'L'avenir des banlieues"

Nous avions eu envie, il y a déjà trois ans et demi maintenant, de nous entretenir avec Catherine Bidou-Zachariasen (1) sur la genèse de cette fameuse crise des "quartiers difficiles"(2). Car cette sociologue du CNRS ( Iris-Paris Dauphine ) a eu sur ce phénomène, et avant tout le monde, une explication proprement originale, et toujours d'actualité.

Elle démontrait en effet déjà, et avec brio semble-t-il, qu'il est quelque peu simpliste de dire que la crise de certains quartiers soit seulement dûe à la montée du chômage et/ou à la modification de la population. D'autant que ces quartiers étaient déjà sous tension avant la crise économique des années 1970-1990.

En fait ces facteurs, d'aggravation, ont révélé plutôt l’inadéquation urbanistique de ces quartiers à une animation de ville réellement génératrice d’un tissu social dans lequel une population puisse réellement sinon s'épanouir du moins s'approprier l'espace social afin d'y afficher ses propres marques.

Poursuivant les recherches et critiques d'Henri Lefevbre(3) sur les grands ensembles urbains(4), Catherine Bidou-Zachariasen a démontré que ces quartiers n’ont d’urbain que le nom. Car ils séparent les fonctions -et donc les lieux, d'habitation, de travail, et de loisir.

Elle arrive bien alors à montrer qu'à la différence des centre-villes qui peuvent se régénérer grâce à leur histoire polyvalente, ce type d'habitat qui divise ainsi les fonctions de travail d'habitation et de loisir, et qui a prévalu dans les années 60, est hyperfonctionnaliste (5)

Il rend alors extrêmement difficile la restauration de ces quartiers ainsi divisés. Surtout lorsque la population s’immobilise beaucoup plus longtemps que prévu dans telle aire, par exemple l'habitat censé servir uniquement à se restaurer et dormir. Pour s'amuser il faut aller ailleurs. Ce qui s'avère impossible. Ainsi à l'époque du projet urbain initial il était prévu que la population donnée ne reste pas très longtemps dans un même lieu.

Aussi la modification du travail, et du temps de travail, puis la toujours actuelle pression du chômage de longue durée, pèsent sur les transhumances diverses au sein de quartiers dont la nature urbaine, déjà à la base, rend difficile une rénovation quelconque. Ils n’ont pas été en effet conçus pour la polyvalence habitat, loisir, travail, à la différence des vieilles villes où existent toujours la possibilité à terme de réintroduire des appartements, des lieux de travail et des lieux de loisirs.

Or cette imbrication d'activités de travail et de loisirs est impossible au sein d'espaces uniquement prévus pour l'habitation par exemple.

La “crise” de certaines banlieues doit donc d’abord se lire comme la crise d'un type donné de division urbaine.

Que faire pour y remédier?

Nous verrons dans l’entretien que la sociologue préconise la destruction pure et simple de certains de ces quartiers. Ainsi que la transformation des bureaux non loués ou invendus au centre ville en logements sociaux afin de poursuivre un brassage social qui a toujours existé en France. Il suffit d'ailleurs de se rappeler comment les immeubles haussmaniens étaient habités naguère pour le prouver. Cette politique nécessiterait néanmoins une politique par paliers qui articulerait, en permanence, formation et animation afin que le brassage social nécessaire se fasse sans heurts.

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Ce que j'ai essayé de développer durant des années c'est de montrer comment ce type d'habitat propre aux quartiers dits difficiles avait correspondu à la phase fordiste de notre modèle de développement. Maintenant le terme de fordiste s'est banalisé. Le fordisme désigne la forme de développement qui a prévalu en France et dans les autres pays développés durant ce que l'on a appelé les "trente glorieuses ". Cela a été un modèle de développement qui a fonctionné de façon "vertueuse" en ce sens qu'il correspondait à une production de masse, à une consommation de masse. Et en France dans ce système là, l'Etat a été très volontariste, il a été organisateur, il a financé et construit lui-même l'habitat dont avait besoin la main d'oeuvre nécessaire à cette production en forte croissance. Donc pendant trente ans tout cela a fonctionné de façon relativement cohérente.


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Il y a eu en fait au moins deux types d'habitat fordiste, vous le signalez dans vos recherches, le stade grand ensemble et puis le stade pavillonnaire ; mais est-ce que celui-ci est aussi en crise ?

-Oui. C' est une crise moins visible mais elle existe quand même. Si l'on fait l'historique de ces deux stades l'on voit d'ailleurs qu'ils sont articulés. L'Etat dans un premier temps avait mis en place l'habitat social ( HLM ) financé au sein des ZUP(6) . Cela recoupe largement les quartiers dits en crise aujourd'hui. Seulement ce qu'il ne faut pas oublier c'est que dans le plan initial ces quartiers servaient surtout à une première étape, c'était vraiment l'étape d'arrivée à la ville, l'étape de la rentrée dans la société de consommation.

C'était une phase de familiarisation au mode de vie de la consommation, les travailleurs étrangers, les bureaux qui arrivaient en ville, les habitants n'avaient pas l'habitude d'avoir des modes de vie organisés autour de la consommation, des factures à payer...Il y avait donc là une phase d'apprentissage à la consommation qui formait, qui transformait en quelque sorte les producteurs en consommateurs. Dans un deuxième temps et dans le contexte général d'une mobilité sociale plus active à l'époque des Trente Glorieuses, ceux qui avaient bien réussi passaient à la deuxième phase pavillonnaire. Et en HLM venaient pour les remplacer les jeunes et des nouveaux. Il y avait donc un processus général de mobilité sociale. L'on peut ajouter une précision pour la période pavillonnaire. Déjà en 1969 le ministère Chalandon avait parlé des " chalandonettes " mais c'est surtout avec la réforme du plan Barre en 1976 qu'a eu lieu l'essor pavillonnaire. Lorsque l'on est passé de l'aide à la pierre à l'aide à la personne.

- Mais est-ce que cette forme de construction pavillonnaire n'a pas été aussi conçue pour éviter le type HLM, tout en reproduisant cependant la même forme de division de l'espace urbain ?

- Oui, et en plus cela avait été conçu dans une période inflationniste, ce qui permettait des remboursements plus aisés. Barre était par exemple persuadé, alors que nous étions pourtant à la fin des années 70, que la crise n'était pas si importante que cela ( la crise avait débutée en 1973 ), et qu'on allait avoir à nouveau des taux de croissance réguliers. Il prévoyait surtout que l'inflation allait continuer à être forte. Ce qui permettait de penser que les prêts et les taux d'intérêts réels allaient diminuer d'année en année et cela était avantageux pour l'essor des pavillons puisque les gens, avec l'inflation, avaient affaire à des remboursements très faibles. Or, à partir de 1981, et des socialistes, l'inflation a été stoppée. Mais les familles populaires se sont trouvées avec des remboursements qui n'étaient pas du tout prévus cinq ans auparavant. En plus le chômage a énormément augmenté donc il y a eu de gros problèmes de surendettement, de revente de pavillons en catastrophe, il y a un tas de gens qui se sont “ plantés “ et qui sont revenus en HLM, cela a fait des catastrophes.

-Vous dites que les “ qualités socio-territoriales “ qui permettent justement l’évolution des centre-villes sont par contre cruellement absentes dans ces quartiers dits difficiles...

-Ces quartiers ont en effet des qualités socio-territoriales limitées alors que traditionnellement une ville, les villes, surtout en Europe, ont une histoire qui sédimente, enrichit en profondeur l'espace urbain. On voit par exemple les vagues de population qui arrivent et transforment les villes à travers leur mode de vie et leur habitat et à travers les fonctions économiques ; que cela soit le commerce, l’artisanat, on voit donc l’espace urbain évoluer. A l'inverse la structure urbaine de tous ces quartiers de type Z.U.P, cela fait tout de même longtemps que cela existe, c’est né au lendemain de la guerre, cela fait près de cinquante ans, eh bien ce sont des morceaux de ville où l’histoire ne marque pas. La seule histoire qui s’y marque c’est la dégradation, la seule fonction économique qui semble pouvoir se mettre en place c’est l’économie de la drogue, c’est quand même étonnant!

-Les gens parlent d'ailleurs entre-eux de la “zone“...

-Et pourtant le “zoning“ fut précisément cette théorie urbaniste directement issu des congrès internationaux de l’architecture moderne et qui découpait l’espace social par fonctions ...

-Mais on sentait, dès le départ, que c’était inhumain pourtant...

-Les urbanistes de l’époque n’étaient pas du tout de cet avis, et prévoir, dire, que cette architecture n’était pas très agréable et mal foutu, cela passait pour une pensée réactionnaire ; le ministre E. Claudius Petit dans les années 50, disait que ceux qui critiquent cet urbanisme sont des crétins et n’on rien compris...car la modernité se trouve dans ce genre d’espace urbain...Il faut certes se replacer dans l’époque, les gens qui critiquaient ce genre d’urbanisme étaient considérés comme réactionnaires et les architectes les plus “ à gauche “ entre guillemets y étaient à fond partisans, les architectes proches du parti communiste par exemple ; ce n’était pas des architectes qui se voulaient réactionnaires, ils se voulaient au contraire ouverts à la modernité...

-Et pour eux c’était le fonctionnel qui devait prévaloir...

-Oui. Ils pensaient que l’avenir était là dedans. Dans la séparation.

-Tandis que le centre ville représentait la “ville bourgoise“...

-Le centre ville était la ville historique, et la ville des bureaux aussi...A l’époque l’on considérait le centre ville comme relativement malsain, il n’y avait pas d’air pas d’espace vert, pas de lumière...

-Mais est-ce que vous êtes seule à dire cela ? Et la solution, c’est quoi ? Détruire ces quartiers ?

-Oui je pense que ce que je dis est minoritaire. Dans mon article de la Revue Française de Sociologie ( Janvier-mars 1997 ) j’essaye de montrer justement qu’en matière de sociologie urbaine, la pensée dominante actuelle c’est celle de Touraine et de ses épigones qui confondent les questions urbaines proprement dites et les questions sociales...

-Bourdieu aussi...

-Bourdieu n’a pas tellement de pensée sur la ville.

-Je songeais au fait de tout ramener au social...

-Il y a un peu de ça. C’est vrai que par exemple dans son ouvrage “ la misère du monde “ Bourdieu ne prend pas tellement en compte la question territoriale. Il pense que le social est comme ça, abstrait, et dans “ la misère du monde” on ne sait jamais dans quel type d’espace urbain cela se passe...Pareil pour les gens autour de Touraine... la crise des banlieues c’est pour eux avant tout une crise sociale. Et ce qui se passe dans les banlieues c’est avant tout la crise économique qui s’exprime. C'est un déplacement de la question sociale en ce sens que pour eux celle-ci n’est plus seulement comme au 19ème siècle et au début du 20ème celle de l’exploitation et de la stratification verticale, donc de la lutte des classes, aujourd’hui la question sociale c’est celle de l’exclusion qui se situe au niveau territorial.

En d’autres termes, pour eux, leur grand “ truc “, c’est qu’il n’y a plus de problème “ vertical “ mais “ horizontal “, la question sociale n’est plus celle de la stratification sociale mais celle de l’exclusion sociale qui est une exclusion spatiale. Voilà leur grand thème. Et alors ils diront que la banlieue n’ est que le lieu d’expression de cette crise sociale et économique...

Or moi je dis que dans la banlieue, pas dans n’importe quelle banlieue, puisqu’il y a des banlieues qui fonctionnent très bien, qui sont multifonctionnelles, mais dans ces banlieues de type ZUP, celle de l’habitat fordiste qui découpe l’espace par fonction, le problème c’est que ce type d’habitat n’est pas, déjà historiquement, le résultat de la crise économique, quoique les populations qui s’y trouvent en semblent être maintenant le produit.

Au contraire ce type d’habitat est souvent à la genèse même de certains problèmes que rencontrent ces populations lorsque le chômage les oblige à rester confiné dans des lieux construits pour une seule fonction , celle de dormir, et construits pour être provisoires c’est-à-dire liés à la mobilité sociale des Trente Glorieuses puisque ces lieux étaient censés remplir la fonction du premier stade qui introduit à la société de consommation, stade provisoire se situant avant celui du pavillon. Et le point crucial c’est en fait cette accentuation de la crise par la structure même de l’habitat, et c’est ceci qui n’est généralement pas pris en compte dans l’analyse de ceux qui confondent question sociale et question urbaine.

-Les solutions du groupe de Touraine ont donc donné la fameuse “politique de la ville “ ?

-Tout à fait...

-Des millions y ont été déversés mais pourquoi faire? Certains se plaignent de n’avoir rien vu sur le terrain...

-Cela avait pour but de “ réactiver le lien social “...

-Qu’est-ce que cela veut dire concrètement ?

-Rien...Concrêtement c’est donner du fric aux associations et voilà...mais ils savent bien eux-mêmes que cela ne sert à rien...certes cela aide un peu... il vaut mieux un peu de baume que rien du tout mais au fond je pense que ces quartiers il faut les casser. Mais il y a des gens qui disent que lorsque l’on détruit des tours eh bien cela fait mal au coeur... Je pense néanmoins qu’il faut reconstruire des rues "normales" avec des immeubles "normaux"...Mais l’ analyse que je fais c’est en tant que sociologue pas en tant qu’urbaniste.

-Vous connaissez des urbanistes qui partagent votre conclusion ?

-Pas vraiment. Peut-être Roland Castro avec son groupe “ banlieue 89 “ mais à vrai dire je ne sais pas...

-Vous n’avez pas de contact avec eux ?

-Non pas du tout.

-Et du côté du ministère ?

-J’ai été contacté il y a quelques temps dans le cadre de la politique de la ville pour faire des évaluations de diverses actions, j’ai eu plusieurs contrats dans ce sens et à chaque coup je disais ma façon de voir, ils trouvaient cela intéressant et puis ils mettaient mon rapport dans un tiroir et... c’est tout...

- Mais pourquoi ?

- C’est fait pour cela les rapports...( rires). En fait ils s’en fichaient bien car dans mes rapports je mettais en cause l’inutilité de leur fonction même, or ils étaient des petits bureaucrates qui vivaient justement du fric déversé sur les banlieues. C’était d’ailleurs les gens de la direction interministérielle à la ville qui m’avaient fait faire des évaluations de dispositifs de la ville...

J’ai par exemple fait un bilan évaluation à Amiens du conseil communal de prévention de la délinquance. C’était une structure soi disante de concertation où on allait faire de la prévention de la délinquance donc j’avais fait un peu d’ analyse de la structure, de l’écoute qui s'y passait, eh bien je leur avais dit que ce n’était pas comme ça qu’il fallait faire parce que c’était complètement détaché de la réalité, ils n’y connaissaient rien, concrêtement ils ne savaient pas ce qui se passaient dans les quartiers ! Il y aurait eu besoin d’un peu de connaissance anthropologique, qui étaient les gens, comment ils fonctionnaient, eh bien non, ils en avaient une connaissance bureaucratique...

-Admettons qu'on casse ces quartiers...

-Vous savez je dis ça...

-Admettons... Mais ensuite?...

-Eh bien il faut remettre les classes populaires en centre ville. C’est mon grand truc...C’est-à-dire de l’habitat social, essayer de récupérer les habitats de bureaux en excès et les transformer en habitat populaire...

-Mais est-ce que les actuels habitants des centre-ville rénovés accepteraient de voir venir sans s'affrayer certaines populations quadrillées aujourd'hui par la nouvelle mafia de la drogue et des vols de voiture?

-Effectivement, c’est un gros problème... Car les gens qui s’occupent de la politique de la ville, et malgré leurs bonnes intentions, ne verraient pas d’un bon oeil les classes populaires en centre-ville car cela signifierait l’invasion des bons lycées, ceux de leurs enfants, et ça c’est l’un des trucs sur lequel ils sont le plus sensibles, gauche ou pas. Le mélange des classes, les intellectuels des classes moyennes-supérieures ont beau le promouvoir, dès que cela passe dans la réalité, que cela les touche personnellement, il n’y a plus personne...

-Il faudrait peut-être y corréler une autre politique de l’enseignement...

-Bien sûr...Et d’ailleurs cette articulation existe, c’est la politique des ZEP ( zone d’enseignement prioritaire ) ce qui est certes mieux que rien parce que cela permet de dégager plus de moyens, mais cela a l’effet pervers de voir partir les enfants des classes moyennes ; ce qui transforme encore plus ces établissements en guetto...Toute la violence dont on entend parler c’est d'ailleurs très souvent dans les écoles et les collèges de ZEP...

-Croyez-vous à l’influence positive d'une appropriation à la base des médias pour réactiver du lien social ?

- Pourquoi pas ? Parfois dans les ZUP il y a des expériences qui ne sont pas inintéressantes. Par exemple à Amiens dans la ZUP nord il y a eu une expérience sur le câble. C’était une association financée qui permettait aux jeunes de faire leur vidéo. J'ai trouvé cela pas mal, une espèce de canal de démocratie locale. Mais au bout de deux ans ils n’ont pas eu leur renouvellement de financement...Or tout ce qui peut être source de démocratie locale est positive...

- Donc, et pour résumer, tous les quartiers dits sensibles relèvent en fait de cet habitat fordiste qui a tué la ville historique en quelque sorte...Il faudrait le casser, reloger ces populations en centre-ville dans des habitats de bureau transformés?...

- Par exemple à Argenteuil il y avait eu une rénovation du centre ville ancien très bien faite, on y réhabilitait l’habitat type début de siècle avec des rues aux immeubles hausmanniens, il y avait des petits immeubles modernes mélangés au tissu ancien, et des HLM en centre-ville. Mais tout d’un coup la rue s’arrêtait, on entrait dans une gigantesque ZUP qui avait été crée dans les années 70 avec une immense dalle traversée par un vent glacial, des plaques de verglas, et là ce n’était plus possible! les urbanistes avaient d'ailleurs abandonné. Il n’y avait plus rien à en faire alors que le centre d’Argenteuil était complètement en train de se transformer...

En fait le paradoxe de l’histoire montre qu’en France on a été bon pendant trente ans au niveau économique en partie à cause de cet habitat bon marché qui a été très fonctionnel. Seulement cet atout s’est transformé en handicap lorsqu’il a fallu être plus flexible, au sens positif du terme.

Par exemple dans le quartier que j’ai étudié à Amiens, on a offert la possibilité à des familles très populaires d’acheter des maisons anciennes à rénover et qui appartenaient à la ville. On leur offrait les matériaux pour les rénover eux-mêmes. Eh bien ils se sont aidés entre-eux, et ils sont arrivés eux-mêmes à constituer l’habitat dont ils ont besoin, avec en plus cet espèce de petit jardin ouvrier, et une sorte d’atelier pour bricoler...et ça c’est un habitat à partir duquel ils peuvent vivre leur vrai mode de vie et fonctionner avec leur pratique sociale traditionnelle, quotidienne...c'est un habitat dans lequel ils se reconnaissent et ils peuvent y fonctionner...ils ne sont pas complètement anomiques... Et cela n'a rien à voir avec l’habitat collectiviste, celui issu de l’utopie urbaniste des années 20 que l’on trouvait en Russie, en Allemagne...

-Le Bauhaus...

-Oui et le Bauhaus a donné le meilleur et le pire...le Bauhaus cela a été très bien pour les meubles et le décor, mais en habitat isolé cela a donné de ces trucs!... alors qu’ en unité d’habitation, celle de Le Corbusier par exemple, lorsqu’elle était intégrée dans la ville, cela pouvait être bien...Ce qui était bien chez Le Corbusier c’était plutôt le point de vue de l’architecture pas du tout le point de vue de l’urbanisme(7), il voulait supprimer la rue! alors que la rue c’est l’histoire occidentale même!

-Brasilia...

-Eh bien oui Brasilia qui est seulement devenue une capitale administrative. Les quartiers vivants ce sont les quartiers auto-construits dans sa périphérie. Et n’habitent à Brasilia que des fonctionnaires qui restent cinq ans et puis s’en vont. A Brasilia ce n’est pas vraiment une question de classe populaire et de chômage! En fait ses créateurs ont pensé que la ville cela se décrétait par le haut...

-Toute l’histoire de la ville a été niée...

-Complètement...

-Comment voyez-vous l’avenir de la ville ?

-Je crois que l’on est en train de s’apercevoir que la ville, traditionnelle, est en fait une chance pour l’emploi. A l’ère post-industrielle, post-fordiste, l’on ne fonctionne plus à base de main d’oeuvre bon marché. Maintenant on est dans un système qui utilise essentiellement des nouvelles technologies et des services. On s’aperçoit que l’on n’a plus besoin de main d’oeuvre bon marché. Tout le problème alors est de passer du fordisme au post fordisme. C’est-à-dire à un système économique qui est de plus en plus basé sur les nouvelles technologies et sur de la main d’oeuvre très bien formée. Il s’agit donc de services mais aussi d’une production industrielle basée sur des machines outils très performantes...

-Et donc une délocalisation du reste...

-Oui mais c’est une délocalisation de ce qui n’est plus très pointue comme métier et comme formation...On délocalise mettons le textile qui ne demande pas beaucoup de compétence. Or en France on a tort de dire que notre drame c’est la délocalisation, je suis désolée, notre avenir ce sont aussi les métiers et les formations pointus.

Il y avait récemment dans Le Monde un article sur des lycées industriels qui forment à certains métiers hyper pointus du bois ou de la mécanique pour chemin de fer...Pourtant les classes de ces lycées sont vides alors qu'elles forment à des professions où il y a du boulot et bien payé! il y a quand même là un problème de cohérence...

Et ce qu’il faut voir c’est que dans la phase actuelle de ce postfordisme caractérisée en Occident par une formation et des métiers pointus, on s’aperçoit que là où la croissance est de nouveau la plus favorisée eh bien c’est dans les villes, dans les grandes villes, il y a vraiment maintenant une unanimité pour le reconnaître. Pourquoi ? Pendant la période fordiste on n’avait pas vraiment besoin des villes, on avait besoin d’énormes unités de production que l’on installait à la campagne parce que le terrain y était moins cher, on avait aussi besoin d’amener de la main d’oeuvre et puis c’était tout...c’est pour cela qu’il y avait des ZUP en grande périphérie...comme Talbot à Poissy...seulement ce n’était pas la ville qui en profitait forcément. Tandis que maintenant là où il y a de nouvelles productions, que ce soit des services ou des productions très pointues, il s’agit de lieux de concentration qui regroupent de la main d’oeuvre très bien formée, des ingénieurs...

-Des mégapoles...

-Tout à fait...

-Ne pensez-vous pas qu’avec les nouveaux moyens de communication, la ville puisse plutôt s’étendre à la campagne ?

-Cela fait dix ans que l’on parle de télé-travail et de délocalisation du travail, or depuis qu’on en parle, les mégapoles prennent au contraire de plus en plus d’importance, et tout ce qui se passe d’important cela se passe dans les villes... bien qu’il y ait quelques expérimentations... quelques consultants qui se sont installés à l’extérieur...

-Vous ne croyez pas au genre “Silicon Valley“ ?

- Elle se situe dans l’agglomération de Los Angeles.

-Qui est plutôt un étalement, une imbrication...Ne peut-on pas penser qu’il y aurait de plus en plus ce genre d’étalement ?

-En Europe les villes sont quand même assez centrées...mais on peut imaginer des réseaux de petites villes. Par exemple en Italie du nord. C'est ce que les géographes industriels nomment le "district industriel". A savoir un certain type de développement économique qui se met en place à travers un réseau social et physique de petites villes fonctionnant bien entre-elles. En France il y a un petit peu de ça dans certaines vallées des Alpes...

-Est-ce que l’Europe ne pourrait pas inciter les Etats centraux à promouvoir ce genre de réseaux ?

-Sans doute mais en France, ce sont les maires qui ont le pouvoir urbain, mais certains d'entre-eux préfèrent moderniser les centre-villes en les transformant en musée, en les vidant de leur catégorie populaire, or ils n’ont pas compris que l’intérêt c’est de faire des choses beaucoup plus intégrées sociologiquement.

Par exemple à Marseille il y a des capacités de réussite qu’ils n’ont pas encore vraiment compris. A Marseille il y a un potentiel à la fois économique, social...Les maires en fait vont souvent au plus court, ils font des festivals...et ils se construisent une clientèle électorale... Quant aux couches populaires elles sont envoyées en périphéries, ce qui renforcent les phénomènes d’exclusion ,et, bien souvent, ces périphéries ne sont pas de la même commune...

Ce n’est donc pas spécialement un problème d’Etat. Tant que les maires n’auront pas compris que leur ZUP cela peut être aussi une richesse avec tous ces jeunes...Or personne n’a trouvé le moyen de les faire rentrer dans les bonnes filières. On a de bonnes écoles en France, cela devrait être une richesse toute cette jeunesse, et certainement à partir du local, car cela ne peut pas être décrété de façon centrale, d’en haut...

Par ailleurs je crois que le problème de l'extrême droite dans le sud s’explique par la crise de ce type d’habitat. Vous avez vu Vitroles? C’est effrayant comme urbanisme, c'est de l’habitat fordiste par excellence. En plus lorsque la mobilité sociale s’estompe par suite de crise, des phénomènes de stagnation se créent, ce qui implique que se retouvent là des gens qui sont coincés dans des itinéraires de stagnation et qui sont rattrapés par les nouveaux arrivants plus pauvres. Ils se créent alors une mentalité d’assiégés...

Les classes populaires moyennes, elles, ont fuient. Il faut se rappeler que les architectes dans un premier temps prétendaient que c’était génial ce type d’habitat et comme par hasard les premières à fuir étaient déjà les classes populaires moyennes. Cela prouve que cela n’était pas si agréable à habiter. Et ce n’était même pas au niveau des appartements que c’était invivable. Ce n'est pas appropriable : Il n'y a pas d'espace, pas de garage pour bricoler, pas de jardinet, c'est peut-être un petit peu trivial à dire mais c'est ça la réalité du milieu populaire et pas autre chose! La notion d'appropriation de l'espace est une notion anthropologiquement réel. L'espace c'est vraiment là où le groupe social se donne une image de lui, c'est vraiment une ressource sociale et anthropologiquement fondamentale. Et ça on l'a un peu oublié...


(1).
Dernier ouvrage paru : 1997. Proust sociologue. De la maison aristocratique au salon bourgeois. Ed PUF.

(2). Deux articles clés : "Les rigidités de la ville fordiste, réflexion sur la genèse des dysfonctionnements dans les banlieues françaises", paru dans Espaces et société, N°82-83. 1995. Et la prise en compte de l' " effet de territoire "dans l'analyse des quartiers urbains ", paru dans Revue française de Sociologie ( N°38 ) 1997, p 97-117. Voir également " Les aventuriers du quotidien " (ed Puf).
(3).Henri Lefebvre n'est plus vraiment lu aujourd'hui mais dans les années 50 et 60 son marxisme philosophique, ouvert à une pensée de la ville, devint pour certains un ilot de résistance au stalinisme ambiant.

(4).Par ex " Les nouveaux ensembles urbains, un cas concret, Lacq-Mourenx et les problèmes urbains de la classe ouvrière " Revue française de Sociologie, Vol II-n°3, 1961, cité par C. Ribou-Z in " les rigidités de la ville fordiste " op cit.

(5).(qui mettait en rage Henri Lefebvre ).

(6). ZUP : zones à urbaniser en priorité, remplacées en 1967 par les ZAC (zones d'aménagement concerté ).

(7).Voir les livres " Quand les cathédrales étaient blanches " 1937. Plon. Et "La Charte d'Athènes" 1943. Ed de Minuit. Cités par C.Ribou-Z in " Les rigidités de la ville fordiste..." op cit.

Mars 2001.

LSO.