Qu'est-ce que "le nouvel esprit du capitalisme" ?


Le capitalisme est-il soluble dans autre chose ?




Entretien avec Eve Chiapello (1)

Pourquoi avez vous appelé votre livre " le nouvel esprit du capitalisme " (Ed Gallimard) ?

Le livre que nous avons fait, Luc Boltanski ( voir ci-dessous) et moi, est destiné à comprendre l'évolution du capitalisme sur une trentaine d'années et particulièrement la situation économique et sociale de la France. Pour entrer dans l'analyse de ces changements nous avons utilisé une notion, celle d'" esprit du capitalisme ". C'est un concept qui vient du sociologue allemand Max Weber et qui désigne chez lui les motifs moraux expliquant l'engagement des premiers entrepreneurs capitalistes. C’est censé éclairer les origines du capitalisme. Luc et moi utilisons cette notion pour désigner ce qui rend désirable, souhaitable, juste, et relativement sécurisant l'engagement dans le capitalisme, notamment pour la multitude des salariés. Or l'évolution du capitalisme en France sur trente ans est bel et bien négative. Il nous a semblé intéressant de l'éclairer par le biais d'une analyse de l'idéologie. Notamment afin de montrer en quoi cette évolution était voulue et favorisée par une multitude de personnes qui ont trouvé, eux, ces changements hautement désirables.

Ces changements sont de quelle nature ?

Nous sommes passés d'un modèle d'entreprise qui réalisait toutes ses fonctions “ en interne ” à une entreprise que la littérature du management qualifie " en réseau ". Autrement dit certaines entreprises se sont recentrées sur un corps de métier et, en fait, se sont mises à sous-traiter beaucoup de fonctions qui ne sont pas directement liées à ce qu'elles produisent.

Ainsi il s’avère que le développement des services dont on parle tout le temps à propos de ces créations d'emplois qui se font dans les petites entreprises et dans les services est un leurre. Car lorsque l'on y regarde de plus près, on s’aperçoit que ce ne sont pas de véritables créations d'emploi mais ce qu'on pourrait nommer des " relocalisations ".

On sous-traite ce qui autrefois était fait par des ouvriers de l'entreprise. Par exemple le nettoyage, le gardiennage, mais aussi le conseil, le bureau d'étude, les services d'organisation… Tout était, avant, dans l'entreprise. Ces divers changements se sont alors accompagnés d'une plus grande responsabilisation des travailleurs et cette " autonomisation " a été considérée au moment où elle est apparue comme positive. C'est pour cela qu'il y a eu tant d'énergie mobilisée pour opérer ces changements, et ce d'autant plus qu'il fallait une plus grande “réactivité“ de l'entreprise, mot chic qui désigne en fait la capacité de produire des services plus adaptés au client, plus individualisés etc…Tout cela fut jugé comme étant des évolutions très favorables….

Comment expliquez-vous cet engouement y compris chez les anciens contestataires de 68 ?

Les changements du capitalisme actuel autour de la responsabilisation et de la différence ont été portés par toute une partie des personnes qui ont été extrêmement critiques aux alentours de 68 lorsqu'ils réclamaient un monde moins bureaucratique, plus autonome, moins autoritaire, plus créatif, c'est ce que nous appelons Luc et moi la " critique artiste ". Or cette critique, si virulente en 68, a été finalement écoutée au terme d'une histoire qu'on a essayé précisément de raconter dans le livre. En gros on lui a donné ce qu'elle voulait. C'est-à-dire plus d'autonomie, et, du coup, toutes ces forces critiques se sont retrouvées, malgré elles, enrôlées au service de ces changements. C'est d'ailleurs comme cela que l'on a vu apparaître des consultants assez soixante-huitard qui, en fait, ont mis toute leur énergie par exemple dans le développement des centres de qualité, de l'autonomie du travail. Ils ont mis leurs valeurs de 68 au service de ces changements qui ont ainsi développé le capitalisme en réseau. Ils l'ont adapté aux besoins de sous traitement et d'individualisation des produits. Seulement tout cela a constitué ce que l'on pourrait nommer une face noire et même très noire, celle de la précarité du travail.

Vous n'y voyez cependant pas qu'une " face noire " puisque vous dites aussi que vous voulez précisément " surmonter l'opposition " entre ceux qui voient tout en noir et ceux qui voient tout en rose (p 68), ce qui signifierait que vous voyez aussi un tout petit peu en " rose " ?

Il y a eu beaucoup de gens qui ont œuvré, de bonne foi, pour faire tous ces changements dont j'ai parlé mais ceux-ci ont été cependant extrêmement destructeurs. On a d'ailleurs deux chapitres entiers consacrés quasiment aux destructions opérées par ces changements.

Si maintenant on analyse cela par rapport à ce que nous entendons par " nouvel esprit du capitalisme ", c'est-à-dire l'idéologie qui accompagne ces changements, on s'aperçoit que c'est plutôt la justification excitante qui s'est développée et pas vraiment deux autres justifications tout aussi nécessaires. A savoir les dimensions sécuritaires et de justice qui n'ont pas eu vraiment le loisir d'apparaître vu l'étendue des destructions.

On peut alors dire que ce nouvel esprit a vécu jusque-là sur les enthousiasmes générés par l'autonomisation, la responsabilisation, et l'on peut penser que du point de vue d'une certaine élite cela va continuer. Mais en revanche on s'aperçoit que c'est un esprit qui n’est pas assez mobilisateur au sens où il n'est pas assez juste et où il n'offre pas assez de sécurité : à un moment donné, les gains d'autonomie s'essoufflent.

Par exemple les gens qui ont apporté leur pierre s'aperçoivent que demain ce sont eux qui vont êtres virés et que finalement ce serait bien qu'il y ait un monde un peu plus juste, avec plus de sécurité. En fait on arrive à l'épuisement de la première dimension du nouvel esprit du capitalisme, celle de l'excitation.

Pourquoi dans ce cas cela ne " pète " pas ?

On pourrait répondre en posant déjà la question autrement. Comment se fait-il qu'avec un esprit au contenu aussi faible, c'est-à-dire réduit à l'excitation produite par l'autonomisation, les changements ont pu s'opérer dans une relative paix sociale ? Cela a été possible parce que les forces critiques étaient en crise. La critique artiste dont on parlait tout à l'heure a été incorporée. Tandis que la critique sociale, c'est-à-dire syndicale et politique, s'est trouvé déracinée suite à ces changements.

En fait il s'avère que la critique sociale telle qu'elle a été conçue dans les années 60 était relativement adéquate au type de capitalisme qu'il y avait. Par exemple cela passait par des syndicats ayant un modèle d'organisation hiérarchique etc. Or l'une des raisons pour lesquelles nous pensons que la critique sociale telle qu'elle a existé dans les années 60 est en panne du moins en partie c'est qu'elle s'accroche à des objets qui sont du second esprit du capitalisme, technocratique et hiérarchique, et non pas ceux du troisième lié aux réseaux alimentés par la précarité et la sous-traitance. Enfin si l'on ne voit pas tout en noir cela veut seulement dire que la critique se doit d’être constructif parce que nous sommes confrontés à des problèmes objectifs qui se posent à toute société comme organiser la vie ensemble, produire, éduquer…

Cette "critique constructive" dont vous parlez signifie-t-elle qu'il n'y a pas ou plus d'alternative au capitalisme ? Il est là, il est ancré, il faut certes essayer d'y résister, mais en même temps l'idée de " sortir du capitalisme " est pour vous révolu ?

On ne croit pas à la révolution qui change tout du jour au lendemain mais à ce que des réformes changent vraiment et véritablement le monde dans lequel on vit. On peut alors parler de révolution… De ce fait je crois que cette question de sortie, immédiate, du capitalisme n'est pas vraiment d'actualité… On n'est pas dans l'optique du " grand Soir " puisqu'il s'agit de construire les freins, les sécurités, les dispositifs de justice, qui seraient tellement forts et feraient tant de pression sur le processus d'accumulation et de production que l'on pourrait alors considérer que l'on n'est plus vraiment dans le capitalisme…

Un exemple qui est très intéressant concernant le type de pression que l'on pourrait construire est celui des artistes et des intermittents du spectacle. Ils disposent d'un régime de sécurité d'assurance assez intéressant au sens où il faut qu'ils aient un minimum d'activité professionnelle avec un ensemble de cachets et ensuite l'assurance-chômage leur verse le complément de façon à leur assurer une sécurité. C'est un dispositif qui sied énormément aux gens du spectacle car ils ont une liberté d'employeur et une sécurité de revenus sous réserve d'avoir un certain nombre de cachets. Cela crée beaucoup d'emplois. Et les employeurs, les compagnies, théâtrales et autres, sont ravis. Car ils peuvent exister et fonctionner. Cela satisfait tout le monde ; sauf que ce système n'est pas équilibré. Les intermittents cotisent en effet moins que ce qu'ils touchent.

Cela veut dire quoi ? La généralisation de ce genre de dispositif permettrait de pallier les effets de la précarité, ou des engagements dans des travaux variés car cela se produirait par une ponction de la valeur ajoutée plus importante pour les travailleurs… Et si l’on faisait un peu d'utopie, à la façon de la critique artiste, eh bien on continuerait à avoir des activités économiques mais dans un monde tout à fait différent où une part de la valeur ajoutée qui sert à rémunérer le travail serait autrement plus importante.

Quelle genre de critiques a reçu votre livre pour l'instant ?

Il semble que ceux qui apprécient le moins le livre nous trouvent trop critiques…

Quel projet visiez-vous lorsque vous avez abordé un tel sujet ?

On a essayé de construire un " modèle ", une façon d'analyser la société qui ne voit pas que les rapports de force et qui croie en la possibilité de faire évoluer le monde vers quelque chose de plus ou moins juste. On analyse certes les rapports de force. C'est ce que l'on appelle les épreuves. Par exemple des épreuves de sélection. Dans le monde du travail ce serait le recrutement et les échelles de rémunération. Toutes ces épreuves sont des épreuves de force au sens où des personnes s'affrontent, mais, soumises suffisamment à une analyse critique et à la contestation, ces épreuves de force peuvent aller vers des épreuves plus justes.

Par exemple une épreuve de rémunération-recrutement qui aujourd'hui peut être extrêmement défavorable pour quelqu'un de peu qualifié et qui ne peut pas déménager, l’entraîne à accepter des contrats d'intérim. Or on pense qu'il y a beaucoup de force dans cette relation et donc de déséquilibre dans la négociation et l'on peut penser qu'une épreuve comme cela, soumise à la critique, permettrait d'évoluer vers quelque chose de plus juste. Le droit donne de la force aux moins forts…

Vous n'avez pas fait de comparaison avec d'autres pays.

Pour des raisons assez simples. D'abord on voulait faire un travail très détaillé. Et l'on n'avait pas les moyens. On a mis déjà quatre ans et demi pour faire le livre et l'on est deux. C'est un travail colossal de le faire dans le détail sur un pays et également par principe méthodologique, pour combattre le fatalisme et notamment repousser les pseudos causes " macro " qui s'imposent de l'extérieur comme la mondialisation, le changement de technologie…

C'est ce que vous appelez le " néo-darwinisme historique "?

Oui. Et comme l'on voulait repousser cette façon de voir, il fallait qu'on entre dans le détail. Et en fait lorsque l'on travaille sur un pays on s'aperçoit de son histoire singulière au sein même de ce soi disant grand mouvement de la mondialisation. Par exemple on n'a pas le même Droit du travail que nos voisins européens.

Le Droit européen a-t-il du poids en matière sociale ?...

On en est encore loin. De plus on n'a pas non plus le même Droit syndical et l'on n'a pas la même histoire politique. Par exemple on ne peut pas comprendre la façon dont les changements ont eu lieu chez nous si on ne repart pas de la place centrale qu'avait le parti communiste dans la gauche française. La France a une histoire singulière. Même si par de nombreux aspects elle recoupe l'évolution des autres pays vers le même genre de capitalisme en réseau. Donc les verrous qu'il faut faire sauter, les combattants, les critiques, qu'il faut contourner ou mettre à son service etc ont été différents. Et quand on voit finalement le chemin singulier pris par un pays, on se rend compte qu'il n'y a pas de fatalité. Ce n'est pas quelque chose qui vient de l'extérieur et sur lequel le pouvoir politique n'a pas de prise…

Comme l'on dit pourtant habituellement…

Oui. Et j'ajouterai que lorsque l'on s'intéresse au détail, on voit partout que le chemin est singulier. C'est pour cela que les comparaisons internationales sur deux indicateurs, deux lois, sont des choses qui sont en fait perverses car on peut leur faire dire ce que l'on veut. En fait on ne peut pas comparer le taux de chômage de la France et des USA parce que le Droit du travail, la condition syndicale sont extrêmement différents. En fait s'il y avait eu, au moment où les verrous ont sauté,( comme le temps partiel), une critique démontrant les tenants et les aboutissants, cela aurait pu empêcher qu'ils sautent. Le temps partiel était par exemple autrefois très réglementé. Aujourd'hui vous avez une déréglementation du temps partiel avec des contrats de dix heures…

Quel est votre diagnostic sur la France ?

On pense que la critique sociale a redémarré. Les nouveaux mouvements sociaux sont dynamiques. Ils commencent à mobiliser. Les discours critiques sont de plus en plus nombreux. On est assez optimiste. Mais il est également essentiel de relancer la critique artiste tout en sachant qu'une partie de ses thèmes font chemin commun avec le capitalisme. Cela suppose donc de les repenser à nouveau frais.

Mais pour nous c'est bien important que les deux critiques se modèrent l'une l'autre. C'est pour cela que l'on nous trouve d'ailleurs assez " modéré " parce que l'on pense qu'une critique sociale triomphant sans sa " compère " la critique artiste qui a d'autres types de revendication est dangereuse. Tout comme une critique artiste triomphant sans une critique sociale.

Cette dernière est centrée sur les inégalités économiques et sanitaires. Tandis que la critique artiste est centrée sur les demandes d'épanouissement. Mais on ne peut pas s'épanouir lorsque l'on meurt de faim ou, lorsque l'on est un travailleur précaire, développer ses compétences.

1 Eve Chiapello est sociologue.



(2) Entretien avec Luc Boltanski

Vous employez dans votre livre le terme de " cité " (p 154) qui semble exprimer pour vous à la fois une espèce d'agencement entre groupes sociaux, période historique, justifications comme la “ cité marchande “, la “ cité industrielle ” ou “ domestique ” ; mais à la fois ce terme semble également désigner ce que l’on nomme les rôles sociaux, les types particuliers de relations, les “ casquettes “ politiques, syndicales, et que vous intitulez étrangement par “ cité du renom “, “ cité inspirée ” voire “ cité par projet “ …

Nous avons en effet défini six principes de “ cités ” et nous avons construit un modèle pour voir comment ces principes devaient être établis afin de pouvoir prétendre à la légitimité. Par exemple un principe comme l'eugénisme, le racisme, ne peut pas prétendre à une existence légitime pour des raisons qui tiennent à la structure de ce à quoi doit ressembler une " cité ". C'est à dire un principe normatif susceptible de faire un ordre. Car le problème de base en société est un problème de mise en ordre, de grandeur.

Ainsi qu'est-ce qui est dévaluation ? Qu'est-ce qui est “ plus grand que ” ? On a donc construit une espèce de grammaire permettant de décrire la structure de ces ordres ou “cités ” avec un principe général permettant de hiérarchiser des choses que l'on appelle principe supérieur commun si l'on suit Rousseau. Par exemple dans la cité industrielle, cela va être l'efficacité. Donc on va pouvoir hiérarchiser les gens selon l'efficacité. On définit ainsi des qualités de grandeur. Je rajoute deux choses : ces points d'appui sont associés à des situations et non pas à des milieux. Ainsi une même personne peut passer d'un point à un autre selon la situation. Si par exemple un ouvrier ou un cadre passe de l'atelier à la réunion syndicale, il va changer de principe de normativité, donc de référence.

Cela veut donc dire qu'il va changer de " cité " ?

Oui. Et il peut y avoir des compromis.

Les six types de "cités" dont vous parlez sont-ils permanents ?

Ils peuvent disparaître. Par exemple une des choses qui se sont passées au cours des trente dernières années a été un démentèlement de la cité que l'on appelle domestique avec ses liens personnels, hiérarchiques. Mais d'autres cités peuvent apparaître. Par exemple ce que l’on appelle dans le livre la “ cité par projet ” s’est mis en place dans les années 80, avec la déconstruction des dispositifs de l’Etat-providence, des conventions collectives. Il y avait auparavant des normes domestiques qui liaient les relations personnelles dans des hiérarchies, dans des systèmes de déférence. Or il s’est mis en place depuis les années 80 un monde qu’on appelle “ connexionniste ” et qui s’auto-décrit dans la logique du réseau fonctionnant sur la base du “ projet “. C’est-à-dire s’articulant uniquement autour de l’objectif à réaliser.

Justement, lorsque vous parlez de la “ cité par projet “ (p158),vous avancez dans votre livre les termes de “ développement de soi, employabilité, engagement, enthousiasme, disponibilité, monitorage, expert, coach ” . Vous dites également (p171) que le “ grand ” de la “ cité par projet ” est “ à l’aise, convivial, curieux, ouvert, capable de mentir sans broncher, a de l’entrejambe ”, ce qui implique de dévaloriser les relations désintéressées au profit de l’accentuation d’une sorte de capital relationnel . Est-ce que vous pouvez expliciter cette constellation de termes et dire en quoi consiste leur nouveauté ?

On peut décrire des grands et des petits et pas seulement des forts et des faibles. Et le “ grand ”, dans cette “ cité par projet ” c’est quelqu’un qui a toutes les qualités du bon “ networker ”, du bon faiseur de réseau, plus une espèce d’altruisme qui fait qu’il répercute, qu’il redistribue les connections qu’il a établi sur ses collaborateurs temporaires dans le projet.

Imaginez par exemple un film avec un générique. Eh bien l’organisateur du film, cela peut être le producteur, le metteur en scène, il a établi des tas de connexions pour faire ça. Il a trouvé de l’argent auprès d’un banquier libanais. Il a fait appel à un musicien bulgare, etc. Il a fait des tas de connexions. Il peut soit garder ces connexions pour lui. Et puis tenir son équipe tout à fait à part de ces connexions et uniquement la faire travailler pendant un temps limite et ensuite la liquider. Ça c’est le méchant faiseur de réseau égoïste. Soit il peut avoir à cœur de redistribuer ces connexions sur les gens avec qui ils travaillent. Les mettre eux-mêmes déjà en rapport. Au lieu d’être simplement un passage obligé, un espèce de port où il faut payer pour rentrer.

S’il fait ça, et quand on parle d’ “employabilité “, c’est cette opération qu’on décrit. On dira qu’il a donné de l’employabilité aux gens avec qui ils travaillent. Puisque, dans un monde de ce genre, l’épreuve principale consistera à retrouver un projet lorsqu’on a quitté un. Un des problèmes du monde connexionniste ce sont donc les connexions que l’on peut établir. Et le problème se pose déjà au niveau existentiel des relations personnelles : celui de savoir si c’est un déjeuner entre amis, ou un déjeuner d’affaires. Est-ce que c’est désintéressé ou intéressé.

Vous pensez que c’est vraiment nouveau ?

Non. Je pense que c’est vieux comme le monde. Seulement je crois que si l’on tient comme juste la définition moderne de l’autre comme rapport désintéressé il est très important pour évaluer la qualité de nos amitiés de pouvoir tester jusqu’à quel point elles sont intéressées ou désintéressées. Si l’on supprime cette distinction et si l’on établit comme norme que les relations sont les meilleurs moyens de faire des profits, évidemment on risque très fortement de développer un univers où les relations que vous avez avec les uns et les autres sont sans arrêt soumises au soupçon.

N’est-ce pas là une description de la fameuse “ société de marché “ ?

Non. Car ce n’est même pas un “ marché ”. Dans un marché, les relations ne sont pas inscrites dans le temps. Ce sont des transactions immédiates. Or là ce n’est pas tellement le marché, c’est la relation elle-même qui est un capital. Une chose par exemple qui m’étonne beaucoup actuellement c’est le fait que les gens ne se fâchent plus, du moins en société. Ils essayent de garder toujours un contact parce que la relation peut être toujours utile à réactiver.

Et c’est précisément cela qui caractérise selon vous la société connexionniste ?

C’est un élément central. Seulement on ne peut pas imaginer uniquement un monde comme cela.Tout le monde plongerait sans arrêt dans des relations intéressées et temporaires. On a du mal à imaginer un monde où un garçon dirait à une fille “ oui l’on pourrait bien se marier pour une période limitée et puis, grâce à cela, j’aurai accès à un milieu professionnel que je ne connais pas ”. Et la fille dirait “ oui d’accord on fait ça pendant deux ans mais il faudra que tu prennes du temps pour m’apprendre la sociologie “ .

C’est ce que vous appelez des “ liaisons sans papiers “ (p506). Est-ce que l’actuelle mobilisation des cadres ne va pas également à l’encontre de cette forme d’aliénation ?

En gros il y a vingt ans et dans les années 60 encore plus, les cadres étant des héros de l’entreprise, ils étaient extrêmement choyés et il était très important de maintenir une frontière entre les cadres et les non cadres. Et d’estomper celle entre les cadres et les directions d’entreprise. Et, à l’époque du syndicalisme menaçant, il fallait maintenir les cadres du côté de la direction. Mais aujourd’hui où la menace critique des syndicats est beaucoup plus faible, le néo-management est tout à fait anti-cadre. Le cadre est un personnage présenté comme minable. Prolifique. Archaïque. Autoritaire.Et la question c’est : comment s’en débarrasser. Tandis que le nouveau personnage valorisé…

C’est le “ coach ” ?

Oui, et aussi le manager, le chef de projet. Il existe depuis des années des textes très explicites qui demandent la suppression du statut cadre. Il y a une menace réelle sur les cadres. Et si les choses continuent comme cela, le statut des cadres disparaîtra.

Surtout avec Internet ?

Non ce n’est pas une question d’Internet.

Ne croyez-vous pas tout de même à la possibilité d’avoir dans l’entreprise des connexions tout azimut et non plus uniquement hiérarchiques ?…

Le problème n’est pas là. C’est plutôt à cause des modes d’organisation des entreprises. Si vous faites des organisations par projet, vous allez décider par exemple de lancer une nouvelle maquette de “Marianne”. On fait un projet “ maquette de Marianne ”. On va prendre des gens des différents services. Des gens extérieurs aussi. Il y a un “ coach ”. On les fait travailler ensemble. Cela va prendre six mois. Ils s’engagent à fond dans le projet etc. Le jeu va être de les faire travailler sans principe hiérarchique visible sinon avec le “ coach ” qui est un grand frère, un copain. Ce que vous voulez. Et six mois après on vire tout le monde.

Une amie de mon épouse avait travaillé comme cela sur un projet pour établir un nouveau dictionnaire. Ils ont bossé comme des fous, jusqu’à la fin, et puis un soir, il y a eu une grande réception, grande fête, champagne, ils ont rigolé et le lendemain matin elle avait sa lettre de licenciement. Cela l’a étonnée parce qu’elle n’était pas habituée aux nouvelles normes. Dans un monde comme ça, il n’y a plus de place pour les cadres au sens des années 60 avec des carrières, des viviers… Et de façon plus générale, je pense que c’est une expression comme une autre de l’idéologie dominante que de présenter comme libératoire tout ce qui va dans le sens de la mobilité complète. Si certaines personnes veulent vivre dans la précarité, la mobilité, libres à elles. D’habitude les gens qui veulent vivre dans la mobilité ne sont pas dans la précarité. Maintenant il y a un nouveau discours à la mode qui se met en place expliquant que la précarité est recherchée. Par exemple une partie des gens qui travaillent pour les sociétés d’intérim le fait par désir de liberté. C’est possible. Mais cela me semble extrêmement douteux en tout cas pour la plus grande majorité des gens.

Je pense si vous voulez qu’il faut revaloriser ce qui permet de vivre dans la stabilité. D’avoir un statut. Il faut revaloriser la notion de statut au lieu de sans arrêt la dévaloriser. Et ne pas constituer, comme c’est le cas actuellement, la mobilité en une norme absolue. Si les gens ont envie de faire le même métier toute leur vie, pourquoi pas ? Pourquoi dire qu’aujourd’hui la mobilité est une norme liée à je ne sais quel changement technologique, à un accroissement de la rapidité, à tout ce que vous voulez et qu’il y aurait une nécessité à changer d’entreprise tous les dix ans, à changer de métier tous les cinq ans, à changer d’épouse tous les trois ans, pourquoi ? Il n’y a pas de raison. C’est l’imposition d’un mode de vie.

Mais est-ce que ce que vous dénoncez là n’a pas aussi ses racines dans ce que vous nommez avec Eve Chiapello la “ critique artiste “ à savoir le fait que 68, dont cette dernière est issue selon vous, a voulu se défaire des caractères statutaires, des liaisons sociales et affectives considérées comme rigides ? Vous dites d’ailleurs que c’est cela même qui a été récupéré par le “ nouvel esprit du capitalisme “

Oui. Une des choses que nous essayons de dire c’est que 68 a eu comme particularité de montrer l’importance égale des critiques sociales et artistiques, alors que, dans les périodes antérieures il y avait bien une critique artiste mais à laquelle beaucoup moins de gens adhéraient. Les années 68-75 ont été une vraie crise pour le capitalisme et les instances qui ont eu la charge le fonctionnement du capitalisme, notamment, à l’époque l’ex CNPF, ont d’abord répondu en essayant de pacifier les choses sur le plan de la critique sociale : en négociant sur les salaires, en passant des accords avec le syndicats etc.

Puis à partir de 74-75, cela a changé. Dans le premier cas en reprenant fortement des demandes venant de la critique artiste, en terme d’autogestion, d’autonomie etc. Puis le patronat fait un revirement complet. Il a cessé de négocier sur le plan social. Et il a intégré une bonne partie de la revendication artiste comme l’autonomie, le refus de la hiérarchie, tout en changeant les dispositifs d’entreprise, en “externalisant” un grand nombre de fonctions. C’est-à-dire en développant la sous-traitance. En transformant des services en centres de profit. De façon à passer d’un contrôle direct, hiérarchique, personnel, à des situations dans lesquelles les personnes étaient amenées à s’auto-contrôler. Vous travaillez aux heures qui vous plaisent mais vous êtes d’une certaine façon plus contrôlé que si vous étiez contrôlé hiérarchiquement…

Si la critique artiste est récupérée, pensez-vous qu’elle a encore néanmoins quelque chose à dire ou privilégiez-vous une critique sociale vigoureuse ?

Les deux critiques, sociales et artistiques, doivent être relancées. Il ne faut pas les séparer. C’est l’une des dernières phrases du livre. C’est vrai qu’aujourd’hui il y a une relative relance de la critique sociale depuis 4 ou 5 ans. Mais pas de la critique artiste. Il faudrait qu’il y en ait une.

Quelles seraient les conditions qui permettraient que cette “ critique artiste ” puisse redémarrer ?

Depuis le XIXe siècle l’exigence de libération, qui est quand même un point important de la critique artiste, est liée à une valorisation de la mobilité et à une opposition entre l’attachement et le détachement, l’enracinement et le déracinement etc. Donc l’artiste libre c’est d’abord celui qui est sans attache, qui n’est pas lesté par une famille, par des possessions, qui se déplace facilement des bas fonds à la grande société etc. C’est en cela qu’il s’oppose au bourgeois. Dans l’opposition du bohème et du bourgeois, cette question de la mobilité et de la légèreté d’un côté, contre tout ce qui leste, qui pèse de l’autre, est très important.

Le dandy est à part ?

Le dandy est à la limite de la bohème. C’est le modèle qui ne crée rien. Donc il est encore plus léger que les autres. Si vous créez cela vous leste encore un peu. Notre argument est alors le suivant : l’exigence de mobilité étant maintenant une exigence explicite du management et étant intégré de façon particulièrement évidente aux nouvelles formes du capitalisme, et les mobiles étant aujourd’hui les grands capitalistes, on essaie de montrer qu’une nouvelle forme d’exploitation se développe celle des immobiles par les mobiles. Dans ces conditions on ne peut plus maintenir l’exigence critique en assurant libération et mobilité. Il faut déconnecter, décupler la demande de libération, de la demande de mobilité.

Pour arriver à quoi ?

Pour arriver à reconstruire de nouvelles définitions de la libération. On essaie de montrer que s’il y a bien une libération par rapport aux exigences hiérarchiques traditionnelles, il y a aussi de nouvelles formes d’oppression dans les dispositifs du néo-management. Quand vous êtes sans bureau, vous vous déplacez comme vous voulez, vous avez votre ordinateur, vous n’avez pas le chef de bureau sur votre dos. Mais quand vous avez votre carnet de rendez-vous sur réseau, soi-disant pour pouvoir mieux organiser des réunions, vous êtes drôlement sous contrôle. La libération serait d’avoir un statut sans avoir à être continuellement mis à l’épreuve.

C’est ça la critique sociale ?

Non, c’est un point où critique sociale et critique artiste peuvent avancer la main dans la main.

Luc Boltanski est sociologue (2).


Commentaires

Ainsi ces deux auteurs tentent d'observer la situation actuelle du capitalisme pour découvrir les clés de son dépassement que Marx lui-même n'avait cependant pas réussi à trouver. Or il semble bien qu'ils fassent chou blanc également. Ils semblent ne pas comprendre, tout comme Marx d'ailleurs, que lorsque le bénéfice ne devient en effet possible qu'en réduisant drastiquement les coûts de revient, salaires compris, cela n'est pas nécessairement le destin de toutes les entreprises .

Certaines d'entre-elles pour des raisons données choisissent certes cette voie là. Mais il y en a d'autres qui ont un marché si porteur que l'augmentation du coût de revient est largement compensée par la croissance exponentielle du chiffre d'affaires, prélude à de hauts bénéfices et à de bons salaires.

Quant aux entreprises qui choisissent plutôt la réduction drastique des coûts, quelles en pourrait être les raisons ? Le caractère agressif des propriétaires, leur conception donnée du développement, la saturation du marché, le peu de combativité des salariés, le taux de chômage, tout cela forme agrégation de facteurs négatifs. Mais il y a plus encore.

Prenons l'exemple de l'externalité des services autrefois internes à l'entreprise et aujourd'hui externes et sous-traités. Le problème doit être perçu dans son contexte politique spécifique, en particulier français : celui des charges sociales qui non seulement coûtent, mais également nécessitent un coût de gestion non quelconque. Et lorsque vous êtes dans une situation de concurrence ardue, et/ou de forte pression des actionnaires, et/ou de mauvaise organisation générale, la compression des coûts est primordiale. Ce qui implique de délester le plus de services à l'extérieur puisque dans ce cas leur coût est fixe car tout est compris.

D'autres problèmes sont ensuite peu ou mal analysés par nos deux auteurs. Ils ne voient pas également que la démocratisation mondiale en marche suscite l'ouverture de plus en plus grande des marchés et, nécessairement, le basculement d'une part de la productivité vers les pays du Sud qui ainsi voient le pouvoir d'achat augmenter. Bien sûr cela se traduit au Nord par des bouleversements de statuts. Mais faut-il pour autant condamner le chemin de fer parce que les conducteurs de diligence n'ont plus de travail ? Cependant, s'agit-il pour autant de ne rien faire ? Bien sûr que non.

L'Etat, comme instance suprême de régulation, a commencé à mettre sur pied depuis plusieurs années, et ce grâce à la pression des organisations syndicales, en particulier de la CFDT, nombre de dispositions empêchant des licenciements secs sans indemnités ni reclassement.

Mais tant que les salariés eux-mêmes n'auront pas la possibilité de peser autrement que par le combat syndical de toute manière permanent, il est sûr que les dirigeants des entreprises concernées font ce qu'ils veulent, encadrés, limités, uniquement par la loi.

Et puis c'est sans doute également là le travail en amont des institutions locales comme la mairie et le conseil régional que de se mettre en courant de l'état donné du tissu socio-économique afin de préparer les futures reconversions et les recherches d'investisseurs. Cela commence à se faire. Le rôle de l'Etat central serait d'accentuer le processus.

Le problème au fond de ce genre d'analyse empirico-idéologique tient dans son incapacité à mettre en perspective certaines de ses observations dont l'aspect critique pourrait être bénéfique s'il s'inscrivait dans une dimension réformatrice d'ensemble au lieu de se méprendre comme nous l'avons vu ; tout en enfonçant des portes ouvertes.

Par exemple dans le fait de se demander si toutes les rencontres deviennent particulièrement intéressées ou non aujourd'hui à l'époque du "réseau", alors qu'en fait, de tout temps, et, sans cesse, on rencontre autrui sous la dimension d'un motif. Celui-ci, certes, peut être réductible à un intérêt tangible mais pas toujours puisque le motif, tel par exemple l'écoute des malheurs d'autrui, peut oeuvrer pour une dimension de salut. Cela n'en reste pas moins une motivation qui désigne ainsi que l'interaction n'a pas été engagée en vain.

On pourrait lire ici d'ailleurs toutes les impasses doctrinales actuelles de la critique post ou néo-marxiste qui ne voit pas, ou refuse de prendre en compte, que tout système vivant, y compris humain, cherche à se développer, y compris contre autrui ; la distinction entre le vivant et l'humain consistant à ce que dernier a le choix, même s'il ne l'a pas facilement, de limiter son développement et donc de lui donner une forme. Tandis que le vivant simple est génétiquement lié à la variation et reste étranger à l'infinité de cette forme.

Ce n'est donc pas le capitalisme qui cherche à croître au détriment d'autrui. Mais l'humain lorsqu'il décide de refuser toute limite, soit par compensation, soit par calcul.

Au fond, il semble bien que dans ce genre d'analyse l'on confonde étude objective et mise sur pied de subterfurges pour contourner et aggraver le déficit des finances publiques. Comme s'il s'agissait plus de rigidifier des acquis catégoriels et de transformer la question du droit de propriété en demande exponentielle d'acquisitions de droit sans devoirs.

Dans ce cas l'acquisition devient la forme édulcorée mais bien plus efficace de la réquisition puisque l'Etat se trouve garant du déficit. Sauf qu'en cas de retournement de conjoncture, aggravation des pertes de productivité, négativité accentuée devant la nécessité de la réforme, la crédibilité financière de l'Etat, sa signature même, peut se trouver remise en cause.

Or il se pourrait que peu à peu nous soyons en France amenés à ce genre de situation : blocage général et durable de la réforme, retournement de la conjoncture mondiale, aggravation des déficits...

LSO