'Cuba se consume comme un havane"

Septembre 1992


ON POURRAIT COMMENCER LE FILM CUBA COMME ELEMENT 0F CRIME DE LARS VON TRIER.

Une grosse jeep engluée dans la saison des pluies (de mai à octobre) ferait le tour de l'île pendant qu’une grosse voix chaude débuterait le récit en nous donnant quelques points de repère sur un ton nostalgique, noyé par les torrents de boue giclant d'un macadam fatigué : " il était une fois une île fière qui a cherché plusieurs fois son indépendance. En vain ".

Puis la Jeep tournerait dans une rue désolée, peuplée de voitures désolées, de fantômes désolés et las. La grosse voix chaude ne dirait rien pendant un moment nous forçant ainsi à humer ce qui suinte de toutes ces images terribles, de tous ces regards hagards d’où surnagent tout de même quelque chose comme un air narquois dont certains, confortablement installés en Occident, s’empressent de tirer des preuves d’acquiescement à ce régime dans lequel le peuple est convié à sa propre mort.

C’est même indiqué en toutes lettres : le socialisme ou la mort.

Il n’y a pas d’alternative.

Et pendant que la Jeep continuerait à rouler lentement, très lentement dans un décor tristement baroque mêlant des débris rococo et kitsch saupoudrés de voitures américaines comme celles des vieux films américains, la grosse voix chaude poursuivrait doucement en disant :"Bien sûr, certains mettent, obstinément et jusqu’au délire, une unique cause à la base de cette euthanasie progressive du peuple cubain : les Yankees.”

Seulement si des reproches de toutes sortes sont à faire aux Yankees, prétendre qu’ils sont impérialistes parce que capitalistes est faux. Ils sont impérialistes parce que c’est l’action de tout peuple en position de force en face d’un peuple plus faible.
Autrement dit, ce ne sont pas la propriété privée et les libertés individuelles qui poussent les Américains à posséder ce qui n’est pas à eux, mais la loi du plus fort et la soif d’en avoir plus encore. Deux données liées à la nature permanente de l’homme aspirant à la conservation et à la sécurité.
Ce qui est critiquable, c’est lorsque le " toujours plus " emploie des méthodes illégales: ce qui était le plus choquant lors de la lutte entre les Indiens et les colons sur le "territoire américain”, ce n’était pas la guerre entre les misérables chassés par les famines d'Europe et les Indiens, c’était la violation des traités pourtant signés par le Président lui-même.

Cela dit, les castristes, en ce qui les concerne, n’ont pas non plus épargné les Américains (juin-juillet 60, saisie des installations pétrolières américaines, puis des raffineries et enfin nationalisation de toutes entreprises américaines).

Si la présence américaine s’était faite sentir à Cuba depuis près d’un siècle en imposant des clauses spéciales lors du traité de Paris du décembre 1898 telle que l’obligation donnée à la diplomatie cubaine de rendre compte des relations qu’elle entretenait avec d’autres puissances, il n’en reste pas moins que Cuba n’était pas une "colonie" américaine.
Même si des Américains venaient effet faire des dollars avec le sucre et le pétrole, il s’agissait plus du jeu du marché que d’un calcul machiavélique exprimant une volonté d’exproprier spécialement le peuple cubain de son île. Par contre, Cuba est bel et bien devenue une colonie soviétique à partir de l’instauration du marxisme-léninis-me comme doctrine officielle le 2 décembre 1961.
Certains pourraient alors objecter que c’est la pression américaine, énervée par la colonie cubaine de Miami (par exemple le fiasco de la Baie des Cochons), qui a incité les castristes à accentuer la dissolution de leur nationalis-me dans le communisme pur et dur. Rien n’est moins sûr.

Dès la fin 59, les premières mesures communistes sont prises comme l’expropriation des entreprises sucrières étrangères. Et ce n’est pas là une réforme agraire de type nationaliste avec volonté de partager la terre aux paysans, mais une concentration communiste de toute la terre sous l’emprise unique de l'Etat. Seule la nomenklatura, c’est-à-dire la nouvelle classe dominante vendue corps et âme à une puissance étrangère, l'URSS, ne connaîtra pas la misère noire.

En fait la question de l’embargo américain est un prétexte pour justifier aux yeux du peuple la persistance de ce régime néo-féodal qui n’a cessé d’accentuer le caractère communiste du régime avec par exemple la nationalisation des petites entreprises en 1968, puis celle du commerce de détail en 1969, et qui a approuvé l’invasion de la Tchécoslovaquie.

Or, ces mesures ne pouvaient que transformer Cuba en désert. Le côté paradoxal de l’affaire, c’est que pendant tout ce temps où Cuba s’enfonçait peu à peu dans le cau-chemar, Castro pariait des heures durant du "socialismo" et de "l'imperialismo" comme si le verbe pouvait, à lui seul, servir de réalité.

Nous sommes en fait en présence d’un idéalisme messianique comme il en existe tant, somme toute, dans ces contrées d’Amérique du Sud où se mêlent croyances indiennes, incas, aztèques, africaines et chrétiennes.
Fidel est un moine illuminé qui s’est figé dans une sorte de folie mystique puisant sa force dans l'éternelle preuve de la misère et de la laideur humaine.

En ce sens, Cuba est comme l’incarnation d’une revendication courante depuis la Révolution française: la moindre injustice la moindre laideur nécessite que la société stoppe tout et ne reparte pas, non seulement tant que cette injustice existe, mais tant que l’on ne sait pas pourquoi elle existe.

A Cuba, tout s’est arrêté.

Comme autrefois à Moscou et encore aujourd’hui en Corée du Nord, à Alger, à Pékin. Et pourtant l’injustice et la laideur sont plus grandes qu’auparavant. Certes une société se réforme et même se révolutionne quand les blocages sont trop importants.

A Cuba la révolution est impossible.

Le peuple cubain, fier de sa lutte pour son indépendance, fier de sa dignité demande dans chaque regard, dans chaque sourire, qui pourrait être le nouveau Zorro capable de virer le vilain Commandante persuadé que la mort de son peuple serait la seule issue.

Pourtant la muerte est là depuis le début puisque le socialisme cubain c'est la mort. Au profit d'un "homme nouveau" l’homme social, une sorte de moyenne statistique désirant peu, mangeant peu, mais instruit, quoique lobotomisé dans son désir de se servir de cette instruction pour créer, entreprendre, ne serait-ce qu'un poème.

Une petite fille au corps bouffi par trop de féculents lance soudain ce regard étrange des enfants qui demandent "pourquoi ?"
Le fait de répondre automatiquement "parce que les Yankees" servira-t-il toujours de rempart à une nomenklatura avide, secrètement, de dollars, trempée jusqu’aux cheveux dans le marché noir et le trafic de cocaïne... ?

LSO

LSO.