'L'avenir des musées"

Nouveaux parcs de loisirs ou plaisir de se ressourcer et de découvrir ?

Une bien intéressante intervention avait justement abondé dans ce sens critique lors du dernier colloque international organisé il y a près d'un an maintenant les 23, 24 et 25 mars 2000, par le Louvre sur "l'avenir des musées ".

Ainsi monsieur S.Allard du musée du Louvre, mesdames L. de Cars du musée d'Orsay et D.de Font-Réaulx, du musée des Monuments français, avaient tous trois souligné la nécessité de penser autrement "le rapport entre le visiteur et l'œuvre". M.Allard, qui exposait, tenait en effet déjà à ne plus parler de "public" mais de "visiteur". La différence consiste en ce qu'il ne faut pas seulement fondre ce dernier dans un "bloc" de statistiques à surveiller comme le lait sur le feu ou une matière "à gérer" que l'on propulserait, tel un électron, par escalators, boutiques à souvenir et autre restauration, sur des itinéraires bien "balisés" .

Ceux-ci, prêts-à-l'emploi, sont certes agrémentés par quelques aires de silence, mais comme concédées. A l'instar de ces faux bancs publics alignés en rang d'oignons sur ces fausses places des fausses rues piétonnes. Trouées accidentelles qui d'ailleurs n'évitent souvent pas le "pastiche" au grand dam de M Laclotte, directeur honoraire du musée du livre (grand admirateur de l'architecte Richard Meyer ) et qui trônent auréolées de leur faux romantisme au milieu de ces foules de plus en plus innombrables de touristes confondant musée et "parc de loisir" (comme le notait de son côté M. B.W Lindermann du Kunstmuseum de Bâle en Suisse).

Tandis que par la nouvelle architecture, (chère à M. Laclotte), des tombereaux de lumière, loin d'éclairer, aveuglent drus en tombant avec voracité et avidité, tels ceux surgissant de la pyramide du Louvre, dégoulinant brutalement de ces fausses verrières baltardiennes qui pourchassent dans un entêtement étonnant les ombres et la fraîcheur si chères aux amoureux lorsqu'ils viennent échanger quelques lueurs fondatrices au creux d'une œuvre.


Mais comment préserver "la relation intime avec l'œuvre d'art" lorsque l'accès à celle-ci se trouve "mise à mal" par une telle débauche de signalisation et de transparence issues de réponses marketing que même " le marché a abandonné depuis trente ans " ? avait noté pour sa part M. G. Guerzoni de l'université Luigi Bocconi de Milan, navré de voir ainsi le monde des musées découvrir les concepts dépassés du marketing, comme si "l'avant garde du musée" se plaisait à copier "l'arrière garde du marketing ".

Que faire? Il s'agirait d'aider le visiteur à habiter les œuvres, selon un cheminement qui lui serait propre. Susciter, mais par petites touches discrètes et respectueuses d'une intimité en attente, ce " plaisir esthétique désintéressé " dont parle Paul Valéry souligne M.Allard.

Ainsi le visiteur dépasserait "l'obligation sociale de "faire" le Louvre comme l'on se fait la Californie ". Et donc se mettrait en position "d' oser regarder l'œuvre" au lieu de seulement "vérifier si la Joconde existe". Chose qu'il peut d'ailleurs réaliser par la Toile d'internet en se créant même des fichiers par téléchargement, mais qui ne remplacera jamais un face à face avec l'œuvre. Même si, comme tentait ardemment de le faire croire M Veltmann, du Mac Luhan Institute de Maastricht, le Réseau mondial permet de percevoir et de classer des collections éparpillées un peu partout dans le monde. De reconstituer des triptyques. Ou de rentrer dans l'intimité d'un tableau, jusqu'à y voir même s'animer les foules ou les flammes d'un feu. Sauf que cet apport électronique, cet " hollywoodisation de notre passé ", selon les propres termes de M Veltmann, n'a plus rien à voir avec de la peinture. Ou même de la création artistique.

Car il s'agit, au contact de l'œuvre, de "me voir et m'oublier, comme le disait Diderot", souligne M.Allard, tandis que Mme de Font-Réault fait référence à Stendhal dans sa recherche d'un contact "palpitant".

Seulement ce désir de "plaisir esthétique individuel" est mal vu. Certains lui préférant une vision plus explicative, sociologique, raisonnée. Cette recherche de plaisir sensible était d'ailleurs également " mal vu au début du siècle car il était trop connoté de cet esthétisme propre au collectionneur aristocrate oisif " . Il a toujours suscité de la "méfiance" ou de la culpabilité . Ainsi "Gide s'en voulait de ne pas aimer Poussin" fait remarquer M. Allard.

Et pourtant il semble bien que ce type de plaisir singulier, irréductible à la foule et à la consommation vite fait bien fait de l'œuvre, se perçoive, ces temps-ci, dans la vogue actuelle "pour les petits musées", tel celui par exemple consacré à Rodin ( rue de Varennes Paris 7ème ). De même que la prédilection pour les anciens palais comme en Italie et en France (musée Picasso), les anciens hôtels particuliers tels ceux du Marais à Paris ou celui de Jacquemart André ( 8ème arrondissement ), les châteaux, les églises -par exemple le nouveau musée des Arts et Métiers- dénote de ce besoin de rechercher les lieux les plus propices à l'isolement ou les plus liés au contexte historique accompagnant la création des œuvres. Ou cette propension pour l'architecture industrielle comme la récente transformation d'une centrale électrique en musée à Londres et l'utilisation d'anciens abattoirs à Toulouse pour accueillir une collection permanente d'art contemporain.

Ce double souci d'intimité et de singularité devrait inciter les responsables, insiste M Allard, à articuler le besoin "d'émerveillement", de "délectation ", au souci permanent d'éduquer, qui reste bien entendu l'une des tâches essentielles du musée avec celles de la recherche archéologique et de la restauration. D'où le rôle crucial du bâtiment et de son aménagement intérieur afin précisément d'éviter de rappeler au visiteur qu'il n'est qu'un élément d'un dispositif de consommation ou le jouet d'un architecte en mal de grandiose.

Mais un tel exposé, que d'aucuns dans la salle ne tardèrent pas à cataloguer de "manifeste" ce que M.Allard s'empressa de démentir, ne laissa pas sans voix. L'on vit même quelques remous. Ainsi M. Galard, chef du service culturel du musée du Louvre, se demanda si cette recherche "de plaisir" n'était pas "difficile à définir " en matière de visite de musée. Surtout si elle tend à escamoter les autres "missions" du musée comme le fait d'éduquer et de se souvenir. Mme Detheridge, du Il Sole 24 ore de Milan, alla dans le même sens en ne cachant pas sa méfiance devant une telle recherche de "subjectivité" et de "sentimentalité", voyant même dans cette question de "l'intimité entre le visiteur et l'œuvre " une réflexion bien caractéristique selon elle de cette "nostalgie de la culture des élites ".
Mme de Font de Réaulx, rétorqua qu'il fallait bien se rendre compte que la société avait "changé" en ce que le plaisir, certes de plus en plus individuel, cherchait néanmoins à se profiler dans une émotion esthétique en interaction "singulière" avec l'œuvre. Or le fait que le plaisir soit ainsi mis de côté au profit de ce que M. Rapetti, de la direction des musées de Strasbourg, nomme une "hypertrophie" du commentaire n'est pas étonnant. Car l'instrumentalisation de l'œuvre par un discours qui en fait se substitue presque à elle n'est pas sans rappeler, bien que sur un autre plan, la suprématie de l'évènementiel sur la collection permanente. Celle-ci étant presque placée sous naphtaline pour le plus grand nombre et pour la plus grande joie des politiques qui peuvent ainsi se targuer d'être protecteur des arts et des lettres.

Cette suprématie du commentaire sur l'œuvre, loin d'éduquer peut avoir sur celle-ci l'effet inverse et rendre souvent le musée "ennuyeux" note M. Allard. Ce qui impliquerait, pour y remédier, de chercher à "désolidariser l'œuvre de son commentaire" . Par exemple dans la procédure même permettant d'y accéder. Ainsi il faudrait en fait voir le musée comme un "cadre" favorisant plutôt la "multiplicité de sens" et non celui privilégiant le "sens unique".

Cette différence de vues, que certains dans les couloirs relativisèrent à l'échelon d'une "tempête dans un verre d'eau ", dénote bien pourtant un réel problème face à l'accroissement de la fréquentation et la diversité des demandes qui cependant ne reçoivent souvent de la part de l'administration qui en a la charge, que des réponses uniformes faisant aussi dire à M. Guerzoni (université Luigui Bocconi de Milan) que si "la littérature économique a conquis la littérature des musées, l'inverse n'est pas vrai".

Cette constatation, se vérifiant précisément dans cette prépondérance d'une signalétique redondante qui alourdit souvent l'accès à l'œuvre et confine par trop le visiteur dans son rôle de consommateur, ne fut visiblement pas partagée par les responsables durant ce colloque . Ceux-ci avaient en effet des préoccupations bien plus terre à terre. Malgré un souci certain de mettre en avant les efforts architecturaux des nouveaux musées comme ceux d'Atlanta, de Grenoble, de Dallas, d'Ottawa, de Kyoto, de Strasbourg, de Bilbao, rivalisant d'imitations façon non plus raffinerie de pétrole genre Beaubourg mais base de lancement, centrale nucléaire, poste de radio tordu vu de haut comme le Guggenheim de Bilbao .

Ainsi pour M. Laclotte, (directeur honoraire du musée du Louvre ), -qui n'aime pas, nous l'avons dit, le "pastiche" en matière d'architecture et déteste les musées du 19ème siècle à cause de leur "manque de lumière" et leur goût du "secret"- il faudrait plutôt chercher comment faire face à la demande accrue du "public" ( quatorze millions d'entrées en 1999 dont 73% payantes dans les trente trois musées nationaux en France).
Aussi fait-il remarquer que la plupart des musées dans le monde cherchent à s'agrandir. Comme celui de Vienne qui se met à creuser "sous la dalle dominée par la statue de Marie Thérèse ". Ou encore Le Prado à Madrid. Tandis que le British Museum de Londres déménage ses archives pour dégager de la place et que Berlin récupère "l'île des musées" autrefois placée côté est. Alors que le Métropolitan de New York voit ses limites atteintes puisque la proximité de Central Park lui interdit d'aller plus loin et l'oblige à utiliser d'autres bâtiments.

Cet agrandissement va aussi de pair avec un souci d'accroître les assises financières. Surtout lorsque les musées ne relèvent pas du service public mais plutôt de la sphère privée comme c'est le cas aux USA, mêlant intérêts du marché de l'art et intérêts communautaires. Ce qui n'est pas d'ailleurs sans poser certains problèmes puisque si une trop grande dépendance envers l'Etat peut susciter des influences politiques non quelconques, surtout vis à vis des expositions temporaires, une trop grande pression des intérêts privés peut forcer un musée américain à vendre jusqu'à sa collection.

M.Lowry, du Museum of Modern Art, note que si près de "1200 musées" se sont créés aux Etats-Unis durant ces dernières vingt cinq ans avec 70% de visiteurs en plus, il n'en reste pas moins que du fait d'une concurrence et d'une demande accrues, certains musées -du moins ceux qui ne jouissent pas d'importantes dotations comme le musée Guetty- sont obligés de fusionner à la façon de banales entreprises, tels le musée d'art moderne à New York et le PS1( public shool 1 ) du Queens. Tandis que d'autres exportent leur "savoir faire"comme le Guggenheim de New York qui vient de s'installer à Bilbao.
Seulement cette concentration est aussi rendue nécessaire si l'on veut dégager des moyens afin d'être en mesure de se porter acquéreur sur le marché international de l'art. Car c'est aussi dans la vocation d'un musée que de se doter en nouvelles pièces. En France la "réunion des musées nationaux" (RMN) permet néanmoins une mutualisation des fonds et des moyens, c'est-à-dire une mise en commun pour au moins trente et un d'entre eux (sur 33 ). Ce qui rend alors possible le fait de protéger un patrimoine et aussi de l'agrandir.
Encore faudrait-il que son accès ne soit pas brouillé par une dérive marketing dépassée, balisant le contact avec l'œuvre en simple excitation pour touriste en mal de truisme, l'exposition temporaire faisant office de produit d'appel ou de menu du jour...

Ce constat date d'un an. Il semble bien que rien n'ait changé sinon en pis ...

Le 18 février 2001.

LSO.