'Le ou les libéralismes ? " Première partie

« « La « soif d’acquérir », la « recherche du profit », de l’argent, de la plus grande quantité d’argent possible, n’ont en eux-mêmes rien à voir avec le capitalisme. Garçons de cafés, médecins, cochers, artistes, cocottes, fonctionnaires vénaux, soldats, voleurs, croisés, piliers de tripots, mendiants, tous peuvent être possédés de cette même soif –comme ont pu l’être ou l’ont été des gens de conditions variées à toutes les époques et en tout lieu, partout où existent ou ont existé d’une façon quelconque les conditions objectives de cet état de choses. Dans les manuels d’histoire de la civilisation à l’usage des classes enfantines on devrait enseigner à renoncer à cette image naïve. L’avidité d’un gain sans limite n’implique en rien le capitalisme, bien moins encore son “ esprit ”. (…). (Ce) qui fait le caractère spécifique du capitalisme –du moins de mon point de vue- (c’est) l’organisation rationnelle du travail (…) ». Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964, pp.14-15, note 1, pp.15-16.

Le ou les libéralismes ?

Les griefs du présent, le passé, son avenir

Parler d’un tel sujet semble délicat parce qu’il sent le soufre, un vrai chiffon rouge agité devant les passions françaises mais pas seulement au vu des réactions secouant le monde entier et qui ont repris une belle vigueur depuis l’automne 1999 lorsque, à Seattle, puis l’année suivante à Gênes, des foules énormes surgirent, dont ne sait où, pour le vilipender. Même le 11 septembre 2001 semble en être l’une des conséquences.
Et le fait de l’aborder est déjà sujet à caution parce que si l’on ne le dénonce pas, tout de suite, il est d’emblée possible d’être catalogué comme suppôt de ce Satan moderne.

J'ai eu envie d’en savoir plus en analysant dans un premier article les reproches qui lui sont faits et en quoi il est possible d’en retenir certains et de rejeter les autres sans pouvoir être taxé de partial. Puis il s’agira dans un second épisode d’observer ses racines historiques qui contrairement aux apparences sont françaises, d’aucuns considérant par exemple 1789 comme une révolution " libérale " –ou " bourgeoise ", (du moins jusqu’à la Terreur). Enfin nous conclurons en nous demandant si ce concept a de l’avenir, s’il sous-tend l’idée de " réforme " fortement discutée à l’heure actuelle dans notre pays, ou s’il s’agit d’une illusion individualiste qui va rendre la Société encore plus injuste et ingouvernable comme ses détracteurs le pensent, et ils ne sont pas tous à " gauche "….

I. Les griefs du présent

Le terme " libéralisme " –affublé ces temps-ci de " néo " complémentaire à " ultra " pour désigner, en plus de son côté "sauvage", son aspect "global" c’est-à-dire coordonné, centralisé, à l’échelle mondiale, semble avoir remplacé le terme " capitalisme " dans la vindicte et la diatribe. Certains, à l’extrême gauche, se réclament toujours de"l’anticapitalisme", mais la formule "antilibérale " a plus le vent en poupe. Et, au PC, au PS, chez les Verts, à la LCR, d’aucuns aimeraient se regrouper et s’intituler " Gauche anti-libérale ".

Pourquoi ? Parce que le capitalisme, c’est-à-dire l’appropriation privée des moyens de production selon le vocabulaire marxiste, apparaît de nos jours plutôt comme la conséquence d’une philosophie politique qui déborde la seule idée de propriété ", celle du " laisser faire, laisser passer " traduit par ses opposants en " laisser entrer le renard libre dans le poulailler libre ".

Or, pour ses détracteurs d’aujourd’hui, cette façon de penser est à la base de l’esprit de compétition, du désir d’en avoir, d’en vouloir, toujours plus. Avec comme conséquences " la création des inégalités et de leur accroissement ", "l’exploitation de l’homme par l’homme ", la "destruction de la planète", "la faim dans le monde". Ce qui engendre et entretient " le conflit " entre les hommes. Les exemples sont légion, Enron, Elf, Air Lib pour les derniers en date.

Conclusion : il s’agit non seulement de détruire le capitalisme, mais son esprit, donc le libéralisme. Cette destruction " radicale " aura comme résultat, d’éliminer progressivement ces divers maux dont le conflit, de créer une société sans inégalité, sans esprit de convoitise, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y aura jamais de problèmes parce que l’homme a acquis des habitudes difficiles à supprimer, et que ses "pulsions " sont aussi issues de son vécu affectif. Il faudra lui apprendre à consommer moins, à devenir "frugal ", s’il veut "préserver ", "sauver " la planète et arrêter le "pillage " du tiers-monde.

Tout ce vocabulaire, issu directement des années 60, reliftant celui du 19ème siècle, et que l’on croyait sinon éteint du moins remis en cause avec la chute du mur de Berlin en 1989 est réapparu avec plus de vigueur en France après les affaires du Crédit Lyonnais, du sang contaminé, de la vache folle, et, dans le monde, avec cette impression de plus en plus tenace que le Nord "exploite" le Sud, veut lui imposer une façon de vivre, en lui confisquant déjà ses matières premières, jusqu’aux graines remplacées par des OGM.

Face à un tel catalogue dont la cause serait uniquement liée au libéralisme et à son influence, le contester vous range immédiatement du côté des "dominants", et vouloir seulement l’amender fera de vous un "réformiste" qui veut continuer à vivre aux dépens d’autrui en y mettant les formes avec quelques miettes saupoudrées ici et là.
Les tenants d’un tel discours oublient pourtant de préciser que leur diagnostic et leurs solutions vont à l’opposé de ce qu’il serait réellement nécessaire pour atteindre le but affiché : celui de l’émancipation du genre humain. Car c’est d’elle dont il s’agit au fond du fond (Marx ajoutait : ce sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes). C’est-à-dire le fait que les hommes subissent de moins en moins les contraintes de causes naturelles ou d’inégalités dues à la naissance.

Les libéraux partagent complètement cet objectif. Et c’est précisément celui-là qui nous permet d’affirmer que la majorité des " anti-libéraux qui se réclame certes de cette émancipation", -(à la différence de la minorité dite "radicale ", celle qui casse à chaque fois, parce qu’elle pense que toute émancipation est illusoire et préfère plutôt combattre "l’ordre " en général, ce qu’on appelait autrefois le " système ", puis la "machine " et maintenant la "matrice ", en référence au film Matrix…)-, elle avance cependant des analyses erronées et de fausses solutions en montrant du doigt le libéralisme comme cause de tous les maux sur Terre.

Prenons par exemple l’idée de " l’exploitation de l’homme par l’homme ".

Il n’est pas vrai que le libéralisme, le capitalisme, en soient l’origine.
Comme l’écrivait Max Weber (cf., voir plus haut) cela existait bien avant, y compris à l’époque de la propriété collective des tribus, lorsque durant une guerre les vaincus étaient réduits à l’état d’esclaves. Et sans remonter à l’exploitation des pucerons par les fourmis, voire des lionnes par leurs mâles, ce genre de situation relève plutôt de la domination du plus fort. Autrement dit, selon le rapport de forces, vous aurez des situations où cela prévaut, plus ou moins. L’homme est un loup pour l’homme disait Hobbes. Et là où il y a du pouvoir, il faut toujours du contre-pouvoir formulait Montesquieu.

Ce qui signifie que la volonté de puissance débridée existe partout, elle n’est pas le fait de telle ou telle société. Des savants ont montré (Mauss, Baechler) que même dans les sociétés dites premières, le conflit est permanent. Et dans les sociétés Maori, au large de la Nouvelle-Calédonie, mais aussi chez les amérindiens, les tribus organisaient de grandes fêtes pour se défier sur la durée des festivités, la qualité des mets, des danses, des bijoux, des joutes guerrières.

Le fait donc que dans telle entreprise, les salariés aient le sentiment d’être " exploités " (la fameuse " plus-value " ou " surtravail " de Marx) ne veut pas dire que c’est le cas partout mais seulement là où les relations sociales sont conflictuelles, le patron sans scrupule, ou criblé de dettes, poussé par les créanciers. Comment comprendre sinon les hauts revenus de certains salariés, (créatifs, chefs de projets, chefs de vente), ils ne sont pas PDG (d’Air Lib ou de Vivendi). C’est bien en fonction de leur contribution à la production des richesses que leur rémunération est calculée. Si le surtravail était une constante, si le patron doublait la journée de travail sans payer ou en accroissant la productivité sans contrepartie, ce qui existe, les plus compétents iraient vendre leur savoir-faire ailleurs. (C’est d’ailleurs là tout le dilemme et la nécessité de la formation).

Mais est-ce que le libéralisme, en tant qu’éperon si l’on veut, accentue ce phénomène ?
Non, puisque l’appât du gain, le rapport de forces lui préexistent. Le libéralisme (nous en parlerons historiquement dans le second article) n’aiguise pas nécessairement cela, autrement dit le capitalisme met plutôt en forme historiquement l’appétit de pouvoir qui par exemple sous le féodalisme se décline en luttes sourdes pour s’emparer d’officines et de marchés octroyés par l’Etat, tout en laissant le réglage des détails au Tiers-Etat.

En fait, et ce sera la conclusion de ce premier volet, pour bien comprendre la diatribe anti-libérale, soulignons qu’il s’agit d’une coalition de réactions n’ayant pas toutes la même origine.
Certaines d’entre-elles, comme il a été dit plus haut, vont croire, par naïveté que l’inégalité entre les hommes vient de la propriété comme le disait Rousseau, voire du désir de plaire ajoutait-il. Sauf qu’elle n’est pas seulement issue de là mais, aussi, de ce que l’on pourrait appeler la violence d’être au sens shakespearien, c’est-à-dire le fait de vouloir jusqu’au bout de sa nature, de repousser ses limites par appétit de vivre, sensation d’exister par le renouvellement des émotions fortes etc.

D’autres réactions vont combattre en fait la société moderne, c’est-à-dire cette capacité, depuis la naissance de la Ville, de choisir ses liens internes et externes d’appartenance, en un mot s’affranchir des tutelles, se sentir précisément libre, ce que refusent tous ceux qui veulent perpétuer les obligations les charges qui tissent le quotidien des relations féodales et tribales. C’est le cas de l’intégrisme religieux, pendant de l’intégrisme politique fasciste ou communiste qui prétendent tous nous faire sortir de la modernité pour revivre un supposé Age d’Or….

Mais est-ce que le fait de sentir libre et parfois jusqu’au vertige ne renforce pas plutôt l’émiettement des relations humaines ? Autrement dit, si aucune autre obligation que la contrainte de la loi ne vient limiter le désir individuel, où celui-ci s’arrête-t-il et n’est-ce pas, là, le reproche le plus subtil que l’on puisse opposer au libéralisme ? Nous verrons, la prochaine fois, que cette question est au cœur des libéralismes dont l’histoire est coextensive à celle de la France depuis 1789.

A suivre.