Loft Story et les présentatrices canadiennes dénudées

Il semble bien que le devenir de l'apparence et de l'image ait aussi atteint en France son point le plus tendu, lorsqu'il se brise pour surgir comme il est partout ailleurs, en mille faisceaux épars, chacun dans sa perception, son silence. Et son ricanement.

Au départ de cette histoire, il y avait juste un jeu, cruel, comme le monde. Et puis maintenant la règle voyeuriste ( au sens large ) se dévoile en instance majeure, la traque s'étend et prend les téléspectateurs dans sa trame et les vise dans les tripes et leurs désirs inavoués. Vos fantasmes nous intéressent. Les corps du jeu jetés en pâture sont une matière première dépecée, par les bouchers cathodiques, en bouts de vie, lambeaux de privé, de rire. Chacun repart avec son monceau de chair folle, l'air vache.

Si l'on en parle autant, y voyant même une socialité à l'état brut, c'est que la France semblait encore épargnée du passage à l'acte. Il y avait bien dans les talk-show divers les témoignages sur les uns et les autres et les mariages en direct, mais l'auto-expérimentation d'un peep-show géant n'était pas d'actualité. Aujourd'hui c'est chose faite. Et il dévoile ce que l'on savait déjà depuis au moins vingt ans : la lente montée de la presse de charme, de la presse dite "people", puis leur déploiement partout, accompagnée comme légitimation "radicale" par la naïveté postpunk aux commandes des médias et des émissions à la mode, celle de la petite bourgeoisie urbaine blanche en fin de course idéologique depuis l'émergence du mondial et qui croit pouvoir encore choquer par la fesse et les révélations scabreuses alors qu'il s'agit toujours en fin de parcours de fric et de renommée facile comme il existe de l'easy listening.

Le danger n'est alors pas tant dans l'émergence au grand jour et à vaste échelle de cette tendance consommatrice sournoise de sexe, de malheur, et du réflexe comparatif ricanant ( "j'attends le moment où ils vont craquer" avancent certains comme justification ) spécialement développé chez les 15-34 ans avides de points de mire et de romans photos en temps réel, le danger réside dans le fait qu'elle accentue l'idée qu'il suffit d'avoir une apparence "canon" pour faire son trou dans la toile cathodique (comme c'est paraît-il l'espoir des participants) alors que souvent on s'y écrase seulement comme mouche à m... sur son écran miroir.

Dans "Loft Story", les assemblages du moment, packs de signes en consigne, s'auto-commentent leurs pensées à voix haute, comme si toute action n'était qu'affaire de technique et de meilleures faces, leur corps comme écran, le public comme référent, sésame, qui ouvrira le trésor du quart d'heure de célébrité si l'on sait bien assembler les pixels à la mode en temps et en heure. Avant que le pouce ne se dirige vers le bas.

L'hégémonie du plastique sur l'esthétique, la fascination pour les lignes parfaites, le détournement des signes, tout cela était bien entendu déjà présent dans la politique spectacle quand il suffisait d'une cravate bien assortie pour se vendre comme savonnette idéologique. Leur accentuation, leur généralisation, expriment une mentalité shizophrène où il n'est plus question de percevoir quelqu'un à partir d'une conception. Mais seulement en fonction de ce qu'il dévoile de tout à fait autre dans l'instant.

Ainsi par exemple l'important pour ce site montrant des présentratrices canadiennes commenter sérieusement l'actualité tout en se déhabillant comme si de rien n'était signifie, semble-t-il, que ce qui excite c'est surtout l'indifférence froide, technique, qui se dégage de cette association calculée entre le débit d'un dire censé exprimer des choses significatives et la frivolité fantasmatique d'un déshabillage automatique et surtout sans faille, renvoyant à son seul plastique découplé de toute autre signification hormis l'impression qui irradie, excite.

La dureté d'un réel signifié dans telle ou telle information sérieuse refroidit alors son choc émotionnel dans le bac glacé des lignes charnelles parfaitement dévoilées sans aucun problème, aucun sens. Mais le choc émotionnel devient si froid pour le coup qu'il implose, passant tout de suite au stade de la déjection précoce sans passer par la case érection. Plus l'indifférence s'affiche, plus l'excitation s'affirme, plus l'impuissance s'impose. Et ceci se passe de façon d'autant plus forte qu'elle devient compensatrice d'une impossibilité à agir.

Ce dernier aspect, celui de la compensation par la consommation rapide, convulsif et ricanante, de sexe, de violence, du malheur, est également symptomatique de cette sensation grandissante de se voir uniquement confiner dans le réel gris et pollué, tandis que le soleil semble briller à tous les étages du réel cathodique.

Dans ce cas plus on se sent oublié, perdu dans les spots urbains, plus la consommation des apparences plastiques s'amplifie. Et cette boulimie devient d'autant plus compensatrice qu'elle s'exprime également dans les dérives violentes d' une certaine jeunesse de banlieue. Ainsi on peut lire dans le Monde :" (...) Derrière la pratique des tournantes, c'est une grande misère sexuelle et affective qui se révèle. " Les garçons sont dans une logique de pure consommation sexuelle comme le montre la prédominance de la fellation et de la sodomie dans les pratiques, explique Marie-Claude Fourment, professeur de psychologie à l'université de Villetaneuse. "

En fait il s'agit moins d'y voir seulement " une logique de pure consommation sexuelle" que l'expression d'un manque de reconnaissance qui s'affirme par le plus petit dénominateur commun : la sensation d'exister dans l'absolue soumission de l'autre à ses propres desiderata. Il ne faut d'ailleurs pas oublier que chez certains singes l'obédience se souligne en présentant son postérieur au membre d'un rang supérieur. De même le phallus a toujours signifié le symbole de la puissance en acte en plus de celui de la fertilité. Dans de telles conditions, plus le sentiment d'exister décroît plus les signes de possession absolues sont recherchés pour compenser.

Ainsi plus le narcissisme s'accroît comme supplétif au manque d'être, plus l'exibitionnisme se répand, le média jouant le rôle du confessionnal, du divan, et de la galerie des Glaces. La vie dite autrefois "privée" s'étiole dans sa distinction, de telle sorte qu'il n'existe même plus l'épaisseur d'une feuille de cigarettes entre des vies interchangeables, différentes, peut-être, mais à la façon d'une combinatoire du même cube amovible.

L'opacité de la ville recherchée autrefois pour la sécurité de son indifférentiation face au village s'efface donc de plus en plus au profit du retour sournois de la rumeur mais à l'échelle du monde.