A propos d'une expo Picasso ( et de ses "dérivées" )

Il est toujours redoutable de critiquer un monstre sacré. Et particulièrement lorsque le prétexte pour le faire prend comme cible une exposition supposée le mettre en valeur alors qu'elle isole dans son oeuvre un aspect, celui du rapport au sexe, et l'instrumentalise à d'autres fins. En effet une expo "Picasso érotique" prétend dévoiler tout (à la Galerie nationale du Jeu de paume jusqu'au 20 mai clame-t-on dans Le Monde daté du 22/02/2001 ) et, en fait, "tague", détourne, en sourdine.

Mais, déjà, critiquer ainsi risque souvent de déclencher certaines ires. Surtout lorsqu'il s'agit de sexe. Et de Picasso. Ce qui débouche souvent sur le fait d'être étiqueter, d'emblée, comme "réac".

On peut en effet vous rappeler vertement, que les nazis ont condamné le cubisme cet "art nègre". Mais les "vrais" réacs perdraient-ils du temps à démontrer leur critique ? Pas sûr. Aussi tentons le coup en expliquant que ce qui gêne dans cette expo est moins ce qui est exposé que la manière de le faire et d'en parler.

Car le problème ici n'est, décidément, pas tant l'exposition que son rétrécissement thématique. Qu'il y ait une rétrospective de l'ensemble de l'oeuvre, oui, mais que l'on en isole un moment, monté en épingle, c'est surtout cette manip, , qui fait problème.

Certes les puristes appelés à la rescousse pourront tout de suite valider une telle expérimentation idéologique en avançant leur compétence es-cubisme et donc interdire d'emblée toute critique, déjà plastique, des "oeuvres" ainsi exposées. Mais, lorsqu'il n'y a que cela à voir, peut-on, longtemps, ergoter sur la tenue picturale, pigmentaire, " (...) des érections, des fellations, des vulves et des anus étoilés, bien en face,(...) " ? (Geneviève Breeret, Le Monde, op cit ). Ou sur " (...) Picasso lui-même, osant, au temps de sa jeunesse, se mettre en scène se faisant faire une fellation dans la pose de la Maja de Goya (...) " (ibid), sans interroger le signifié même de ce que cela introduit comme faire signe, (par exemple pour quelqu'un de 13 ans, perdu(e) dans une classe de français en sortie pédagogique?), à savoir isoler ainsi le sexe, (comme naguère en fait) ?.

Car qu'espère-t-on (dé)mont(r)er dans cette "expo" Picasso ? Des "oeuvres" d'abord et uniquement dira le "on". Oui. Mais encore ? Ne doit-on pas parler aussi du contenu puisqu'il est ainsi isolé et donc mis en scène non plus par Picasso, semble-t-il, mais les exposants eux-mêmes ? N'est-il alors pas déjà possible d'indiquer que cette désignation, par ex-position uni-forme est porno/graphique et non pas éro/tique en ce qu'elle réduit le désir à ses instruments et donc en grossit le sens jusqu'à en faire un symbole unique de sa maîtrise et de sa volupté ?

Bien sûr il sera aisé de légitimer ce fait en citant ici Picasso (" l'art et la sexualité, c'est la même chose " ibidem ) là Bataille ( "Ce qui en jeu, dans l'érotisme, c'est toujours une dissolution des formes constituées" ibidem ). Seulement Bataille n'est pas Picasso et il n'écrit pas sur l'érotisme. Et puis ce dernier ne répond en rien à cette définition bataillienne puisque dans l'érotisme ce qui compte c'est plutôt la polarisation des formes constituées, dont un fragment, mis en suspens, condense le tout, et non la "dissolution" qui, dans son versant négatif, fait surtout appel à l'irréversible, à la mort.

Bataille écrit en fait de la politique en instrumentalisant le sexe comme outil de combat. De même, dans cette exposition mettant en scène du Picasso, ce qui fait sens, comme signifié symbolique et donc également social, c'est surtout cette surimpression du phallus, c'est-à-dire de la puissance, mais aussi cette mise en scène, sans recul, des bordels, des orifices, de l'animalité. C'est cet assemblage qui interroge. Non pas en ce que cette mise en rapport éveillerait certains fantasmes, inédits, (Picasso, même jeune, n'invente rien : c'est d'ailleurs aussi le problème mais chut...). Mais plutôt que cette mise en rapport endort la conscience critique envers toute cette débauche non pas de vices mais de moyens montrant plutôt une soumission à l'apparence, à sa toute puissance érigée.

Il n'est d'ailleurs pas étonnant dans ce cas que Picasso ait lui aussi auréolé Staline, exemple par excellence d'un phallus en ex-position permanente, le peuple étant réduit à ses trous, y compris dans le bide, la cervelle éparse en sus, rouge et gris étalés sur blanc neigeux.

Et ce qui devient brusquement plus fascinant encore c'est le désir de faire perdurer toute cette instrumentalisation, existant en fait depuis des lustres, d'un représentant pas si"cubiste" que cela ( à la différence de Braque, d'où sa séparation et son propre cheminement). Puisqu'en aplatissant la troisième dimension, l'épaisseur (du sens), alors que Braque la recompose dans la multiplication des angles, Picasso n'expose pas le multiple de la vis/ion mais montre l'implosion de celle-ci : il met donc en équivalence tous les angles, relativise. Au sens non pas einsteinien mais nihiliste : un corps n'est plus un faisceau de signes tourbillonnants comme le montrait l'impressionnisme, saccadés comme le dévoile le fauvisme et, avec et contre lui Van Gogh, un corps pour Picasso est décomposé en lambeaux collés, meurtris, la peinture comme meurtrière. Picasso inaugure, en peinture, ( Lénine en politique ), ce que l'on pourrait nommer le démantibulisme. Bacon prolonge cette liquéfaction.

Ce qui importe cependant ici n'est pas de juger cette meurtrissure, et son regard coutelas fouillant, écartant les conduits et les cris, crissement du souffle qui en expirant par la noirceur perçante des orifices, devient en effet poignant, mais de désigner en quoi cette exposition-génuflexion, en mettant ainsi en scène une telle mise à mort du trouble, du tressaillement transcendé par le sublime, encense, plastiquement, ce qu'elle condamne, politiquement. Puisqu'il n'y avait au fond que l'esthétique post aristocratique décadente pour oser ainsi accoler sexe puissance et mort. Par exemple Sade.

Ce paradoxe ne date pas d'hier. Chassez le naturel... Mais ce qui étonne le plus c'est de voir, actuellement, ou, plutôt depuis 1970 en fait, toute une génération, n'ayant, en fait, rien eu à dire sur l'économique, le politique, propager son impuissance dans l'art, le sexe, la mode, le cinéma, la danse, derniers bastions, outils ultimes de destruction, infantile. Ce qui aurait sans doute fait (un peu) rire un Néron ou un Caligula signant vraisemblablement des deux mains et plus encore.

Aussi pour suivre le canon du moment il implique alors d'en rajouter au moindre aperçu d'une estampe célèbre dévoilant les profondeurs d'un esprit en butte avec sa propre meurtrissure. Profitons de l'aubaine, mettons là en exergue, feignons d'en être toujours les organisateurs, son aura continuera bien par servir, encore et encore...

On frise cependant non plus le vulgaire mais le ridicule. Ainsi même Picasso avait un sexe, et souffrait de fellation convenablement emberlificotée sous peinture angulaire, la légitimation est sauve. Isolée ainsi, en concentration, le cinéma porno peut s'emparer de l'aubaine et se voit enfin légitimé d'un coup. Cela avait d'ailleurs déjà commencé par l'emploi des "hardeurs" à la mode au cinéma, et par toute cette fascination envers l'érection de la puissance mise sur un pied d'estale pour, devant, s'y pendre ou s'y dissoudre. Selon que l'on penche Sade. Ou Masoch.

Ainsi, et comme on le voit de plus en plus ici et là, l'hypercritique (transpédophile y compris) se métamorphose en son contraire et vient aduler les symboles es force brute : fric amassé, pièces glissées, à force de phallus, fentes, fientes, (dé)mont(r)és, même combat. Il suffira donc d'aller voir l'expo pour s'encanailler ou être estampillé "radical". Tandis que l'exposant sera satisfait d'avoir étendu "le domaine de la lutte".

Cette mise en concentration de l'art sous la forme d'un banal outil politique s'accélère donc ces temps-ci; fuite en avant ne se donnant même plus la peine de légitimer la manip par un vernis esthétique mais seulement " anti ringard". Pour enfin plonger, sans souci, vers le côté "gore" de la force. Il n'est d'ailleurs pas un jour où l'on n'entend pas parler de spectacle de danses, de théâtres, films, photos, romans, qui s'entêtent à nous expliquer que le sexe existe, son côté obscur aussi, et qu'il faut non seulement en parler mais y goûter. C'est un devoir. Sous peine d'être en pleine comédie de l'innocence ou en mono-sexe, donc réac. C'est la messe (even if it's a mess ).

La génuflexion n'a jamais été mon fort.

LSO.

Le 23 février 2001.