La couleur oubliée


Deux chants de prières s’élancèrent en même temps lorsque la lumière ciselant le jour se transforma en sas de feu de l’autre côté du fleuve Assil.
Le premier chant en accompagna mélodiquement le mouvement d’une voix émouvante et mélancolique alors que le second hurla sa complainte comme s’il voulait faire croire en son pouvoir sur l’astre céleste.
Le premier chant, traditionnel, célébrait, par une flûte vocale et ensorcelleuse, le Mystère du monde renouvelé quotidiennement. Le second assénait, mégaphones tonitruants, l’obligation d’entendre sa tonalité surhumaine.
Umma soupira. Elle secoua son imposante chevelure brune et but lentement son thé au goût de miel d’oranger et de mûre, tout en marchant le long de la terrasse surplombant le temple de Pâ aux colonnes immenses qui semblaient ne plus supporter que l’énorme tour métallique de la télévision nationale assilienne.
Sa main gauche caressa nonchalamment la balustrade l’imbibant d’une ambiance sereine lorsque ses yeux bleus furent attirés par les dégradés du festival solaire. Ils changeaient sans cesse les points du ciel, et les couleurs, se métamorphosant, modifiaient constamment sa configuration, passant par exemple d’un enchevêtrement spiraloïdal violet et bleu à une figure elliptique grise, orange et noire qui brusquement s’éclipsa. Dans le silence de la nuit. Laissant les choses et les humains, seuls, dans leurs atomes du soir.

Les chants s’étaient estompés. Le second traînait encore, se durcissait par endroit. Cette impression fut si forte qu’Umma crut étouffer sous sa pression. L’air inspiré la rendit si hagarde et angoissée qu’elle chercha un peu de réconfort en observant les rues d’Assil, pensant que quelques couleurs chatoyantes lui feraient le plus grand bien, comme toujours. Mais elle se rendit compte, brutalement, comme si un voile était tombé violemment devant ses yeux, qu’en bas, dans la rue, hommes et femmes n’étaient habillés qu’en noir et blanc.

Pas une seule couleur à l’horizon.
Umma se rappela brusquement qu’en Assilie la couleur avait été proscrite parce qu’elle excitait trop les sens, les orientait trop vers la sensualité au lieu de les élever dans le giron rigoureux de l’abandon de soi au recueillement spirituel décidé d’en haut. Par contre, le noir et le blanc, -âme et éternité- étaient censés apaiser les sensations du corps, à terme tentaculaires, si rien ne les retenait.

La danse était par exemple interdite.
Umma, dans un sursaut de défi, regretta qu’il n’y eut pas assez de lumière pour observer dans le miroir fêlé du vieux bar en bois craquelé sa tenue bariolée représentant les sept couleurs magiques. Pantalon bleu : couleur protectrice et décapante de l’atmosphère formant horizon, volonté de vivre à sa façon mais en contact avec l’univers ; chemisier jaune: plongeon de l’âme dans l’inquiétude du monde et le souci d’y agir en conscience ; pull rouge sans manches : vivacité et volonté de se retrouver dans les métamorphoses ; bottines marrons : couleur du solide terrien qui sait ce qu’il veut ; foulard vert pomme : pour recueillir la lumière du monde et la transformer en source de vie ; ceinture noire : maintien singulier de l’usure, aggloméré et opacité des énergies du temps qui passe ; étole blanche sur les épaules : dextérité à rassembler tous les pôles des couleurs en mélodie de l’âme.

Son voeu de lumière électrique fut soudain exaucé. Umma se retourna pour découvrir qui était l’auteur du flux artificiel. Personne. Le bar, les petites tables rondes et leurs fauteuils aux diverses tailles et formes, le coin Internet, les étoiles condensant les énergies indispensables aux nervures atomiques composant les cellules, Umma tournoya entre elles telle une derviche. En vain. Mais dans un second tour elle trébucha. Sur un pied à la chaussure noire. Un homme, grand, rieur, moustache et yeux malicieux la regardait avec insistance. Un peu trop pour Umma qui cligna des yeux, sa main droite se levant en paravent pour se cacher de rayons de pensée trop puissants.
- J’espère que je ne vous ai pas fait peur...
- Un peu...
Umma recula, heurta un fauteuil et se sentit tomber lorsqu’une main de l’homme s’empara de son bras gauche, la retint, et elle entendit :
- Et si nous dansions ?
- Je ne sais pas...n’est-ce pas interdit ?...
- Vous n’entendez pas ?...
Une flûte aux sons lancinants, venant de nulle part et difficile à déterminer, prit possession de l’instant ; un orgue s’enfonça dans la brèche, forçant à onduler, ce qu’Umma fit avec grâce tandis que l’homme esquissait quelques pas en la faisant tournoyer.
Le temps estompa l’espace, Umma se sentit emporter dans une façon de voir, de porter le monde. L’homme était seyant, mais l’inquiétude de la situation eut raison d’elle et une pointe d’angoisse ne tarda pas à surgir, venant du foie. Elle sursauta. L’homme s’éloigna lestement et tout aussi prestement revint avec un soda.
- Merci...
- Pas de quoi.
Umma l’observa entre deux rasades du liquide agréablement picotant et vit à sa grande surprise que l’homme, grand et élancé, aux traits fins et réguliers, et aux manières de plus en plus courtoises était lui aussi habillé en couleurs...
- Vous n’êtes pas... comme les autres... sussura Umma dans un souffle qui se cherchait encore et virevoltait maintenant entre des excitations des plus sensuelles.
- Cela vous étonne ?
- Un peu... Puis-je vous demander qui me vaut l’honneur de...?...
- Je suis le propriétaire de l’hôtel.
- Mais encore ?...
- Je vous le dirais... A une seule condition...
- Oui ?...
- Venez avec moi... Ce soir...
- Je ne sais pas...Où cela ?...
- A une fête...
- Je croyais que c’était interdit...
- Pas pour tout le monde...
- Je ne comprends pas...
- Venez...
Umma ne sut pas sur quel pied danser. L’homme la regardait, souriant, il avait peut-être trente ans. Une envie de se calfeutrer dans ses bras, de sentir à nouveau l’odeur de sa peau la parcoura. Elle tressaillit et lança :
- Dites-moi une chose et je vous suivrais...
- Oui ?...
- Etes-vous d’accord avec cette interdiction des couleurs ?
- Oui.
- Comment ?!!! Vous en portez !...
- Certes...mais ce n’est pas la même chose...Mon nom est Cather...Vous vous appelez Umma n’est-ce pas ? Archéologue de profession, vous venez étudier les dessins du troisième pylonne du temple de Pâ...
Umma se leva, stupéfaite, son désir naissant s’était estompé.
- Vous êtes de la police ?!!!...
- Je suis membre de la Protection Vertueuse du Peuple, la PVP...
- Vous m’arrêtez ?...
- Ha ! ha !...Que vous êtes drôle...Mais non ! je n’ai aucune envie de vous arrêter...Pourquoi ?...
- Je suis habillée en couleurs...j’ai accepté de danser avec vous...
- Vous ne comprenez pas...
Cather, habillé tout en rouge, un foulard bleu de motard dans les cheveux, resta un moment silencieux, puis, d’un vaste geste de la main désignant la ville d’Assilis, il dit à Umma :
- Les couleurs apportent le désordre si vous ne les maîtrisez pas... Le peuple, par nature, ne sait pas...Pas encore en tous cas...Peut-être un jour...
- Je ne comprends pas...
- Attendez avant de juger...
- Attendre quoi ?...
- Venez avec moi...
- Mais où donc ?...
- Je vous l’ai dit...
Au fur et à mesure que les choses s’épaississaient Umma sentit monter en elle un océan de fureur froide. Mais son besoin de raison et de sens s’affermit et elle sut soudain quoi faire, comment et quand organiser la récolte de sa révolte. Elle demanda :
- Bon... d’accord...Mais il me faut aller dans ma chambre me changer...
- Mais non...restez comme vous êtes, au contraire...
- Je ne peux pas rester ainsi...j’étouffe...je veux me doucher...réfléchir...
- Nous n’avons pas le temps... Il suffit de cacher vos vêtements par quelque chose de plus ample...Je vous attends en bas...
- D’accord.

Umma glissa vers sa chambre, tout à côté, et s’empara d’une caméra calfeutrée dans un téléphone portable, gadjet que lui avait offert son frère journaliste expatrié en Astrérie et travaillant au Street Journal. Puis elle enfila un manteau noir.

La portière claqua lourdement derrière Umma et la limousine klaxonna lorsqu’elle se déhancha pour s’enfoncer dans le flux bourdonnant, incessant, d’Assil. Umma regarda les rues prisonnières du noir et blanc, hommes et femmes s’évitant, enfouis dans des vêtements informes où toute marque de prestance était gommée.

La limousine fit crisser lentement ses pneus sur du gravier bien entretenu, Umma en adorait la musique, s’il n’y avait ces circonstances ! Elle ouvrit sa portière avant que Cather ne le fit et huma d’abord tout autour, ses yeux cherchant une enclave amie pour s’y adosser. Les montagnes accompagnant le tracé d’Assil, en face, la rassurèrent par leur imposante gracilité à être du monde et à s’en soustraire. Umma fit donc comme elles.

Les corps colorés virevoltaient au son dense d’une techno-jungle endiablée tout autour d’une immense piscine en plein air, entourée des montagnes, taillée à même leur pierre. Des rires rauques ou cristallins se mélangeaient aux bruissements de l’eau ruisselant avec avidité sur des chairs effrontées dénudant leur perfection plastique au gré des effluves enivrées.
Umma n’en perdait pas une miette, s’écartant par instant, dos aux montagnes, elle faisait mine de téléphoner et filmait les personnalités du régime d’Assilie qui ordonnait jugeait condamnait le jour sur tous les médias du pays toute entaille à l’ordre noir et blanc et qui, ici, la nuit, « se la donnait » comme disaient les jeunes dans son pays à elle, le pays de la liberté d’être de penser et d’entreprendre : l’Atromie.
-Vous téléphonez beaucoup plus que vous ne dansez...
Umma se figea, rangea sans précipitation son portable-caméra et réfugia son stress dans le mystère des montagnes, imita leur impassibilité avant de toiser Cather tout sourire, un bras en avant pour l’inviter à danser.
- Des coups de fil en retard...
Umma sentit Cather l’observer, elle détourna les yeux et les glissa au loin vers les myriades d’étoiles qui lui scintillèrent comme jamais. Elle eut brusquement envie de pleurer en les voyant si belles et leur adressa une supplique au bout de ses pensées. Mais elle était terrassée à l’idée de ne pas pouvoir atteindre leur tranquillité éternelle, loin de la bassesse humaine. Elle dit :
- Et maintenant ?...Que vouliez-vous me montrer ? Seulement ça ?…
Umma désigna l’opulence véloce et volage tournoyant sous les micro-ondes des morceaux musicaux à la mode.
- Avez-vous assez filmé ? Ou vous faut-il entrer dans le palais ?...
- Pardon ?...
- Je crois que tous les dirigeants du PVP sont autour de la piscine...Vous avez fait le bon choix...
Umma devint blanche. Moite. Ses repères s’effaçaient, elle ne sut que faire pour contrebalancer sa perte de contenance, de la chaleur s’échappait, elle suait, et l’effroi s’empara définitivement d’elle.
- Je... Je ne vois pas de quoi vous parlez... Un vent vint vers elle et sembla éponger son front. Elle se reprit et dit :
- A moins que vous vouliez signifier par ce terme que je suis en train de mémoriser les contradictions de vos dirigeants ?...
- Leur hypocrisie plutôt...Mais nous n’avons plus le temps de philosopher...Voulez-vous m’aider oui ou non ?...
Umma regarda Cather comme si elle le voyait pour la première fois. Qui était-il vraiment sous son rouge et son bleu ? Elle eut envie de lui dire oui, un soulagement précéda soudain sa parole possible puisque de nouveau elle sentit quelque chose s’emparer de ses émotions, partir de sa chair et aller chercher chez lui quelque réconfort. Mais si c’était un piège ? Que risquait-elle ? Se faire enlever lorsqu’elle lui dévoilerait son acte de journaliste, et se faire décapiter ? Umma le regarda à nouveau.
- Nous allons partir...
- Où ? Umma sentit son sang se glacer.
- Je vous emmène là où vous pourrez montrer votre film à toute l’Assilie...
- Ramenez-moi plutôt à l’hôtel...
- Ce serait dommage...
- Où voulez-vous donc aller ?
- Venez ! Nous n’avons plus beaucoup de temps...
Cette impatience de Cather l’intrigua mais sembla la rassurer. Ils s’éloignèrent promptement.

Deux gardes armés empêchaient l’entrée réservée aux officiels du temple de Pâ. Umma s’effraya et se demanda ce que voulait faire Cather lorsqu’elle entr’aperçut derrière les portes vitrées toute une escouade de soldats, adossée aux pylônes de la salle hypostyle, sur des chaises pliantes, jouant aux dés et buvant un thé.
Cather s’approcha des deux premiers gardes, Umma eut un mouvement de recul. Il discuta doucement puis de plus en plus fermement à mesure que des billets de banque apparaissaient et disparaissaient. Il y eut un moment de flottement puis la barrière militaire s’effaça. Cather prit la main d’Umma et ils traversèrent la salle en trombe sans qu’aucun garde ne daigne les regarder : réincarnation libérée des figurines colorées parsemant les pylônes de ce palais ancestral.

*

Umma regarda fébrilement l’écran de contrôle de la régie nationale de télévision assilienne et sourit à Cather lorsqu’elle vit le programme de l’unique chaîne s’interrompre et la présentatrice annoncer un évènement exceptionnel. Umma observa que tous les gens de la régie restaient immobiles pendant qu’ils voyaient l’élite du régime faire exactement ce qu’elle interdisait toute la sainte journée. Umma alla aux fenêtres et aperçut les soldats s’agglutiner autour de petits écrans, se hélant mutuellement, hurlant pour ameuter du monde.
- Umma !
Cather désigna un grand balcon donnant sur une rue très passante : les gens accouraient vers les cafés comme s’il s’agissait d’un match de football et s’asseyaient sur des chaises pliantes sorties on ne sait d’où.
Umma n’avait plus besoin de voir. Elle sentait la révolte enfler dans la foule au fur et à mesure que son film se déroulait.



Quand le métro d’Atromville ferma ses portières et redémarra, un jeune garçon, sur le quai, dit à son père :
- Tu vois ! les petits ronds viennent de changer de couleur...
Umma sourit en observant en effet la couleur rouge courir mécaniquement le long du quai et se transformer automatiquement en mauve tandis que le métro s’éloignait ; elle se dit que cette métamorphose si facile techniquement devenait un casse tête lorsqu’elle s’inscrivait dans les affaires humaines. Mais quand son portable vibra et qu’elle lut le nom de Cather, Umma se mit à tournoyer sur le quai dans l’indifférence de la foule.

LSO, 28 février 2002