit d'ailleurs les problèmes que cela leur pose, même dans la gauche plurielle, ce que disent les communistes, ce que disent les gens du mouvement des citoyens de Chevènement qui s'accrochent à tout cela.

J'ai vu il n'y a pas longtemps une interview de Max GalLO dans le FIGARO-MAGAZINE pleine d'intérêt, mais plutôt sur l'aspect mémoire commune. Alors là en effet, on n'imagine pas sans doute des gens totalement déracinés qui vivent sans mémoire. Sans doute la nation a-t-elle un rôle à jouer ici, mais pas comme entité, c'est quelque chose qui serait beaucoup plus sensuel, et nourricier que ces barrières tout à fait traditionnelles auxquelles on pense.

LSO :

Au fond la différence notable réside entre l'idée universelle de nation, telle que la France mais aussi l'Europe, tentent de construire et la manière anarchiste. C'est le fait de savoir si des individus, ou des groupes d'individus, aient en fin de compte la loi qu'ils veulent, ou la loi qui permet à tous de vivre en commun dans le meilleur des possibles.

Et si l'on considére que l'entité, la maison, France a encore une histoire autre que celle d'être un aide-mémoire, elle doit nécessairement configurer cela d'une certaine manière, sans interférer certes par rapport à la société civile, mais de telle sorte que cette manière, là, devienne une certaine façon de vivre au mieux l'universel. Ce qui exige une gestion en effet complexe des droits et des sanctions. Et implique que l'on puisse arriver à concilier la construction de l'action privée et une idée, éternelle, de service public. Surtout au sein même de biens communs essentiels comme la justice, l'éducation, la solidarité.

Tout dépendra alors de l'application .

Fin.

LSO.