'Le sentiment du soi"

Pourquoi chacun de nous se sent-il à la fois unique et tourné vers les autres ?

La démarche d'Antonio R.Damasio plaît. Non seulement en France mais aussi dans le reste du monde puisque son dernier ouvrage "l'erreur de Descartes"
(1) a été traduit en dix neuf langues.
En fait son analyse séduit car elle correspond au fond à ce que l'on ressent intimement lorsque l'on se dit que les frissons parcourant notre peau à l'écoute d'une musique, d'un poème, d'un hymne, à la vue d'un drapeau, ne sont pas le seul résultat d'un déclenchement hormonal qui se produirait mécaniquement au contact de n'importe quel hymne, drapeau, personne, objet.

Il semble bien que quelque chose comme le sens même de ces émotions intervienne. Il souligne l'importance de leur contenu sous forme de sensations mêlées à des images passées. Il fait en même temps intervenir le jugement impliquant le présent et le futur d'une vie qui se sait à la fois singulière et en même temps liée à une histoire commune.

Mais quelle est précisément ce "il" qui ainsi frissonne et juge en nous? Pourquoi a-t-il besoin de se signaler ainsi ? Aurait-il quelque chose de commun avec ce que l'on appelle la conscience et que Damasio nomme, lui, le "sentiment même de soi" ? C'est ce que nous lui avons demandé.

-Commençons déjà par le titre de votre dernier ouvrage "le sentiment même de soi". En quoi le neurologue que vous êtes peut nous aider, nous profanes, à connaître ce sentiment même ? Pourquoi d’ailleurs insister sur ce dernier adverbe ?

A.R.Damasio : Je crois que c’est surtout pour une raison de style. Je veux vraiment insister sur l’idée du sentiment comme impression d’appartenance singulière. En anglais, le titre s’intitule "the feeling of what happen’s" mais en français la traduction littérale "le ressentiment de ce qui arrive" expliquerait imparfaitement sur ce quoi je veux insister : le fait que cette idée du "soi" est très centrale et que son sentiment "même" articule raison et émotion. C est très important pour moi.

Dans mon autre livre "l’Erreur de Descartes" le sujet d’étude était déjà que l’émotion avait un rôle éminent à jouer dans la raison et l’ensemble du système de décision. Aujourd’hui dans mon nouveau livre j’approfondis l’étude du sentiment, lui-même, d’être soi, de se sentir exister de manière singulière.

Vous pensez donc au sentiment au sens anglais de "ressentir", ce qui impliquerait que quelque chose dans le sentiment ne se réduit pas à de la logique mais a aussi avoir avec le vécu, avec sa joie et sa peine ?

A.R. Damasio : Exactement.

Avant d’aborder le fond de votre propos pouvez-vous nous expliquer pourquoi faites-vous un livre assez sophistiqué qui s'adresse cependant au grand public ? Est-ce que vous ne jouez pas là le rôle du savant qui se taille un succès facile en faisant de la philosophie spontanée et donc en phrasant sur des données comme le sentiment le soi la conscience etc, sans qu'un non-spécialiste sache si vraiment vous apportez quelque chose de neuf au lieu de la poudre aux yeux habituelle ? Pourquoi avez-vous tant besoin de parler au grand public et non pas seulement aux autres neurologues qui peuvent mieux vous juger que nous ?...

A.R. Damasio : Il faut parfois pour le scientifique de l’espace pour raisonner, et c’est bien de le faire devant un public, même non averti. S’agissant de la première raison, il faut savoir que ce livre en anglais à quatre cents pages. Ce n’est pas possible de les résumer dans les articles que j’envoie aux revues comme "Science" et "Nature", revues scientifiques qui octroient seulement mille à deux mille mots par article.
C’est pourquoi il est nécessaire d’avoir plus d’espace pour présenter de nouvelles théories, de nouvelles hypothèses et susciter le débat. Concernant maintenant la seconde raison, il s’avère que je suis aussi très intéressé à introduire parmi un public de non-spécialistes des idées de "neurosciences". J’ai l’impression que cela déclenche quelque chose chez toutes de sortes de gens qui travaillent dans les sciences humaines ou qui font par exemple du cinéma, du théâtre ou de la musique. Et je veux apprendre comment ces gens s’appréhendent en train de créer dans leur métier, comment ils articulent précisément raison et émotion. J’ai d’ailleurs reçu de très intéressantes et belles réactions pour l’Erreur de Descartes...

Ce livre a eu en effet du succès... Dix mille exemplaires ont été vendus en France...

A.R. Damasio : Désolé mais je pense que c'est plus de trente mille exemplaires vendus en France.… Traduit dans dix-neuf langues. Mais le livre a surtout influencé le champ même des neurosciences. Il n’y avait par exemple presque pas d’études neurobiologiques sur les émotions humaines et soudain cela devient un champ brûlant...

Cela existait avant, à l’époque de Pierre Janet (2), de William James (3)...

A.R. Damasio : Je parle de William James dans mon livre. C’est vrai que l’étude des émotions était très populaire dans la science psychologique de l’autre fin de siècle.

Les émotions étaient tout de même réduites quelque peu à de la sensation. C’est d’ailleurs ce que reproche Janet à W.James et surtout au courant s'inspirant de Condillac (4)…

A.R.Damasio : Oui mais au vingtième siècle l’étude même des émotions disparaît. Elles sont négligées dans les neurosciences, mais, heureusement, depuis cinq ans il semble exister un renouvellement important.

Lorsque l’on feuillette votre dernier livre sur "le sentiment même de soi" vous réfléchissez de plus en plus maintenant sur la relation entre les émotions et la conscience... Ne rétablissez-vous pas une distinction entre le corps et l’esprit que vous sembliez écarter dans votre précédent ouvrage ?

A.R. Damasio : Cette distinction existe, mais elle ne signifie pas que la conscience et le corps sont deux choses ayant une substance biologique différente, voilà le point essentiel. Cette idée que la conscience n’a pas de substance biologique est d'ailleurs très répandue dans les neurosciences. Seulement elle est fausse.

N'y a t il pas également une confusion de niveau de réalité ? Pierre Janet aimait dire (5) que l’on ne pouvait pas définir le sulfate de soude en disant seulement qu’il est un composé d’atomes car il forme une entité à part qui ne peut être saisi dans la seule analyse de ses éléments mais plutôt dans l’effet produit ; serait-ce la même chose pour la relation entre le corps et l’esprit ? Peux-t-on réduire l’esprit au corps et vice-versa ?...

A.R. Damasio : Je fais une division entre deux problèmes qui sont bel et bien liés : le premier concerne ce que j'appelle le "film cérébral". Il s’agit de ce que vous et moi vivons en ce moment : bande visuelle, bande sonore, bande sensorielles, mémoires... Tout est là dans le temps et parfaitement intégré. C’est, je crois, ce que les gens veulent dire lorsqu’ils pensent à l’esprit.

Il y a aussi un second problème.

Pour vous comme pour moi nous savons que ce film cérébral nous appartient en propre. Nous n'avons aucun doute là-dessus. C’est précisément ainsi que réside le sentiment même de soi dans l’acte du connaître : le problème du film cérébral et le fait que nous en soyons propriétaires.

Si l’on s’intéresse plus particulièrement maintenant à l’infrastructure du film cérébral, on s’aperçoit qu’il est basé sur des processus biologiques qui sont installés dans des réseaux neuronaux. Le film vient de là. Mais en même temps personne ne peut vous dire exactement quelles sont les compositions neurobiologiques en jeu au même moment.

Il y a donc toujours un décalage entre notre impression du film du point de vue psychologique et ce que nous savons des circuits cérébraux qui sont en train de faire ce film. Mais l’existence de ce décalage n’est pas une raison pour affirmer que le film n’est pas fait de substance biologique ou de matière physique. C’est ma position.

Que faites-vous des influences et des conditionnements ? Comment les incluez-vous dans votre notion du "soi" ?

A.R. Damasio : Ces données s’inscrivent dans le cadre de ce que je nomme la conscience étendue.

Si l’on vous comprend bien il y a donc d’abord l’esprit qui est le film cérébral...

A.R. Damasio :...et il y a le sens que l’esprit nous appartient...C’est ce que j’appelle la conscience ou le sentiment même du soi.L’on peut d’ailleurs parler d’un esprit conscient et inconscient au sens de non-sentiment d’appartenance.

Ainsi lorsque l’épileptique a une attaque il a un esprit mais il ne sait pas que c’est le sien. Il ne sent pas que son esprit lui appartient. Tout ce que je viens de vous dire est très important. Seulement vous ne rencontrez pas cet angle d'analyse dans les neurosciences. Ce que je cherche à décrire c’est qu’il existe une division de niveau en conscience.

Il y a ce que je nomme la conscience noyau et la conscience étendue. La conscience noyau est quelque chose de très simple : nous avons comme beaucoup d’animaux une conscience de l’ici et du maintenant. C’est quelque chose qui est lié à chaque individu. C’est le sentiment à chaque moment qu’il existe en nous un film intégré qui nous appartient.

Mais si on peut avoir ce type de sentiment individuel ceci ne veut pas dire que le sens de sa propre identité, de sa signification comprenant le rapport au passé et au futur, soit également donné. Il faut dans ce cas parler d’un autre type de conscience.

C’est ce que j’appelle la conscience étendue. Avec celle-ci la mémoire se présente pour la première fois alors que la conscience noyau n’a pas besoin de mémoire, de langage, de société. Par contre la conscience étendue a besoin de mémoire et de société.

Chez les animaux, il n’y a pas de conscience étendue ?

A.R. Damasio : Tout dépend du type d’animal. Chez certains il n’y a que de la conscience noyau, chez d’autres il y a aussi de la conscience étendue.

Par exemple ?

A.R. Damasio : Un chien et un chimpanzé bonobo ont une conscience étendue car ils ont acquis un sens de la mémoire individuelle, un sens du passé et aussi du futur.

Chez les humains, c’est bien plus développé comme je l’expliquerai plus loin car il y a tout d'abord un système inconscient qui informe en permanence de notre état viscéral, c’est ce que je nomme le "proto-Soi".

Celui-ci permet ensuite le déploiement de ce que j'appelle la "conscience noyau", c'est-à-dire le film cérébral de l’ici et du maintenant avec ses différentes bandes sensorielles dont je parlais tout à l'heure et que je nomme également le "Soi-Central".

Il y a enfin ce que j'intitule une "conscience étendue" parce que nous avons la mémoire du passé avec ses expériences diverses et aussi parce que nous avons en mémoire des scénarios du futur regroupant ce que nous projetons de faire à court moyen et long terme. C’est ce que je nomme aussi le "Soi autobiographique".

En résumé tous les scénarios que nous avons en mémoire forment notre conscience étendue tandis que notre sentiment de l’ici et du maintenant en forme le noyau qui en même temps possède ses sous bassement dans le système régulant notre état physiologique, le tout étant entouré de notre passé unique individuel et aussi de notre futur.

Vous dites qu’au bout de la conscience étendue il y a la conscience morale. Qu’elle est son rôle ?

A.R. Damasio : Il nous faut tout d’abord parler du rôle du langage qui va organiser l’ensemble de ces mémoires.

Automatiquement ? N’est-ce pas surtout là le rôle de la réflexion ?

A.R. Damasio : Bien entendu. Mais la réflexion utilise le langage car celui-ci a la capacité de nous aider à organiser notre mémoire.
Il va en effet nous permettre d’étendre la conscience vers le sentiment d’identité par lequel il est possible d’avoir non seulement conscience de soi mais aussi de l’autre et des autres, ce qui implique la conscience morale en ce sens que le terme de "conscience" doit être pensé au sens non pas latin mais anglais de "consciousness".

C’est-à-dire le fait que la prise de conscience implique d'avoir connaissance de quelque chose dans toute son amplitude et de ses diverses conséquences vis à vis de soi mais aussi vis à vis d'autrui. Seulement tout ce processus surgit, me semble-t-il, lorsque l'on possède un système très complexe capable d'intégrer le sens du soi et le sens des autres et donc permet la création d’un sens moral, c’est-à-dire la possibilité de règles dans l’activité des lois.

En fait tout ce que j’expose dans mon nouveau livre tente de comprendre cette capacité d'intégration. Or en l'étudiant j'ai découvert quelque chose de très important, en tout cas pour moi. Le fait que le processus de la conscience ne vient pas du haut pour aller vers le bas mais le contraire. Il vient du bas et va vers le haut. Il vient de l’intérieur. Il vient de ce que, dans le cerveau, il est possible de représenter l’intérieur d'un organisme actif. Ce n’est pas une hypothèse. C’est un fait.

Ainsi au moment même où nous sommes en train de parler nous avons tout d'abord en mémoire des cartes neuronales qui représentent l’état multiforme de nos viscères, de nos muscles…Ce sont des cartes différentes, mais elles sont parfaitement intégrées. Elles sont là pour donner au cerveau une image multidimensionnelle du corps. Cette image est nécessaire parce que sans elle il n’est pas possible de réguler la vie. Tout cela vient du fait que nous comme cerveau, comme esprit, habitons dans un corps qui est vivant et qui a comme mandat de survivre.

Cette collection des représentations non conscientes de l’état du corps, c’est ce que j’ai nommé plus haut le "proto-Soi".

C’est quelque chose qui est unique et qui est lié à un seul corps à un seul organisme. C’est là la base de tout ce qui va devenir le "Soi " comprenant donc le soi de la "conscience noyau ", affichant le film cérébral de l’ici et du maintenant et se traduisant en "Soi central", et le soi de la conscience étendue entouré par des diverses mémoires et qui forme ce que je nomme le "Soi autobiographique". Ce dernier est le personnage central de la conscience étendue.

Ainsi moi qui vous parle, Antonio Damasio, est un personnage qui se définit non seulement par un nom mais aussi avec une certaine histoire, qui vit quelque part, aime et déteste etc… Tout cela forme alors le soi autobiographique avec une identité, une personnalité à l'aide de la mémoire, et du langage. Mais au-dessous de ce soi autobiographique, et à chaque moment, il n'y a pas seulement l’intervention constante de ce film cérébral articulant les bandes sonores visuelles sensorielles mémorielles, et qui est le même type de soi que nous partageons avec le chien, le chimpanzé, un oiseau. Il y a aussi, en dessous de cette "conscience noyau", le "proto Soi" qui informe par des signaux neuronaux de l’état chimique et physiologique interne.

Dans mon nouveau livre, je propose donc d’étudier les mécanismes cérébraux montrant comment le "proto Soi" en arrivant à configurer l’image d’un objet va permettre la naissance de la conscience noyau, la naissance du film cérébral, dont le traitement de plus en plus complexe nécessite alors la naissance de la conscience étendue c’est-à-dire la capacité d’articuler mémoires langage réflexion sens moral connaissance de soi et des autres. Mon dernier livre a en fait pour objet d’exposer les sous bassement neurologiques de tout ce processus d’édification de la conscience.

Si l’on vous comprend bien, la conscience dans son ensemble viendrait peu à peu de la relation entre le proto Soi, le soi automatique si l’on veut, et les objets… N’est-ce pas un peu trop mécanique ? Pensez vous vraiment que l’interaction proto-Soi-objet sécréterait la mémoire, la réflexion, comme le foie sécrète la bile ?

A.R. Damasio : Bien sûr que non ! Je prétends seulement que pour qu’il y ait processus complexe de traitement comme nous le connaissons en tant qu'être humain, il faut beaucoup plus que quelques centaines de neurones. Il faut avoir un cerveau qui a un haut niveau d’organisation, qui a beaucoup de cartes neuronales, et qui peut également se représenter l’état des sous bassement neurophysiologiques nous informant de notre état biochimique.

Pour moi la conscience, dans son ensemble, vient précisément de cette nécessité de représenter au niveau cérébral chacun de ces diverses informations, cartes viscérales, sous cartes neurobiochimiques, par exemple, en parallèle avec la mémoire, le langage, la réflexion, le sens moral.

Votre démarche semble évolutionniste, elle procède par succession, êtes-vous darwinien ?

A.R. Damasio : Oui dans un sens général. À savoir que tout organisme a une histoire biologique. Mais Darwin n’a rien dit s’agissant du processus de la conscience tel que je tente de le décrire.

Un psychologue français, Maurice Reuchlin (6), va dans votre sens, il dit que le cognitif est au service de la singularité, dont vous parliez tout à l’heure, et non pas l’inverse comme certains semblent le faire croire en nous comparant à des ordinateurs…

A.R. Damasio :
Je suis absolument d’accord.

Maurice Reuchlin appelle cette singularité le "conatif" (7). Il s’appuie sur les recherches du cogniticien D.A. Norman qui explique que les ordinateurs ne cherchent pas à survivre, trouver de la nourriture, se protéger, former des familles et des sociétés, éduquer, bref, le système purement cognitif n’est en fait que l’auxiliaire de ce qui nous fait agir dans le monde (8).

A.R. Damasio : Il y a en effet une chose fondamentale même si elle semble triviale qui consiste en ce que vous et moi nous sommes vivants. Il n'y a pas de vie dans un ordinateur. Et toutes les choses que nous faisons, la conscience que nous en avons, les émotions qui nous en signalent le sens, tout cela forme autant de régulations qui permettent à un organisme d'être vivant dans un environnement très complexe. L'environnement humain par exemple. Puisqu'il faut y ajouter les dimensions sociales et culturelles.

Ce qui implique que l'on a non seulement les émotions de la conscience noyau, du film cérébral, mais aussi les sentiments de la conscience étendue dont ceux de la conscience morale pour pouvoir gérer et réguler les problèmes de la complexité socioculturelle. Et tout est lié. Car tout ce processus mène toujours au même but : maintenir l'équilibre qui exige de vous d'être socialement bien adapté même si vous voudriez seulement conserver un bon fonctionnement neurologique. Et toutes ces choses dont nous parlons, l'esprit, la conscience, l'émotion, ce sont des façons différentes d'obtenir une gestion optimale de la vie.

Pour aller dans votre sens Reuchlin cite les travaux d'un neurobiologiste, Jacques Paillard (9), qui, lui, dit que l'on ne peut étudier une structure nerveuse que dans une perspective "neuro-éthologique" c'est-à-dire mettant en valeur l'étude neuronale en situation puisque l'activité neurologique se met en branle pour satisfaire un comportement, lui-même déterminé par les buts que l'on se fixe.

A.R. Damasio : Je suis d'accord avec Paillard.

Il y a aussi beaucoup de chercheurs, surtout ayant travaillé avec Jean Piaget (10) et Joseph Nuttin (11), qui vont dans le même sens que Paillard. Par exemple Bärbel Inhelder (12) l'ancienne collaboratrice de Piaget. Elle s'interroge sur la signification du but et sur le fait que l'individu éprouve le besoin de réussir ce qu'il a décidé. Pourtant il semble bien aujourd'hui que dans les sciences cognitives ce sont plutôt les partisans de la " pensée computationnelle ", c'est-à-dire ceux qui prônent la comparaison homme ordinateur dans laquelle l'étude du logique prime sur celui de la motivation, qui dominent. Pourquoi selon vous ?

A.R. Damasio : Je pense qu'ils étaient dominants. Car aujourd'hui nous vivons une vraie révolution. Par exemple il y a dix ans personne ne parlait de l' histoire d'un organisme. Aujourd'hui ce n'est plus le cas. Certes la pensée informatique s'appuie sur la formidable percée technologique et le fait que nous soyons de plus en plus entourés, portés par elle, -d'autant que nous y insérons de plus en plus des modèles psychologiques, ce qui incite d'ailleurs les gens à inverser le processus et à croire que nous pensons comme les ordinateurs. Il n'en reste pas moins que l'on s'aperçoit de plus en plus que l'on ne peut réduire la vie d'un organisme, surtout humain, à son appareil logique.

Mais vous-mêmes dans votre vocabulaire vous parlez de "cartes neuronales"…

A.R. Damasio : au sens géographique…la notion de carte est bien ancienne, vous savez…mes ancêtres portugais avaient bien besoin de cartes pour aller en Inde et au Japon…

Un de vos amis, John R. Searle, dans son dernier ouvrage (13) s'interroge sur le fait de savoir si l'on peut dissocier conscience et tissu cérébral, ce qui permettrait d'envisager la construction de cerveaux artificiels ; croyez-vous à la possibilité de donner conscience à des machines ?

A.R. Damasio : Je dois faire une conférence sur ce thème à " l'église " de la technologie américaine à savoir le M.I.T et je sais qu'ils ont déjà commencé à utiliser des émotions dans des ordinateurs qui sont capables de saisir l'état émotionnel de l'utilisateur, certains journaux ont d'ailleurs parlé de ces petits capteurs pouvant être insérés dans les habits.

S'agissant maintenant de savoir s'il est possible d'avoir un robot conscient ma réponse est la suivante : si vous construisez un robot avec toutes les caractéristiques que je décris dans mon livre alors ce robot va avoir une conscience formelle c'est-à-dire un mécanisme capable de représenter ses états intérieurs pour pouvoir ajuster l'action. Néanmoins cette conscience formelle n'est pas la conscience que nous avons. Il n'y a aucune possibilité de construire une conscience qui ressemble à la nôtre. Parce que le robot n'est pas fait en chair humaine or celle-ci est absolument nécessaire pour que quelque chose comme le processus de " notre " conscience humaine soit possible comme je viens de l'expliquer.

Oui mais justement que pensez-vous de ceux qui croient qu'en manipulant le noyau des cellules et le clonage on pourra arriver à un ordinateur vivant ?

A.R. Damasio : C'est un scénario relevant de la science fiction. Et pour un futur lointain.

S'il est possible tout de même de faire d'ors et déjà un ordinateur qui aura une conscience formelle, c'est-à-dire qui exposera et tentera de résoudre au mieux les problèmes de l'utilisateur humain n'avez-vous pas malgré tout la sensation que les machines vont devenir de plus en plus intelligentes ? Certains hommes, les plus fragiles, pourraient peut-être trop se décharger sur ces machines et par là perdre leur libre arbitre…

A.R. Damasio : Je crois qu'il y a toujours des risques avec la technologie ne serait-ce que l'implication de la vitesse par exemple.
Or dans notre système biologique, l'émotion, qui est l'arrière plan de ce que nous faisons mentalement, est un système très lent parce que c'est un système très ancien au niveau émotionnel, très conservé par les gènes, qui a pour fonction de réagir, et donc de filtrer dans un rythme donné.

Le système cognitif, celui de la perception par exemple, est un système très rapide. Par exemple lorsque nous avons un sentiment de peur nous avons besoin au moins d'une seconde pour commencer à percevoir l'effet dans le corps.

Par contre si je vous vois demain matin il ne me faudra que quatre centièmes de seconde pour vous reconnaître et sans doute plus rapidement encore si je vois votre visage à nouveau. Pour en revenir maintenant à l'impact de la technologie je dirai que la situation que vous décrivez va aller en s'accélérant mais que la rationalité, qui ne se réduit pas à de la logique car elle comprend également la capacité à traiter l'information de nos émotions, à leur donner du sens, va garder sa vitesse propre et donc éviter le décalage, du moins en moyenne.

Mais justement ne sommes-nous pas désarmés pour prévenir ces dérives ? N' a-t-on pas trop tendance dans l'éducation à négliger l'impact de l'environnement sur les émotions et donc à tout centrer uniquement sur le logique et le jugement ? Ne doit-on donc pas creuser aussi dans cette direction, c'est-à-dire penser également votre problématique du point de vue pédagogique ce qui nécessiterait un apprentissage sur la manière dont le corps doit se déployer, organiser ses émotions, apprendre à en décrypter la signification ?

A.R. Damasio : C'est très important. Surtout lorsque l'on prend conscience du rôle crucial des émotions en ce sens que celles-ci sont une mémoire vivante. Dans le même ordre d'idées, on pourrait sans doute dire que les émotions au fond c'est en quelque sorte la raison avant la raison…
Il est d'ailleurs possible d'observer chez certains animaux que même si ceux-ci n'ont pas de la "haute raison" comme nous, ils sont en possession de "raisons" pour orienter leur comportement et ces raisons sont essentiellement émotionnelles. Ce qui me fait de plus en plus dire que l'émotion est une logique de vie. Quand un animal a ou peur ou est en joie, cet animal va reculer ou approcher l'objet qui lui procure cette émotion.

Il y a donc une logique que la nature et son évolution ont donnée à cet animal par l'agent émotionnel. L'émotion n'est donc pas un luxe, une chose stupide. C'est une chose très naturelle, adaptative et utile. Et la raison va alors se construire en ayant précisément comme fondement l'émotion. Bien sûr elle va aller plus loin que l'émotion. Car celle-ci c'est en fait une chose très stéréotypée. Cela fonctionne seulement dans telle ou telle classe de problèmes. Mais quand nous avons une conscience étendue l'on peut dessiner des plans qui sont personnels et qui dépassent le moment du conditionnement à l'origine de l'émotion.

Est-ce que vous étudiez aussi les gestes les mouvements du corps comme des espèces de "raisons" ?

A.R. Damasio : Mon laboratoire aux Etats-Unis regroupe maintenant quarante scientifiques et nous étudions en effet tout ce qui est de l'ordre du geste émotionnel, du signe, en collaboration avec divers autres instituts spécialisés dans l'étude du langage, par exemple celui des sourds muets.

N'avez-vous pas l'impression que de plus en plus l'étude du corps dans sa globalité et ses différentes distinctions nécessite d'intégrer aussi l'apport de la psychologie et de l'ensemble des sciences humaines à l'approche neurologique ?

A.R. Damasio : Absolument. Vous m'avez demandé tout à l'heure, et c'était même l'une de vos premières questions, pourquoi ai-je eu le besoin d'écrire un livre ouvert aux non neurologues, eh bien parce que je persiste à penser qu'il n'est pas possible de comprendre ce qu'est un être humain sans avoir l'apport de l'ensemble des autres sciences dont vous parlez. En tant que neurologue je ne suis pas capable de décrire tout le phénomène humain.

J'ai par exemple besoin de tout le travail de la biologie et ses diverses spécialités, spécialement celle des systèmes dans laquelle je travaille plus particulièrement, et j'ai aussi besoin de l'apport de toutes les sciences humaines.

Lorsque je fais mes conférences d'habitude j'affiche une sorte d'organigramme qui commence tout en haut par l'étude des molécules et finit tout en bas par les dimensions sociales et culturelles. Certaines personnes sont très surprises par cela. Je leur réponds que ce n'est pas possible de comprendre le processus de la mémoire ou de la conscience si vous n'avez pas l'élément social et culturel.

Mon espoir, d'ailleurs, serait que des chercheurs de diverses spécialités prennent contact avec mon laboratoire. Je suis très ouvert par exemple à la problématique de la psychanalyse, à celle de la sociologie… Seulement je ne peux pas tout faire et j'ai une grande soif de communiquer avec des personnes d'autres disciplines. Aux Etats-Unis dans mon laboratoire il y a par exemple des gens qui viennent de la linguistique, de la philosophie, de l'anthropologie…

Entretien effectué par LSO.


1. 1995. Éditions Odile Jacob.

2. Pierre Janet, français, (1859-1947), a été le fondateur de la psychologie de la conduite. Ses études sur "l'automatisme psychologique" (1889), nom qu'il donnait à l'inconscient, et son ouvrage célèbre "de l'angoisse à l'extase" (1926) dans lequel il étudie précisément les relations entre neurologie émotions et sentiments, font de lui un élément incontournable quelque peu sous-estimé aujourd'hui malgré un récent regain d'intérêt aux USA (voir note 4)

3. William James, américain, (1843-1910) fut un des fondateurs de la psychologie expérimentale qui tente d'analyser les faits psychiques pour en dégager des lois d'organisation. Son Précis de psychologie (1892) fut une tentative de s'inspirer des méthodes propres aux sciences physiques et chimiques tout en s'en distinguant puisque l'étude de la conscience n'est pas réductible à l'analyse de ses composants supposés, ce qui suppose d'articuler à la psychologie une métaphysique ( " Précis…" sixième édition,1924, p 623).

4. Pierre Janet pense que W.James réduit trop le champ de la psychologie en ne voyant dans le sentiment qu'un reflet de ce qui se passe dans les viscères, (1926, ibid, Ed 1975, T.1, p 19). James renvoie en effet l'étude de son déclenchement, autre qu'organique, à la métaphysique alors que Janet considère que cela concerne également la psychologie puisqu'il établit une distinction entre l'émotion qui rend compte d'une action et le sentiment qui la régule (id, p 326). Janet faisait le même reproche de réduction aux conceptions philosophiques dites spiritualistes qui, elles, voyaient en le sentiment le seul reflet de ce qui se passe dans l'âme (id, p 26). Enfin il considérait que Condillac se trompait lorsqu'il croyait que l'on pouvait construire les sentiments avec les seules sensations (id, pp 61-62).

5. 1926, idem, p 26.

6. 1995.Totalités, éléments, structures en psychologie, Ed PUF, p 258.

7. 1990.Les différences individuelles dans le développement conatif de l'enfant, Ed PUF, p 10.

8.1995. In "totalités, éléments…", p 258.

9.Ibidem, p 240.

10.Jean Piaget, 1896-1980. Connu comme psychologue des processus cognitifs chez l'enfant, l'un de ses plus brillants disciples, René Zarro, dit de lui lors d'un hommage (Le quotidien de Paris, 4/11/80) que dès l'âge de 15 ans son idée fixe fut de comprendre que l'être vivant s'adapte à son milieu en se l'assimilant au sens fort du terme "c'est-à-dire transformation en soi-même ". De même, Piaget considérait que la connaissance n'est pas une copie mais une intégration d'une compréhension du réel qui en retour modifie la pensée qui la saisit, ce qui lui faisait dire souligne Zarro, et ce au même titre que Damasio, que " la pensée est la forme supérieure, comme le point oméga du biologique ".

11.Joseph Nuttin, 1909-1988. Psychologue de la motivation, professeur émérite à la faculté de Louvain en Belgique, il a travaillé avec Paul Fraisse, le collaborateur de Jean Piaget, en mettant au centre de toute action, serait-ce celle d'un bébé activant un hochet, la notion de but articulé au fait d'y tirer un certain plaisir de se sentir actif, d'être créateur de réalité. C'est d'ailleurs ce qui fonde précisément pour Nuttin la motivation : agir sur le réel, être " cause de réalité ". C'est ce qu'il explique dans son livre phare "théorie de la motivation" (1980, Ed PUF, p 157) et le pousse à approfondir les analyses de Piaget (pp 274-278) en mettant bien en relief ce "plaisir à être cause" puisque pour lui l'homme s'assimile d'autant plus la réalité qu'il la "change carrément en créant quelque chose de nouveau " (p 31). Willy Lens poursuit actuellement à Louvain cette recherche.

12. Ancienne collaboratrice de Jean Piaget, B.Inhelder considère qu'il faut étudier "le sujet avec les fins qu'il se donne et les valeurs qu'il s'attribue. (…)" ( in Reuchlin op. cit., 1995, p 246).

13. Le Mystère de la conscience. Ed Odile Jacob, octobre 1999, p 210.