Cannes 2003: triomphe du (faux) témoignage, effacement du cinéma
Joan Dupont, est l'auteure d'un article remarqué intitulé Le cinéma occidental à bout de souffle ? dans lequel elle explique par exemple ceci:
" (...) Lâge dor de Hollywood, dans les années 30 et 40, fut dû en grande partie à un afflux de talents venus dEurope, qui fuyaient le communisme ou le fascisme.Le critique new-yorkais Dave Kehr, membre du comité de sélection du New York Film Festival, organisé par le Lincoln Center, partage un point de vue similaire. Selon lui, la vitalité du cinéma asiatique sexplique par la résistance que ces pays opposent à la dérision post-moderne et au second degré: «Ils prennent au sérieux les histoires quils racontent et les genres quils explorent alors que lOccident ne croit plus aux vieilles formules mais ne réussit pas à en proposer dautres.» (http://www.unesco.org/courier/2000_10/fr/doss12.htm).
Joan Dupont est journaliste à International Herald Tribune, et dans son édition du 27 mai elle cite Todd McCarthy, un critique réputé de Variety qualifiant "Elephant", le tenant de la palme d'or, comme "un exercice de style gratuit qui n'apporte aucun éclaircissement sur le drame de Columbine, ce qui implique son inutilité au mieux, son irresponsabilité au pire" ( "To make a film about something like the Columbine student shootings incident and provide no insight or enlightenment would seem to be pointless at best and irresponsible at worst, and that is what Gus Van Sant has done.") http://www.iht.com/articles/97552.html ).
Pourquoi une telle réaction ? Et pourquoi parle-t-elle plus haut de "dérision postmoderne " dont The Brown Bunny (que Télérama a "aimé" dans son édition du 28 mai) est l'exemple récent ? Et que cherchait Patrice Chéreau à récompenser, à deux reprises, Elephant (avec le prix de la mise en scène) ?
Chéreau a récompensé un film qui imagine seulement faire un constat, mais, en sourdine, entre les lignes, montre du doigt les USA qui, tels qu'ils sont aujourd'hui, deviennent la cause même, la gachette réelle. Si en effet ce film, aux dires des critiques, américains, cités plus haut n'apporte aucun "éclaircissement" sur ce drame, américain, s'il met en scène ce drame comme s'il surgissait de nulle part, au sens fort, c'est peut-être par qu'il désigne ce nulle part comme étant les USA, qui prendraient corps comme catastrophe pour la terre entière. Strophe, les USA, apostrophant le réel atrophié comme cataclysme. Elephant filmant pour ainsi dire la rencontre de boeings (les lycéens) fracassant les Twins (leur propre lycée), laissant ainsi entendre, par réverbération implicite, (dans le silence des soupirs chevauchant les lignes à haute tension symboliques qui trament les villes modernes), que "la" cause gît et agît dans ce qui rend possible l'impossible: l'existence même des Twins ce symbole à dépenser comme le dirait Baudrillard ou Derrida. Les islamistes étant au fond pour ces derniers les élèves du monde, ivres d'un refus de dérision et, en même temps, son expression littérale qui vient (s') exploser comme une bulle de (gum) plastique à la face du réel mis sous miroir, celui de la consommation de leurs propres reflets embellis.
Les lycéens américains auraient alors agi par procuration, tout comme les islamistes, ou les altermondialistes et les grévistes français d'aujourd'hui: ils briseraient le miroir qui se joue de leur reflet. Mais nos exégètes oublient de dire que nos corps y sont également projetés, que la civilisation démocratique se fragilise (Athènes se meurt), que plus le Nord voit ses bases sapées, plus le Sud voit pulluler les micro-dictatures et les ploutocraties, tandis que la vie en commun disparaît en même temps dans le même fracas de sa diffraction.
Voilà pourquoi Chéreau a signé, deux fois, pour Elephant. Non pas parce que ce film chercherait à comprendre que ce genre de crimes juvéniles en série s'effectuent plutôt aux USA, mais parce que ce film montre du doigt l'impure, celle dont tout le mal provient : l'Amérique des Twins. Le Système. La Matrice. Sans se demander si ses maux que l'on croit spécifique (tel le phénomène des gangs d'ados) ne signifient pas en fait qu'ils ont, peut-être, et seulement, dix à vingt ans d'avance avant de venir s'échouer aux pieds étonnés de l'Europe si donneuse de leçons (l'Allemagne a récemment connu ce genre de phénomène pourtant). Ce qui impliquerait de chercher d'autres sortes d'explications (peut-être dans l'absence de limites : où se trouve le réel lorsque les adultes en viennent à nier les contraintes, les stades, les interdits). Mais ce serait trop demander. Surtout pour quelqu'un comme Chéreau (ou comme Baudrillard/Derrida) qui exprime bien ce paradoxe de plus en plus schizophrène : comment dénoncer une catastrophe que l'on entretient et même envenime...
Car telle est cette espèce de contradiction posée précisément comme ce qu'il faut atteindre : dénoncer par torrents certains maux tout en faisant en sorte de les aggraver puisqu'au lieu de créer des explications qui pourraient servir à les comprendre et, de là, à les limiter, ces maux, -(dont certains sont coextensifs à l'humanité même, leur forme seule différant selon les circonstances, voilà ce que dit, peut-être, Dogville de Lars Van Triers)-, sont plutôt mis en scène, voire proposés comme outils de destruction du monde moderne en mettant en cause cette capacité même à nous permettre de choisir les liens internes et externes d'appartenance. Si en effet je suis libre pourquoi ne pas l'être jusqu'au bout en la refusant ? Puisque celle que l'on connaît empêche de tuer, aiguise le sens moral, mais en même temps permet d'abuser d'autrui.
Conclusion ? Tuons-la puisqu'elle n'est pas univoque, pure et parfaite ! allions-nous à ses pires ennemis (traitons de racistes ceux qui s'opposent au port du voile à l'école publique...).
Sauf que l'on oublie de signaler que ce faisant la liberté disparaît parce qu'elle n'est pas programmée dans son contenu et qu'elle nécessite donc un combat permanent.
Comment s'étonner dans ces conditions que cette façon de réduire la modernité à ses râtés et de confondre liberté et nihilisme n'alimentent pas la haine de ceux qui sont bien contents de pouvoir la mettre encore plus à mal tant celle-ci remet en cause leur pouvoir sur des populations désireuses elles-aussi de choisir la forme de leur propre vie. Comme les femmes.
Chéreau participe de cette alliance entre ultragauchisme et intégrisme puisqu'il ne fait qu' envenimer les choses par ses explications erronées et provocatrices sur le mal ultime que seraient, en eux-mêmes les USA (qui devraient se dissoudre en même temps que le G8...).
On peut en effet élargir toute cette problématique à l'esthétisme ambiant qui sombre dans un hyperréalisme de la névrose ou des courbures charnelles trop charnelles, lorsqu'il ne tourne pas dans le social exotique, tout en dégoulinant de cette fausse pédagogie expliquant que ce serait plutôt la liberté, au fond, qui est nuisible puisqu'elle n'empêche rien et en même temps sanctionne, empêche, par exemple d'interdire l'interdit, de réduire le privé au fait que tout y serait permis et de réduire le public à l'ordre, où tout serait sous contrôle.
Pis, la liberté articulerait affinement et développement en établissant une opposition irréductible entre ce qui les favorise et ce qui les combat. Ce qui est inadmissible pour la nouvelle norme à la mode qui fait justement le lit des extrémismes lorsqu'ils combattent la liberté en la confondant avec la licence, citant ceux-là mêmes qui exigent cette confusion tout en interdisant que l'on conteste ce choix, hurlant au loup le 21 avril, faisant tout pour qu'il vienne le reste de l'année.
Exit donc le cinéma qui pourrait en parler, bienvenue au (faux) témoignage qui se complaît dans le descriptif sans éclat, tout en s'entourant d'éclats sans autre raison que de continuer à détruire, tout en remplissant le tiroir-caisse comme les autres (ainsi le cinéma français s'exporte bien).
Le cinéma, en Occident, n'est pas mort en tant qu'art parce qu'il aurait été uniquement tué par la recherche, effreinée, de fonds lorsqu'il est devenu industrie, mais bien par manque de fond. Celui que Chéreau incarne par excellence.
En fait il ne pouvait pas récompenser Dogville, encore moins le comprendre, parce que ce dernier film cesse de se demander si l'oeuf précède la poule, si l'homme est seulement le produit de son environnement, s'il n'y a pas aussi à voir du côté de leur intrication qui se démêle plutôt qu'elle ne se tranche comme le croyait Alexandre.
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Intervention divine,Créance de sang, Le pianiste.
Intervention divine est bien plus étonnant que prévu: ce n'est pas seulement un opus partisan sur le dur ennui des âmes sous occupation israélienne. C'est aussi, et surtout -heureusement! une amorce de pensum sur leur côté obscur au quotidien sous l'emprise permanente de la bêtise et de la lâcheté.
Certes, l'israélien apparaît en priorité borné et agressif et encore et toujours l'illustre inconnu sinon méprisé du moins ignoré. Mais certains travers palestiniens sont bien caricaturés comme ce voisin se plaignant auprès de sa voisine lorsqu'elle lui renvoie les sacs poubelles qu'il a pourtant lancé en premier dans son jardin. Ou encore lorsque se distille cette sourde et lancinante impression de croiser des corrompus en grosses voitures ne vivant donc pas si mal que cela le "joug sioniste".
Et puis ce qui reste attachant réside dans ce souci de montrer une relation amoureuse sous l'angle de la modernité, lorsqu'il est possible de voir des doigts s'emmêler au-dessus d'un levier de vitesse, ou effleurer une demie-cuisse de femme palestinienne en mini-jupe et donc, automatiquement, sans voile.
C'est frais, émouvant, surtout lorsqu'il est entrevu que leur difficulté à se voir tient moins au fait qu'ils habitent dans des villes différentes, séparées par des checks points israéliens, qu'à l'impossibilité, désespérée, d'une telle rencontre; puisque l'on se doute bien qu'en cas d'instauration d'un Etat palestinien, puissamment endoctriné par le nouveau totalitarisme illuministe prétendant parler au nom de la troisième religion du Livre, une telle liaison est tout à fait improbable, elle sera durement pourchassée avec effet de mort.
Aussi lorsque la dernière scène montre la jeune femme se transformer en kamikaze un peu "effet spécialisé" en ninja volant tigre et dragon, le malaise prend le dessus, malgré l'humour d'un ballon rose à l'effigie d'Arafat, s'élevant au-dessus d'un check point interloqué, belle occasion pour ridiculiser une dernière fois "l'envahisseur" à défaut de le comprendre.
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Créance de sang
Clint ne rend pas hommage à l'art d'être grand père, mais à la série B, à son imaginaire bétonné dans le quotidien des néons suintant la lassitude des solitudes noyées dans l'artifice des rêves urbains, lorsque les innombrables corps croisés et uniquement saisis par l'oeil alimentent encore plus un onirisme étrange bien observé par Simmel lorsqu'il décrit la spécificité d'une ville comme Venise où il n'existe plus aucun autre animal que l'homme.
Il est donc difficile d'en comprendre les rêveries, tragiques, sans avoir été sous perfusion B, malgré des efforts surhumains d'en approcher les rivages à coup de cures polars, "fleuve noir" aux eaux lourdement surdosées par le recyclage punky-gaucho s'apercevant soudain au bout du hublot que quelque chose comme du réel surnage sous les néons urbains.
Certes, il fut de bon ton, dans les années 80, lorsqu'ils leur semblaient -aux critiques- que l'inspecteur Harry donnait tout de même l'impression de prendre parti pour les "petits" contre les "gros" dominant le monde kafkaïen de l'Etat et de la Ville, il fut de bon ton, à l'heure du polar sous perfusion cocaïnée, de reconnaître la série B comme genre à part entière.
Mais entre se rapprocher, voire simuler une compréhension, et saisir, réellement, cet univers, il y a un pas de deux impossible à réaliser pour les clercs ou qui se prétendent tels : d'où leur rejet, poli, du dernier film de Clint qui dévore pourtant miami vice en vrai. Leur compréhension de la ville, de ses méandres mouillées de trouille au carrefour des sourires fatigués mais espérant encore du goutte à goutte du temps, s'arrête sans doute au carrelage spermatique-spasmodique des Particules élémentaires, voire aux hoquets besogneux de Le Dantec, ou le degré zéro d'une chimie politique, c'est peu dire, d'une gravitation symbolique, c'est sûr.
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Le pianiste est certainement le film qui m'a fait le plus comprendre, dans le moindre de ses détails, percutants, et si bien dessinés (enfin!) -semblable en cela au cinéma américain de naguère (avant que celui-là soit dévoré par "l'effet spécial"), que le nazisme n'avait rien à voir avec la modernité mais, au contraire, fut le mouvement le plus anti-moderne qui soit.
Plus encore même que le marxisme-léninisme soviétique, qui le fut, lui aussi, mais, par dépit, c'est-à-dire en génération spontanée, par défaut, Lénine en brûla même son hémisphère droit tant il n'arrivait à ne plus rien imaginer, à l'exception d'un plus de traîtres et de bourgeois à tuer;le nazisme avait, lui, programmé, minutieusement, avec beaucoup de ruses, bien décrites par le film de Polanski, la purification ethnique.
Seulement, lorsqu'il s'agit de quitter les rivages immédiats du film, pour comprendre leurs linéaments souterrains, les explications dites "postmodernes" rétorquant qu'il y aurait, tout de même, un lien entre "modernité et Holocauste", parce que les Allemands ont utilisé ("outilisé") la technique et l'industrie pour programmer la "solution finale", reviendraient à faire croire que Ben Laden est la pointe ultime de la modernité parce qu'il a utilisé des avions et spécule en Bourse pour s'acheter de quoi faire sa future bombe "sale".
Les Allemands étaient anti-modernes parce qu'ils ne voulaient pas du temps, politique, imposée par la modernité, c'est-à-dire une démocratie dominée par la constitution d'un Etat central aux dirigeants élus et par l'émergence d'une société civile urbaine moins basée sur les Métiers et bien plus sur la mobilité que le conflit social et une concurrence mondiale venaient cependant de plus en plus fragiliser comme ce fut le cas dans les années 20 du 20ème siècle.
Hitler leur donna l'Etat central, assura la mobilité au sein du Parti-Etat, et voulut détruire toute concurrence extérieure, mais aussi intérieure, c'est-à-dire les Juifs, afin que les Allemands restent supérieurs.
Les Allemands se sont en effet toujours pensés supérieurs -il suffit de lire les Discours à la Nation allemande de Fichte.
Les nazis, eux, considéraient que la seule "race" qui leur faisait de l'ombre était les Juifs puisque les Anglais et les Français avaient succombés en s'avachissant dans le douçâtre du commerce sans âme et dans la trahison des idéaux de grandeur si violemment dénoncée par Nietzsche et Jünger.
Quel rapport dans ce cas avec la modernité ? Les "postmodernes" réduisent celle-là à la science et à la technique, comme le faisait, soit dit en passant, ceux-là mêmes qu'ils étaient censés combattre, je veux parler du scientisme et du positivisme, et écartent la liberté de penser et d'entreprendre comme horizon même de la modernité, puisque le courant dont ils sont en majorité issus -le marxisme léninisme, a toujours récusé cette double face de la liberté.
Certes, il est possible de plaider qu'au sein de la modernité des courants puissants privilégient la gestion sur le sentiment et préfèrent les joies hallucinantes de l'argent aux joies futures des lendemains qui chantent.
Est-ce pourtant une raison pour que les "postmodernes", dans un relativisme culturel inquiétant, fassent tacitement alliance avec ceux-là mêmes qui refusent toute mobilité, tout changement autre que technique, préférant plutôt une société figée aux corps pétrifiés par la soumission à la tradition ?
Il serait bien plus intéressant pourtant d'approfondir plutôt la modernité en construisant des processus de contre-pouvoir à l'échelle mondiale qui permettraient de plus en plus à la qualité et à la solidarité d'avoir leur mot à dire.
Voilà d'ailleurs pourquoi je proposerai dorénavant le concept de néomodernité.
Le suffixe "néo" stipulera le fait de prendre en compte la nécessité d'affiner la modernité au lieu de la rejeter comme le font certains adeptes d'une nouvelle frugalité agitant "l'extrême droite" et la "globalisation" comme stades suprêmes de la technique produisant-détruisant les corps devenus fétiches d'eux-mêmes et marchandises pour les autres, alors que cet état de fait, certes réel, n'est pas fatal s'il reste circonscrit à une dimension donnée, très limitée, du développement, c'est-à-dire ne l'exprime pas en tant que tel.
Le film de Polanski est, heureusement, aux antipodes de cette instrumentalisation, même si, néanmoins, il y montre seulement la force brute en action : il ne l'explique pas.