"L'absolutisme nihiliste"


Tous ces auteurs plaisent à certains publics cultivés et autres médias faiseurs d'opinion parce qu'ils se présenteraient très habilement comme étant peu ou prou sulfureux par anti-conformisme, et, surtout, membres de cette fraction de "la" gauche politique et intellectuelle toujours en manque de pureté ou d'impureté " radicale", c'est selon (1).

Un tel profil pourfendeur, sermonneur, les adouberait d'emblée " mystiquement " comme le dirait François Bourricaud (2).

Car se réclamer de "la" gauche, tout en la rappelant à l'ordre vertement, semble être le sésame nécessaire et suffisant pour que l'opinion concernée pense immédiatement que cette espèce de colère du juste, façon Pascal, participe, malgré ses excès, et de toute manière, à l'idée de "gauche" (3). À savoir la construction espérée des conditions sinon d'une transformation du moins d'une amélioration de la condition humaine, et, déjà, de son appréhension objective.
Sauf que cet acquiescement apriori à toute réception d'un discours estampillé à gauche -puisque c'est ainsi que les cadres de référence sont classés au préalable en France dans l'opinion qu'on le veuille ou non, engendre une première illusion pour les profanes ou les croyants invétérés.
Car il s'avère que tous ces auteurs, tous, sont, objectivement, d'une inutilité idéologique totale quant au fait de choisir le "bon" développement. Y compris du point de vue "la" gauche (4) . Du moins si l'on admet que le bon développement signifie depuis le judéo-christianisme et les Lumières, l'émancipation et le déploiement au mieux du potentiel d'action humain selon le vrai élevé au rang de certitude infiniment perfectible. " La " gauche prétend inscrire pleinement sa téléologie dans cette perspective eschatologique. Or ces auteurs sont aux antipodes de ce genre de recherche malgré l'apparence du contraire.
Par exemple tout système de contraintes objectives est nié. L'idée même d'objectivité est balayée alors qu'il semblait bien que cette absurdité marxiste, amplifiée par Lénine, réduisant la recherche du vrai au seul intérêt politique ait été battue en brèche par l'Histoire, surtout celles des sciences et de l'économie politique.

Ainsi il n'est à nouveau plus possible de souligner que l'existence de l'inégalité, la soif d'acquérir (5) , la volonté de puissance, sont repérables bien avant "le" capitalisme. L'on est en effet tout de suite catalogué, comme au bon temps du léninisme triomphant (à savoir le stalinisme), dans la rubrique " nouveaux chiens de gardes " par les adeptes de certains des auteurs étudiés ici.
Et ces agitateurs de nom d'oiseaux n'ont alors de cesse de dénoncer le "libéralisme" et l'existence des "élites" comme si ces deux éléments étaient la cause même de toute inégalité. Or depuis Durkheim (6) nous savons de mieux en mieux que les inégalités, surtout sociales, sont aussi le résultat du degré de compétence atteint, articulé à de nouvelles formes de la division sociale du travail, et non pas seulement le produit de l'héritage biologique ou familial.
Les inégalités de compétence et d'héritage ne se résolvent de toute façon pas en supprimant le marché et l'Etat de droit, en s'appropriant les biens et en promulguant une rotation des tâches comme il fut tenté par le communisme léniniste et trotskiste.
Car les contraintes objectives d'organisation de la production et du maintien des instances de régulation (7) nécessitent précisément compétence et expérience qui ne peuvent être suppléées par la seule substitution d'une population par une autre. Aussi le massacre par dizaines de millions des élites et des paysans moyens en Russie, et plus tard en Chine, était inutile. Du moins du point de vue de la production.
Mais du point de vue politique leur suppression permettait cependant de prendre leur place, de pallier ainsi aux problèmes d'héritage de conditions initiales favorables. Et de se construire un clientélisme solide.
L'on pouvait en effet devenir directeur d'usine avec la seule compétence de technicien de surface. Il suffisait d'avoir la carte du Parti et être l'oreille de sa direction. Sauf que cela restait inutile pour que, en un tour de main, les acquisitions de compétence et d'expérience s'effectuent.
Ce qui implique que même une politique aussi criminelle et monstrueuse, aussi peu regardante quant au principe de réalité, sans parler du principe éthique, qui fut promulguée par ce "nihilisme légal" (8), ne fit au fond que reproduire, en pis, la division, la stratification sociale traditionnelle. En pis, puisque la reproduction sociale y était systématiquement organisée pour sauvegarder uniquement les puissants du jour. Ce qui est aux antipodes des idéaux de gauche, semble-t-il.
Mais plusieurs des auteurs étudiés ici n'en ont cure. Au contraire.
Nous verrons en effet dans un instant que certains d'entre eux ont soutenu ce genre de politique léniniste niant toute autre réalité qu'elle-même, tels par exemple Bataille, Blanchot, et dans une moindre mesure Derrida (9) . Ou l'appellent de leurs vœux, comme Bourdieu. Puisque c'est précisément cette volonté, même, d'écarter, de détruire, systématiquement, l'analyse objective en répandant, systématiquement, des contre-vérités, qui peut être, déjà, et très strictement caractérisée de nihiliste, et prolonge en l'amplifiant le léninisme politique.

Ainsi peut être dit nihiliste tout contenu qui loin d'aider à l'analyse, y compris critique, empêche en fait d'y accéder (10) . Par exemple lorsque son objet est la destruction (11) effective (12) et méticuleuse (13) de tout ordre permettant la sociabilité. Ce qui est nouveau et se démarque de l'idéal de gauche. Puisque cela implique de ne plus être en possibilité d'agir, y compris pour l'analyse critique. Or celle-ci, surtout lorsqu'elle est objective et multidimensionnelle, relève d'une nécessité primordiale pour le développement de chaque soi, individu, groupe, entreprise, institution.

Du fait même de ce contenu nihiliste spécifique qui dénie l'objectivité et empêche même l'action critique de s'exercer (14), il est alors loisible de classer ces différents auteurs comme participant en réalité à la poursuite de l'édification d'un nihilisme de type crypto religieux (15) issu du communisme léniniste.
Le terme de crypto religieux signifie que le nihilisme étudié ici sait que pour continuer à manipuler les idéaux de gauche et les paradoxes séculaires sur le sens de l'existence et la perception du réel il doit s'appuyer sur une politique systématique d'exclusion de toute discussion. En agissant ainsi, ce nihilisme se construit non seulement comme autorité morale et même mentale mais aussi comme élite politique exclusive qui écarte et met à l'index tout ce qui n'est pas adoubé par son idiome sacralisé.
Observons-en maintenant le cheminement conceptuel singulier. Nous esquisserons quelques réponses sur le sens de son succès en conclusion.

Commençons l'étude par Bataille, Blanchot et Foucault car ce sont les têtes de ponts essentielles. Deleuze Lyotard Derrida Baudrillard et Bourdieu sont secondaires.

Le nihilisme de Bataille (16) se caractérise déjà dans ses écrits dits " érotiques". Alors qu'ils n'ont rien de tels. Non pas du fait qu'ils relèvent plutôt de la pornographie. Mais surtout à cause de cette volonté systématique de souiller, détruire, salir (17) la sexualité. Semblable en ce sens à la pire des inquisitions religieuses toujours soucieuses d'articuler plaisir et saleté afin de mieux condamner celui-ci par celle-là. Or chez Bataille il ne s'agit pas seulement de parti pris esthétique ou de transgression comme le croît à tort Baudrillard (18).
Il s'agit d'un souci tactique de se servir de la sexualité comme arme de combat en vue de dissoudre par l'intérieur, par une " expérience intérieure", toute tentative d'organisation de la pensée et donc de la vie (19). Car l'organisation accumule et donc débouche sur la capitalisation. Or celle-ci est considérée comme la source même du maudit. Il faut donc la dépenser, la dissoudre. Empêcher son accumulation. Sa cohérence. Son appropriation individualisée. Interdire donc la propriété. Y compris intérieure. Par exemple dans les pensées réduites à ne recueillir que l'expérience empirique de l'instant. Et encore, car la réflexion pourrait se l'approprier. Aussi l'expérience prime sur la pensée, qui n'est plus qu'un moyen d'extraction, en devenant le seul sujet (20) . Celui du "non savoir" (21).
Comment Bataille (22) en est-il arrivé là (23) ? En appliquant strictement le fait que la lutte des classes, ou, plutôt l'exclusion mutuelle et absolue -car c'est ainsi que Lénine voit le conflit (24), se déroule aussi dans la théorie et donc également dans l'art érotique et dans l'organisation interne du soi. Il faut donc aller vers une " extension du domaine de la lutte " pour paraphraser un écrivain français à la mode.
C'est que Bataille est foncièrement léniniste. Et il en intègre l'interprétation stalinienne sans souci dans son livre majeur intitulé " la part maudite " (25). Il y parle même de littérature historique sur le sacrifice humain (26) et de l'excédent énergétique dans l'ordre cosmologique de l'univers, comme si ceux-ci lui permettent de justifier les massacres en cours qui précisément sacrifient les populations devenues inutiles et permettent la dépense de leur richesse accumulée.

Ainsi dans ce livre il imite tout d'abord les intrusions de Lénine et Staline en science par quelques réflexions anthropomorphiques sur l'énergie constamment en surplus qui se dépense aux confins du cosmos (27). Puis il cherche dans l'expérience historique une forme plus explicative. Outre celle des sacrifices humains, il introduit la notion de l'échange don basé sur la dépense du surplus. Il croit la déceler à tort dans l'analyse que fait Mauss sur les sociétés Maori et amérindiennes par le biais du concept de potlatch. Sauf que ce dernier n'a rien à voir avec le souci de contenir le niveau d'opulence, et plutôt dans celui d'édifier le sens social et de renforcer la présence permanente des ancêtres par la compétition qui voit les clans s'affronter en festins, danses, bijoux, jeux, interposés (28).
Mais de science Bataille n'en a que faire. Armé de son interprétation cosmologique et historique, affublée aussi de psychologie freudienne voyant l'effort de production et de consommation comme excrétions médiatrices (29), Bataille peut alors justifier l'expérience intérieure soviétique comme puissance contrebalançant celle des Etats-Unis (30).

En fait la terreur léniniste, encouragée par le trotskisme, freinée puis démultipliée par le stalinisme (31) avec l'organisation programmée des massacres et de la militarisation du travail effectuée dans une société de plus en plus concentrationnaire, ce crime contre l'humanité n'est pas du tout analysé par Bataille comme une conséquence non voulue par la doctrine ou une déviation mais bel et bien comme ce qu'il y avait précisément à faire (32) . Il ne s'agit donc pas pour lui " d'approximations conjoncturelles " comme le prétend Derrida (33).

Blanchot est exactement sur la même longueur d'ondes que Bataille.
Il a été disciple de Maurras, écrit Sartre dans une note (34) . Il cite souvent Hegel, Nietzsche, Heidegger, Kafka. Mais il a beaucoup plus à voir avec Lénine ou Trotski pour l'essentiel. C'est-à-dire avec une approche directement politique visant à la destruction totale de l'idée d'unité. Il soutient en ce sens le coup de force léniniste (35) . Les auteurs et les thèmes, y compris les mythes, ne sont alors que des outils politiques de mise à mort (36) du réel au profit d'une idée de la souveraineté qui se veut totale (37).

Ainsi c'est la notion de négation qui est détournée de son sens et élevée au rang d'absolu puisqu'elle est visée en tant que telle (38), à la différence de Hegel (39), y compris celui de 1807 (40) que Blanchot manipule sans vergogne. Tandis que dans la "Révolution d'Octobre", c'est l'idée de permanence dans l'ébullition, c'est l'absence d'unité, de profusion de chaos, que Blanchot retient à partir d'une réflexion de Trotski qu'il commente dans son livre "l'Amitié " (41) . Et dans son aphorisme : "il ne faut pas peindre le meurtre de César, il faut être Brutus " (qui bégaie celui de Nietzsche sur le fait d'être au moins Lucrèce Borgia), Blanchot synthétise ce qu'il trouve de formidable dans l'Histoire et clairement mis en valeur par Marx : le fait que celle-ci soit une matière première au même titre que de la glaise ou du pigment. En attente de son peintre (42).
De même, dans le mythe d'Eurydice que manipule Blanchot, c'est plutôt le fait qu'Orphée se retourne qui est mis en valeur (43). Eurydice est ainsi une victime, c'est-à-dire une "œuvre" nécessaire qui permet à "l'artiste" façon Blanchot d'être ce Brutus tant désiré (44). Les victimes léninistes peuvent ainsi se consoler d'être la matière brute des Orphée "communistes" (45).

Foucault est également sur la même ligne. Sans se réclamer néanmoins de Lénine et encore moins de Staline, il se considère cependant comme communiste, mais à la façon de Bataille et de Blanchot (46). Ce qui implique également d'entrer en guerre. Mais exclusivement dans le domaine des idées et de l'organisation interne du soi. Ce n'est donc pas l'interprétation de l'Histoire jonchée de victimes expiatoires ou fondatrices qui l'intéresse. Mais celle de la Connaissance. Car c'est la destruction de celle-ci qu'il vise. Elle lui sert de matière première pour atteindre la dimension souveraine de l'artiste léniniste prôné par Blanchot.
Ainsi dans "Histoire de la folie", Foucault n'a de cesse de "peindre" à sa façon. Par exemple en opposant la démesure supposée incarner l'idée de souveraineté absolue, de totale liberté, au processus de rationalisation des émotions et de médicalisation de leur trouble que Foucault identifie à un enfermement du monde (47) par la raison occidentale qui exclue par peur de son autre (48).
Il présente pour preuves plusieurs cas d'isolations qu'il extrait cependant de leur contexte historique et spécialement religieux. Il s'étonne par exemple d'un cas de possédés enchaînés près d'un troupeau de porcs, sans se demander si ce procédé n'a pas quelques liens avec le Nouveau Testament qui relate comment le Christ put libérer des déments en projetant leurs " démons " dans un troupeau de porcs qui passait par là (49). Ce genre de contresens fourmille dans l'ouvrage.
Ainsi le fait que les possédés soient de plus en plus considérés comme des malades est bien la preuve selon lui d'une peur qu'aurait la raison devant son propre double venant des tréfonds. Surtout lorsqu'il apparaît tel quel dans l'absolue violence que l'on peut appeler crime mais que l'on peut fort bien envisager comme œuvre. Celle déjà en action dans les écrits de Sade (50).

Foucault est littéralement fasciné par cette capacité de peindre une réalité tout à fait imaginaire mais se comportant à la façon d'un réel second, épousant même la complexité du réel premier, du réel externe, jusqu'au moindre détail. Afin de basculer en seul réel. Comme si la simulation pouvait remplacer, tel quel, le réel représenté pour rester le seul réel plausible. Tels ces crimes dont le déroulement colle si parfaitement au plan prévu comme Foucault l'avait remarqué en étudiant le cas de Rivière qu'il devient cette réalité abolie. Ainsi le mot devient la chose. Au sens fort.
Dans ce cas, lorsque Foucault se penche sur l'histoire des sciences, ce qu'il retient et se lit déjà dans son hommage à Borges dans la préface de son livre " les mots et les choses " à propos d'une fantaisiste classification opérée par un bibliothécaire de l'empire chinois (51), c'est cette capacité de retenir arbitrairement le tout du réel dans le creux des mots. Jusqu'à ce que ceux-ci deviennent encore plus réels que ce qu'ils sont censés représenter.
Et c'est cette espèce d'hyper réalité tout à fait arbitraire qui le fascine (52). Et qu'il projette, en Brutus blanchotien, sur le processus de classification scientifique en voulant démontrer comment le mot en Occident prétend enfermer la chose. De peur que celle-ci, tout comme la folie, dévoile sa démesure. Par exemple le mot homme qui est de plus en plus isolé de sa nature violente pour devenir un droit une norme psychique du langage objectif et au bout du compte un emboîtement de structures que l'Histoire, par couches successives (ou " épistémè"), tient politiquement ensemble (53).
Foucault prend alors en compte cette espèce de dissolution analytique de l'homme en complexe universel de systèmes dynamiques (54) pour se demander s'il n'est pas possible dans ce cas de construire toutes sortes de jeux d'homme.
Et en ce sens ce qui l'intéresse chez les fous les prisonniers les dissidents, mais aussi et surtout chez les déviants sexuels et les criminels, c'est moins une espèce d'humanisme -comme il l'agitait cependant tactiquement lui-même devant les caméras et les stylos, qu'une curiosité d'artiste blanchotien à la recherche de sa matière première en vue d'œuvrer.

Ainsi c'est ce double processus de condamnation de la raison comme enfermement universel du monde et prise en compte néanmoins de son emprise sur celui-ci et sur les corps qui justifie selon Foucault le fait paradoxal d'incarner un tel mouvement tout en l'immolant. Par exemple en réduisant à néant les réalités historiques et scientifiques comme il le fait dans ses ouvrages. Tel le Brutus et l'Orphée de Blanchot préférant peindre et sculpter à même la matière et non pas seulement dans l'imaginaire comme le font justement un Borges et un Vélasquez.
Dans cette optique paradoxale, déjà présente également chez Sade comme le souligne à plusieurs reprises Foucault, ce dernier ne peut alors que soutenir toute forme de déviance puisque celle-ci est tout autant un système de vérité et donc d'organisation du corps au sens large que le système officiel dominant classifie en une identité fermée afin de bénéficier politiquement de cette clôture universelle.
De ce fait il n'y a pas de contradiction pour lui, et c'est ce qui précisément forme nihilisme, entre le fait de soutenir la dissidence anti-soviétique, de comprendre les pédophiles (55), d'articuler mort et plaisir (56), de classer le sadomasochisme comme jeu (57), et de comprendre les absolutistes religieux iraniens dans leur recherche d'articuler de manière sacrale le mot la chose et sa pratique (58). Puisque c'est le déroulement même de l'interprétation comme réel en acte qui forme pour Foucault matière, manière, à être et à non-être dans la multiplicité formelle, infinie par définition.
Mais comment reconnaître dans cette pluralité ce qui sied au développement et ce qui lui
nuit ? Pour Foucault, cette question n'a pas de sens puisque chaque forme atteinte détient sa propre vérité. Le soi, le moi, le je, tout ceci n'est que jeu de structures dont la combinaison est infinie.
Seulement c'est aussi cette manière de voir qui forme nihilisme à la manière de Bataille et de Blanchot puisqu'il n'est non seulement pas possible de prétendre que toute attitude puisse être comparable à une autre. Mais aussi et surtout de manipuler la matière historique et scientifique en vue d'y peindre et créer le réel sur mesure. C'est ceci précisément qui forme non pas œuvre mais stricte démesure. Non pas songe à l'ombre de la raison classique mais mensonge.

Deleuze, Lyotard, Derrida, Baudrillard, Bourdieu, se glissent dans la même optique au-delà de leur différence beaucoup plus formelle que foncièrement distincte.
Car ces divers auteurs déploient en effet un nihilisme parallèle qui consiste, au-delà de sa spécificité formelle, à faire aussi œuvre. Par exemple en empêchant ce processus d'universalisation de la raison lorsqu'elle devient science pour faire du réel une connaissance de plus en plus certaine ; ou pour consolider la solidarité organique et son émancipation progressive des contraintes naturelles et des conditions défavorables. Le tout étant nullement contradictoire avec le fait de maintenir une vision sensible ou transcendantale des choses (59).
Or leur nihilisme poursuit le processus de dissolution de toute forme d'universalité, d'unité. Et ce jusque dans les interstices de la chair. Tout un processus largement entamé par Bataille Blanchot et Foucault afin de s'emparer de l'Histoire comme burin pour sculpter l'espace interne, mais aussi externe des corps.
Ainsi Bourdieu peut-il par exemple énoncer que ce ne sont pas l'existence de classes sociales qui compte, mais celle d'un espace social qu'il serait possible de malaxer pour en fabriquer les groupes désirés (60).
C'est d'ailleurs précisément ce qu'il tente de faire actuellement en tentant d'une part de rassembler les " dominés " contre les " dominants " tout en œuvrant d'autre part pour la dissolution de la distinction sexuelle réduite à de "l'androcentrisme" (61). Or cette double démarche exprime moins la reconnaissance de la misère du monde et des différences conatives spécifiques que le souci, à l'instar des Lénine, Blanchot et Foucault, d'œuvrer sur la matière historique.

Observons ces auteurs un par un.

Deleuze accentue la dissolution de l'identité et du sens, présente chez Bataille Blanchot et Foucault, en rendant lui aussi toutes les pratiques équivalentes. Il s'agit d'agiter politiquement la révolte permanente des sens contre la réforme graduée de la raison. Au sein même des corps. Dans ses interstices (62).
La passion de la sensation est réduite à de l'excitation qui prime elle-même sur le sentiment. Car il s'agit de chasser l'ordre -identifié au répressif (63)- au cœur du désir d'être. Il faut expurger la volonté de vie en y visant la dissolution et en ne répétant rien d'autre qu'elle. L'idée de contradiction n'a dans ce cas aucun sens (64). Puisque tous les sens sont possibles.
Deleuze forge ainsi sa propre notion de différence qui émerge en une sorte d'errance excluant toute contradiction puisqu'elle est" éternellement positive" (65). Et le corps est diffracté en autant d'instants discontinus (66). Ainsi par la manipulation des mathématiques intégrales (67), Deleuze va justifier cette diffraction sous le terme de "différentielle" qui n'aurait cependant plus aucun lien avec l'équation, la matrice, -le moi- de départ (68). C'est-à-dire sans aucune possibilité d'y réintégrer une identité (69). Même par parties. Puisque les métamorphoses deviennent leur propre genre. Telle des espèces de monades se déroulant à l'infini de l'espace car plus rien ne les empêche de toujours répéter le même point. Aveugle. Qui fait office de " je". Provisoire (70).

Lyotard en appelle lui à la destruction de toute critique (71), de l'art (72), du corps (73). De la logique (74). La seule issue serait donc le nihilisme (75). Car le socialisme ne fait pas mieux que le capitalisme (76) et Auschwitz en est au fond la version extrême (77). Lyotard forge alors le concept de postmodernisme (78) pour bien signifier que l'époque des grands récits à la façon du marxisme et du progressisme positiviste ne veulent plus rien dire et même débouchent sur leur contraire. Aussi s'agit-il pour lui d'accentuer toutes les formes de décomposition, du langage au désir, afin que la perte de sens soit le seul gain possible (79).

Derrida suit le sillon de Bataille (80) puis surtout celui de Blanchot (81) . Strictement. Car il lui faut aller plus loin que Lénine, et même que Bataille (82). Et Blanchot donne des conseils. Une méthode. Derrida commence par manipuler lui aussi Hegel (83) afin de créer cette "mort" conceptuelle tant décrite chez Blanchot, nous l'avons lu : un monde au-delà du monde (84). La souveraineté y est absolue (85), immédiate, tel le pouvoir d'un dieu capable d'exiger tout et son contraire (86). La victime y implore même d'être sacrifiée (87).
Mais Derrida sait rester tacticien (88). Et comme Foucault et Deleuze il se justifie en s'emparant de myriade d'auteurs et de concepts qu'il saupoudre également de notes érudites avant de les absorber ou de les agiter (89) à la manière de machines (90) bien utiles pour fabriquer du sens sans (91) objet (92).

Baudrillard commence d'abord par une critique non quelconque de la signification et de la représentation des objets dans le monde moderne qui se caractérisent essentiellement pour lui par l'érotisation froide, technicienne, des formes. Elle annonce la mort de la distance entre le réel et la simulation des médias électroniques. Tandis que les supermarchés diffractent ce processus en irradiant de la marchandise et du sens à la façon de centrales nucléaires, la publicité y fonctionnant comme "féerie des signes" (93) .
Puis Baudrillard abandonne ces rivages de la démonstration sociosémiologique pour un nihilisme posant en apriorité l'irresponsabilité totale tant de la volonté de puissance que de l'interdépendance globale des structures puisqu'elles sont toutes deux absolument modélisées par le processus sans précédent d'éradication du réel et de simulation généralisée (94). Dans ce cas plus rien ni personne ne compte ou est responsable encore moins coupable.

La seule possibilité qui reste pour Baudrillard c'est la tentative d'aggraver la précession de la gravitation du sens dans l'excès de vertige et le surcroît de tension.
Par exemple en multipliant les apparences. Ainsi Baudrillard peut dire tout et son contraire, anti-humanisme et humanisme. Car si les apparences sont enfermées par le simulacre de manière de plus en plus irréversible, ce qui se maintient encore en creux, c'est le fait d'être réversible, en permanence (tout comme le système qui se métamorphose et absorbe tout y compris le nihilisme).
Ainsi il s'agirait de simuler la simulation en se dissimulant dans une myriade d'apparences clones.

Le nihilisme baudrillardien est certes bien moins virulent que les précédents issus du léninisme. Mais il agit tout comme eux dans la déperdition du sens. Même s'il calfeutre l'hypertélie de ses apparences par des aphorismes se drapant dans la gestuelle du Cynique en attente vespérale de l'Apocalypse. Ou de sa simulation.

Chez Bourdieu, le nihilisme se pare des armes de la science en plaquant sur la réalité humaine les concepts de la physique (95). Comme s'il était possible de réduire le champ social à un champ magnétique et l'individu à une particule programmable. Or sa " philosophie de l'action " exclue tous les concepts qui sont communément reconnus par la plupart des auteurs de sciences humaines, tels que motivation, raison, rôle, sujet (96). C'est déjà par cette négation qu'il caractérise son nihilisme. Car il prétend les remplacer par ceux de conditions initiales ou de "capital symbolique" (97) et d'"habitus" (98) ou sens du jeu. Afin de démontrer la primauté des conditions initiales favorables qu'il suffirait d'"incorporer" en quelques habitudes perceptives et autres anticipations d'attitudes pour produire de l'égalité des chances à profusion.

Bourdieu prend alors pour preuve la manière d'être basée sur l'honneur, qu'elle soit aristocrate ou kabyle. Et il prétend que l'action qui s'y déploie, par exemple l'action désintéressée, est moins le résultat d'un calcul rationnel que la réitération de conduites caractérisant le milieu considéré. Ainsi pour lui l'honneur et la générosité se déploient pour ainsi dire au corps défendant des acteurs.
Cette analogie lui permet d'introduire l'idée que l'action déclenchée incorpore et déploie seulement ce qui est déjà inclu dans la structure considérée. Il suffirait dans ce cas de placer n'importe quel individu dans de telles conditions initiales pour reproduire ce type d'imbibition. On le voit bien d'ailleurs ces temps-ci en France dans les tentatives pédagogiques de privilégier l'enseignement général. De discréditer le type d'évaluation en son sein (99). Ou de vouloir supprimer les grandes écoles.
Or le problème n'est pas tant de signifier que des conditions favorables en termes d'héritage culturel social voire biologique existent, nous le savons depuis fort longtemps et le principal axe du travail de Durkheim fut d'en comprendre les structures, mais qu'il suffirait de les réunir et de les faire varier pour constituer l'action. Car si l'aristocrate ou tout autre acteur dans le monde accomplit quelque chose, et a fortiori de désintéressé, ce n'est pas seulement pour reproduire le code social qui structure le moindre de ses gestes y compris internes. Mais parce que le déclenchement de cette action à un moment T détient un sens à ses yeux, comme le dit Weber (100), car elle correspond à des buts, à des motivations spécifiques, même si Bourdieu n'aime pas ce dernier terme.
Pourquoi ne l'aime-t-il pas d'ailleurs ? Parce que le fait d'avoir le sens de l'honneur, ou faire preuve de générosité et l'accomplir confirme à l'acteur non seulement son appartenance sociale, mais aussi sa fidélité à une image qu'il s'est construite. Or il peut ne pas y souscrire. Autrement cela voudrait dire que l'acteur serait dans l'impossibilité d'aller à l'encontre des structures symboliques dominantes du milieu considéré. Ce qui est absurde. L'Histoire nous montre à profusion les manques à l'honneur, à la générosité. Ou encore le fait qu'il puisse exister dans certaines situations, dominées pourtant par l'arbitraire et la guerre de tous contre tous, quelque chose comme de la résistance à l'injustice et à l'autocratie. Par exemple l'Etat de Droit.

Loin de ces considérations objectives, le nihilisme de Bourdieu consiste en fait à falsifier la saisie objective du réel en projetant une vision simplificatrice, mécaniste, de l'origine et de la fonction des inégalités issues de la stratification sociale puisque celle-ci ne serait que la résultante de conditions initiales favorables.
Son emploi de la statistique ne vient par exemple que corroborer ce qu'il veut démontrer. Ou plutôt asséner. Alors qu'il ne suffit pas de corréler des résultats de variables pour édifier des fréquences concordantes de signification. Car il faut également expliquer la fonction spécifique du graphe de chaque variable. Ainsi, par exemple, corréler quantitativement élite et clavecin bien tempéré, élite et peinture, ne préjuge en rien du contenu qualitatif des corrélations entre peuple et variétés, peuple et cinéma. Comme s'il suffisait d'écouter de la musique classique pour être membre de l'élite. Tandis que l'appartenance au peuple se caractériserait par l'écoute de musiques mineures (101).

En fait, il semblerait que chez Bourdieu l'appartenance au peuple soit une tare. Car chez lui la connexion objective entre stratification et compétence dans la structure de la solidarité organique est réduite à la seule variable de l'héritage favorable. Dans ces conditions l'appartenance à l'élite devient paradoxalement la seule issue de vie. Ce qui correspond parfaitement au résultat atteint par l'expérimentation léniniste. Celle-ci a en effet montré que les supposés constructeurs de conditions initiales favorables pour tous se sont eux-mêmes structurés en élite absolue. En ce sens que sa légitimité n'avait plus rien avoir avec sa compétence dans la solidarité organique. Mais plutôt avec son héritage uniquement tissé en passe droit. Et basé sur des conditions défavorables pour l'ensemble du peuple.


Ainsi en résumé, il s'agit peu ou prou pour tous ces auteurs de fracasser l'objectivité, de la diffracter et l'effacer encore plus qu'est supposé l'accomplir le système dit dominant. Ce qui implique de détruire toute forme d'unité, susceptible d'accroître la formation des jugements et donc de favoriser un développement du soi conforme aux idéaux basés sur la recherche d'un possible objectif pour tous. Car chacun des auteurs caractérisés ici de nihiliste combat l'accès aux formes dialectiques de l'objectivité sous le prétexte que celle-ci renforce l'ordre social et moral établis par quelques-uns. Mais en agissant de la sorte, ils ne font rien d'autre que de poursuivre le nihilisme léniniste qui consiste à se mettre à la place de ce qui est dénoncé. Tout en dirigeant le développement de chaque soi vers le rien absolu puisque leurs propositions consistent précisément à en nier ou à en freiner le déploiement objectif. À l'exception du leur.

Tentons d'esquisser maintenant en conclusion les conditions à la fois socio-historiques et cognitives qui font que toute cette prose, malgré son nihilisme et sa volonté de puissance absolutiste, trouve audience.

Avançons l'hypothèse suivante.

Pour plaire de manière massive ce type de nihilisme ne peut sans s'isoler utiliser uniquement les bases léninistes, même esthétisées par l'horizon nietzschéen de l'ivresse dionysiaque lorsque l'on devient Zarathoustra (102) .
Il doit s'affubler également d'apparences mondaines toutes tournées vers une sacralisation du présent. Celle-ci se caractérise par exemple dans le fait de rompre de plus en plus la relation établie pendant la Renaissance entre la transcendance la raison et l'émotion. Elle s'exprime encore dans le premier romantisme allemand (103). Celui d'un Goethe.
Mais au fur et à mesure que s'établit cette rupture, elle démantèle l'instant de vie en y réduisant dans son diapason les consonances cosmologiques et transcendantales. Celui-ci se rétracte alors et seulement sur son intensité de sensations ballottée par l'émotion du moment.
Or dans une telle rupture entre transcendance et immanence, le présent peut être seulement perçu dans son émergence inédite. Ce qui devient désirable c'est alors le vertige qu'il procure puisque passé et futur, traditions et projets, semblent pouvoir être abolis au profit d'une infinité d'autres choix. Les notions de continuité, de durée, mais aussi de croyance et même de promesse n'ont plus grand sens dans cette optique puisque le présent semble devenir un présent : une offre infinie de réels.

Cette armature symbolique posant une telle excitation autour de l'instant comme seule réalité de vie trouva un fort écho dans le romantisme post goethien à la recherche de l'émotion pure. Telle la passion amoureuse chez un Musset.
Cette suprématie de la sensation immédiate sur sa continuité temporelle la réduit à elle-même. Surtout depuis le recul de la transcendance religieuse et l'absorption du sentiment dans son observation réaliste. Cette suprématie du présent se prolongea jusque dans le surréalisme, le dadaïsme (104) et surtout l'existentialisme heideggerien et sartrien.
Le nihilisme étudié ici put alors parfaitement articuler (105) sa problématique de l'errance, de la diffraction du sens, et de la brisure de toute synthèse visant une continuité. Une durée. Et il put même devenir une justification radicale pour la recherche snob de contorsions pulsionnelles qu'il faut "libérer" de leurs entraves individuelles et collectives, sous peine d'"aliénation".

Tout cela atteignit son paroxysme, comme on le vit, en 1968. Et se répandit en Occident tout le long des années 70. D'autant que ce désir d'accomplir immédiatement ses souhaits dans le seul horizon de l'instant était en même temps au fondement même de la société de consommation et, en fait, de sa contestation, puisque ni l'individu posant le présent comme seule issue, ni la marchandise visant à la consommation rapide ne pouvaient se satisfaire d'une espérance de durabilité.
Et qu'il s'agisse alors du droit des individus, des femmes et des adolescents à disposer d'eux-mêmes et donc à expérimenter les attitudes de vie et leurs conséquences éthiques en refusant de suivre la tradition comme le prônaient les mouvements musicaux et spontanés issus souvent de la tendance hippie venue des USA.

Ou qu'il s'agisse des inégalités multiformes dénoncées de manière récurrente en mettant en cause la propriété comme source ultime de la division entre les hommes (106) .

Ou encore des relations entre le réel et sa représentation qu'elle soit scientifique ou artistique. Voire de recherches de style s'alimentant d'avant gardisme toujours très prisé. Tous ces éléments permirent alors à certaines franges ayant comme fonctions pédagogiques d'établir des passages entre les élites et le peuple, de justifier leur recherche d'immédiateté et d'expérimentation, surtout après la mort de Sartre et le recul de la croyance dans les solutions politiques globalisantes, en puisant peu à peu dans la prose nihiliste des auteurs étudiés ici.
Ces derniers ont alors eu d'autant plus d'impact sur certaines individuations à fleur de peau, que celles-ci peuvent être également subjuguées ou effrayées par les énormes possibilités de production de simulacres et d'extension de rationalisation marchande à l'infini du monde externe et interne. Voilà sans doute pourquoi nos auteurs furent propulsés dans l'opinion comme cadres de références car nombre de leurs écrits s'appuyaient sur ce genre de prospective. Sauf que leurs propos agissent en fait à la façon de cadeaux empoisonnés puisque loin de protéger et d'expliquer par l'arme de la critique, ils s'en tiennent à la seule critique des armes. Et même à leur destruction. Ce qui leur permet de parader en écrivains maudits.
Car il semble bien qu'en France il ne soit pas possible de faire carrière mondaine si l'on ne sent pas le soufre, même ridicule (107), et vieilli (108), issu des récurrences triviales du sophisme et du cynisme séculaire remises au goût du jour, pour obtenir son quart, d'heure ou de siècle, glorieux, dans des dénonciations sans appel (109). Sens unique. Fatal.
C'est pourtant de cette magie, noire, qu'il faudrait maintenant objectivement sortir. Du moins si le désir de développement durable veut toujours puiser la rationalité de sa motivation dans la connaissance juste du réel externe et interne.

Notes

(1) " (...) D'où donc faites-vous votre critique ? Est-ce que vous ne voyez pas que critiquer, c'est encore savoir, mieux savoir ? que la relation critique est encore inscrite dans la sphère de la connaissance, de la prise de "conscience " et donc de la prise de pouvoir ? Il faut dériver hors de la critique. Bien plus : la dérive est par elle-même la fin de la critique. (...) " ( Jean François Lyotard, 1972, Dérive à partir de Marx et de Freud, Paris. Ed 10/18, p 15 ).

(2) François Bourricaud : " "La gauche " ne désigne pas seulement une position sur l'échiquier politique. C'est une dénomination mystique. (…) " 1986, le retour de la droite, Paris, ed Calmann-Lévy, p 12.

(3) Mais ceci concerne aussi le trait européen de civilisation faisant de la critique perpétuelle sur soi-même une question majeure. C'est d'ailleurs ainsi qu'Alain Besançon s'exprime dans les origines intellectuelles du léninisme (1977,ed calmann-Lévy coll Agora, p 88 ) . Il observe en effet que " c'est dans ce mode critique de la perception de soi que réside l'européisme véritable. "

(4) Richard Rorty, peu suspect pourtant de défendre " le système", doute par exemple de leur manière de voir pour lutter efficacement contre lui : " (...) La gauche post-marxiste contemporaine me semble différer de celle qui l' a précédée, principalement en cela que cette dernière avait une révolution particulière présente à l'esprit, une révolution qui, en remplaçant la possession privée du capital par sa possession publique, provoquerait des conséquences désirables de grande portée, et en particulier une démocratie de participation croissante. (...)les radicaux contemporains n'ont pas de révolution particulière de ce genre à soutenir. Aussi me semble-t-il difficile de voir dans leur non-appartenance présumée à la culture des démocraties libérales, et dans leur anti-américanisme véhément, beaucoup plus que le désir nostalgique d'une révolution, quelle qu'en soit d'ailleurs la nature. Ce désir est peut-être l'effet d'une exaspération compréhensible devant les très lents progrès de l'espoir et de la liberté dont bénéficient les groupes marginaux, face aux si fréquentes trahisons des anciennes promesses. Mais je ne pense pas que le caractère ultra-théorique et ultra-philosophique que revêt cette exaspération soit actuellement d'une grande utilité. En particulier, je pense qu'une grande partie de l'énergie des intellectuels de gauche dans l'université américaine d'aujourd'hui est gaspillée, précisément dans la mesure où ils espèrent que le fait de travailler dans des disciplines comme la philosophie et la critique littéraire peut être associé à l’action politique de manière directe ( par opposition à une manière indirecte, atmosphérique et à long terme). Un symptôme de cet espoir est la conviction qu’il est politiquement utile de “ problématiser” ou de “ mettre en question” les concepts traditionnels, les distinctions et les institutions. Pour ma part, je pense que cela n’a pas grand intérêt de mettre en évidence les “ contradictions internes” d’une pratique sociale de quelque complexité, et tout élément qui en fait partie, contient des tensions internes. Depuis Hegel, nous n’avons cessé, nous autres intellectuels, de nous employer à les mettre à jour. Mais le fait d’exhiber de telles tensions n’a pas beaucoup d’importance si l’on ne possède pas la moindre idée de la façon dont on pourrait les résoudre. La gauche libérale issue de Dewey et la gauche marxiste radicale de ma jeunesse s’efforçaient toutes deux de forger des visions utopiques, de suggérer des pratiques qui réduiraient les tensions en question. Les doutes que m’inspire la gauche foucaldienne d’aujourd’hui tient à son échec, sitôt qu’il s’agit d’offrir de telles visions et de telles suggestions. (...). ( Richard Rorty, 1994, Objectivisme, relativisme et vérité, ed PUF, pp 30-31).

(5) Max Weber note à ce propos ceci : “ (…) La “ soif d’acquérir ”, la “ recherche du profit ”, de l’argent, de la plus grande quantité d’argent possible, n’ont en eux-mêmes rien à voir avec le capitalisme. Garçons de cafés, médecins, cochers, artistes, cocottes, fonctionnaires vénaux, soldats, voleurs, croisés, piliers de tripots, mendiants, tous peuvent être possédés de cette même soif –comme ont pu l’être ou l’ont été des gens de conditions variées à toutes les époques et en tout lieu, partout où existent ou ont existé d’une façon quelconque les conditions objectives de cet état de choses. Dans les manuels d’histoire de la civilisation à l’usage des classes enfantines on devrait enseigner à renoncer à cette image naïve. L’avidité d’un gain sans limite n’implique en rien le capitalisme, bien moins encore son “ esprit ”. (…).(Ce) qui fait le caractère spécifique du capitalisme –du moins de mon point de vue- (c’est) l’organisation rationnelle du travail(…)". 1905 L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris,1964, Plon, pp 14, 15, note 1 pp15-16.


(6)
En particulier son concept de " solidarité organique du travail ".

(7) Alors que les léninistes, suivant ici Marx et les anarchistes, prétendent abolir l'Etat. Du moins à terme : " Nous ne sommes aucunement en désaccord avec les anarchistes quant à l'abolition de l'Etat comme but. " Lénine. L'Etat et la révolution. Polémique avec les anarchistes. Ed 1946, éditions sociales, p 59. Sauf que Lénine le fit d'entrée de jeu puisque son " parti " s'y substitua de fait, et à l'échelle mondiale.

(8) " legal nihilism " in Lenin, 2000. Robert Service. Ed Macmillan, p 1.

(9) Ainsi dans Positions ( 1972, entretien 1971. Ed de Minuit, pp 86-89 ), Derrida explique que Marx, Engels, Lénine, ont un "rapport" à Hegel guère suffisant ( p 86 ). Car ils perpétuent encore ce qu'il reproche à la dialectique hégélienne, suivant ainsi Bataille et même l'amplifiant comme nous le verrons plus loin; à savoir le fait que l'analyse critique puisse déboucher sur une synthèse. Un ceci. Ce qui implique déjà qu'il puisse exister, un " référent ultime", une "réalité objective" qui légitime un tel mouvement conceptuel (p 88 ). Or Derrida considère que la négativité absolue doit aller jusqu'à nier ce besoin de rendre des comptes. Il voit même cette insuffisance de négativité chez Lénine (p 86 ). Mais il concède que chez ce dernier cette retenue peut être accomplie par "stratégie"( p 88). Derrida amende dans ce cas le fait de " ré-élaborer -dans une écriture transformatrice- les règles de cette stratégie. Alors aucune réserve ne tiendrait. (…)" ( p 88). Derrida prétend donc non seulement suivre la "stratégie" de Lénine mais l'amplifier : en "ré-élaborer" les "règles"…Celles de la négation visée pour elle-même. Et qui permet de se substituer, de fait, à ce que l'on détruit puisque, dans ce mouvement, Derrida échappe aux décombres de cette négativité absolue, (tel un zombi).


10.
Par exemple le contenu de ces formules étudiées plus loin : " (...) comme si renoncer à échouer était beaucoup plus grave que renoncer à réussir (...) " ( Blanchot, 1955, l'espace littéraire. Ed Idées. Gallimard p 231 ), ou encore : " (...) échouer de manquer l'échec (...) " ( Derrida, 1967, L'écriture et la différence. Ed Points. Seuil, p 389 ).

11" (...) Aussi la destruction du discours n'est-elle pas une simple neutralisation d'effacement. Elle multiplie les mots, les précipite les uns contre les autres, les engouffre aussi dans une substitution sans fin et sans fond dont la seule règle est l'affirmation souveraine du jeu hors-sens. Non pas la réserve ou le retrait, le murmure infini d'une parole blanche effaçant les traces du discours classique mais une sorte de potlach des signes, brûlant, consumant, gaspillant les mots dans l'affirmation gaie de la mort : un sacrifice et un défi (1) (...). ( 1 : " Le jeu n'est rien sinon dans un défi ouvert et sans réserve à ce qui s'oppose au jeu "( Note en marge de cette Théorie de la religion inédite que Bataille projetait d'intituler " Mourir de rire et rire de mourir " ) ( Derrida, 1967 L'écriture et la différence , ed seuil, p 403 )

12 " (...) Résumons-nous. L'apocalypse déçoit. Le pouvoir de détruire dont la science nous a investis est encore très faible. Nous pourrions, à la rigueur, anéantir la vie terrestre, nous ne pouvons rien sur l'univers. (...) " ( Blanchot, 1971, l'Amitié, ed Gallimard p 125 ).
" (...) L'immensité de l'effort à accomplir, la nécessité de remettre en question toutes les valeurs auxquelles nous sommes attachés, d'en revenir à une nouvelle barbarie pour rompre avec la barbarie polie et camouflée qui nous sert de civilisation, (...) " ( ibidem, p 111 )." (...) Cela pourrait encore signifier que nous ne saurions avoir d'autre existence que cette impersonnalité collective et que toute forme de vie privée, secrète, devrait être proscrite et tenue pour coupable, comme il arriva en France pendant la Terreur. (...) " ( ibidem, p 112 ). " Regarder Eurydice, sans souci du chant, dans l'impatience et l'imprudence du désir qui oublie la loi, c'est cela même, l'inspiration. (...) " (Blanchot. 1955. L'espace littéraire p 231. Ed Gallimard ), " Sois toujours mort en Eurydice, afin d'être vivant en Orphée. " ( ibid p 329 ). " Il ne faut pas peindre le meurtre de César, il faut être Brutus. " ( ibid p 284 ). " (...) J'étais fort jeune alors, chaotique et plein d'ivresses vides : une ronde d'idée malséantes, vertigineuses, mais pleines déjà de soucis, de rigueur, et crucifiantes, se donnaient cours...Dans ce naufrage de la raison, l'angoisse, la déchéance solitaire, la lâcheté, le mauvais aloi trouvaient leur compte : la fête un peu plus loin recommençait. (...) ( Bataille, 1943. L'expérience intérieure. Ed Tel. Gallimard, p 46 ).

13. Par exemple le nihilisme d'Adorno : " (…) À la question de savoir s'il est un nihiliste, un être pensant devrait certainement répondre en vérité : pas suffisamment, peut-être par froideur, parce que ma sympathie à 1'égard de ceux qui souffrent est par trop limitée. Dans le néant culmine l' abstraction et l'abstrait est ce qui est rejeté. Beckett a réagi comme seul il convient à la situation du camp de concentration qu' il ne nomme pas, comme si elle était soumise à l'interdit des images Ce qui est, dit-il, est comme un camp de concentration. Une fois, il parle d'une peine de mort à vie. Le seul espoir qui s'élève, c'est qu'il n'y ait plus rien. Et cet espoir, il le rejette aussi. De la fissure d'inconséquence qui se constitue ainsi, surgit le monde d'images du néant comme quelque chose, que retient sa création littéraire. Mais dans ce qu'il reste d'action, dans la persévérance apparemment stoïque, ce qui est crié sans bruit c'est qu'il faut qu'il en soit autrement. Un tel nihilisme implique le contraire d'une identification avec le néant. Comme pour les gnostiques, le monde créé est pour lui radicalement mauvais et sa négation est la possibilité d'un autre qui n'est pas encore. Tant que le monde reste ce qu'il est, toutes les images de réconciliation, de paix et de repos ressemblent à celles de la mort. La plus petite différence entre le néant et ce qui est parvenu au repos serait le refuge de l'espoir, no man's land entre les bornes-frontière de l'être et du néant. C'est à cette zone que la conscience, et non le dépassement, devrait arracher ce sur quoi l'alternative n'a aucun pouvoir. Nihilistes sont ceux qui opposent au nihilisme leurs positivités de plus en plus délavées et qui par elles se conjurent avec toute la bassesse établie et finalement avec le principe de destruction. La pensée met son honneur à défendre ce qui est dénigré sous le terme de nihilisme. " Adorno, 1959-1966. Ed 1966. Dialectique négative. Ed Payot, pp 297,298.

14. C'est ce que reprochent par exemple Boltanski et Chiapello à Deleuze, Derrida, Baudrillard et Bourdieu dans leur dernier ouvrage : 1999. Le nouvel esprit du capitalisme. Ed Gallimard, pp 549-552, ouvrage qui vient d'être par ailleurs critiqué dans sa prétention scientifique par Jean Baechler. Commentaire, numéro Automne 2000.

15. " (…) -Restons-en à l'avant-guerre. Quel était le but de Bataille à ce moment-là? Qu'est-ce qu'il voulait?
- Créer une religion, voilà ce qu'il voulait. Une religion sans dieu. (...) "
(in Bernard-Henri Lévy, 1991, Les aventures de la liberté ed Grasset, pp 168-172, conversation avec Pierre Klossowski).

16. "(...) Chez Bataille, comme chez tant d’autres, la haine du bourgeois constitue la passion mère (...) ce qu’il a dans sa ligne de mire n’est autre que la tradition des Lumières, prolongée de l’optimisme du XIXe siècle, Condorcet et Marx tout ensemble. A la “ conception géométrique de l’avenir “, il veut substituer la force dynamique du désespoir : “ L’avenir ne repose pas sur les efforts minuscules de quelques rassembleurs d’un optimisme incorrigible; il dépend tout entier de la désorientation générale. “ (...)Tout sépare (...) Bataille de l’antifascisme, qu’il considère comme une entreprise vaine et privée de substance historique, liée à une philosophie creuse du progrès. Les antifascistes sont des “ sorciers luttant contre des orages”, alors que seuls les “ orages “ peuvent faire trembler le socle mort de la société bourgeoise. (...). Quant au fascisme, auquel Bataille consacre une étude particulière (...) il incarne par opposition à l’Etat bourgeois, agent de la société de masse et soumis à elle, l’hétérogénéité du pouvoir, le retour de son élément sacral. (...) ses écrits valent moins pour leur rigueur, inexistante, ou leur talent, médiocre, que pour cette froide violence de mort qui les anime, (...)" ( François Furet, 1995, le passé d’une illusion, ed Robert Laffont-Calmann-Lévy pp 359-361 ).

17. Par exemple : "Histoire de l'œil ", ed 10/18. Ou "Le bleu du ciel " : vomi, sang, urine, sexe y sont systématiquement associés. 1957, ed 10/18, pp 19, 22, 23.

18. 1976, l'échange symbolique et la mort, ed Gallimard, note1 p 242.

19. " (...) J'étais fort jeune alors, chaotique et plein d'ivresses vides : une ronde d'idée malséantes, vertigineuses, mais pleines déjà de soucis, de rigueur, et crucifiantes, se donnaient cours...Dans ce naufrage de la raison, l'angoisse, la déchéance solitaire, la lâcheté, le mauvais aloi trouvaient leur compte : la fête un peu plus loin recommençait. (...)
(...) Est-ce gémir? Je ne sais plus. Où vais-je ? où se dirige cette nue de pensée, fade, que j'imagine semblable au sang tout à coup dans une gorge blessée. Fade, nullement amère ( même dans le désarroi le plus bas, je demeure gai, ouvert, généreux. Et riche, trop riche, ce gosier riche de sang...). Ma difficulté : perte totale de certitude, la différence d'un objet sculpté et du brouillard ( d'habitude nous imaginons que c'est affreux ). Si j'exprimais la joie, je me manquerais : la joie que j'ai diffère des autres joies. Je suis fidèle en parlant de fiasco, de défaillance sans fin, d'absence d'espoir. Pourtant...fiasco, défaillance, désespoir à mes yeux sont lumière, mise à nu, gloire (...) ".

( Bataille, 1943, l'expérience intérieure, ed tel-gallimard, p 46, 69,70 ).

20. "(...) Conversation avec Blanchot. Je lui dis : l'expérience intérieure n'a ni but, ni autorité, qui la justifient. Si je fais sauter, éclater le souci d'un but, d'une autorité, du moins substitue-t-il un vide. Blanchot me rappelle que but, autorité sont des exigences de la pensée discursive ; j'insiste, décrivant l'expérience sous la forme donnée en dernier lieu, lui demandant comment il croit cela possible sans autorité ni rien. Il me dit que l'expérience elle-même est l'autorité. Il ajoute au sujet de cette autorité qu'elle doit être expiée. (...) J’aboutis à cette notion : que sujet, objet, sont des perspectives de l’être au moment de l'inertie. (...)" ibid. l'expérience intérieure, pp 67,68).

21. " (…) le non savoir ne supprime pas les connaissances particulières, mais leur sens, leur enlève tout sens " (Bataille, op. cit., l'expérience... p 67).

22. " (...) J'ai rencontré Walter Benjamin au cours de l'une des réunions de Contre-Attaque- ainsi que se dénommait l'éphémère fusion du groupe d'André Breton et de celui de Georges Bataille, en 1935. Plus tard, il fut un auditeur assidu du Collège de Sociologie -émanation " exotérisante " du groupe fermé et secret d'Acéphale -(cristallisé autour de Bataille, au lendemain de sa rupture avec Breton). A partir de ce moment, il assistait parfois à nos conciliabules. Déconcerté par l'ambiguïté de l'a-théologie " acéphalienne ", Walter Benjamin nous objectait les conclusions qu'il tirait alors de son analyse de l'évolution intellectuelle bourgeoise allemande, à savoir que la " surenchère métaphysique et politique de l'incommunicable " ( en fonction des antinomies de la société capitaliste industrielle ) aurait préparé le terrain psychique favorable au nazisme. Pour lors, il tentait d'appliquer son analyse à notre propre situation. Discrètement, il voulait nous retenir sur la " pente "; malgré une apparence d'incompatibilité irréductible, nous risquions de faire le jeu d'un pur et simple " esthétisme préfascisant ". (....) Pierre Klossowski ( 1969. Le collège de sociologie. Denis Hollier/ idées/gallimard, p 586, ).

23. " (...) Cette fois, le conflit -qui n'éclata jamais- portait sur la possibilité de conjuguer et de lâcher des énergies à partir de la mise à mort rituelle d'une victime humaine consentante. L'attitude de Bataille sur ce point était aussi exaspérée que la définition donnée par Breton de l'acte surréaliste le plus simple : descendre dans la rue un revolver à la main et tirer au hasard sur les passants. " ( Roger Caillois, op cit, le collège de sociologie, ed Gallimard pp 585-586 ).

24. " (…) L'unité (coïncidence, identité, équivalence ) des contraires est conditionnelle, temporaire, transitoire, relative. La lutte entre contraires s'excluant mutuellement est absolue, comme sont absolus le développement et le mouvement " (Lénine. Cahiers philosophiques. Editions Sociales, p 344 ).

25. " (...) Le mépris résolu de l'intérêt individuel, de la pensée, des convenances et des droits personnels, a été dès l'origine le fait de la révolution bolchevik. A cet égard la politique de Staline accuse les traits de celle de Lénine, mais n'innove rien. La " fermeté bolchevik " s'oppose au " libéralisme pourri ". (...) En vérité, un merveilleux chaos mental procède de l'action du bolchevisme dans le monde, et de la passivité, de l'inexistence morale, qu'il a rencontrées. Mais l'histoire est peut-être seule susceptible d'y mettre fin, par quelque décision militaire. Nous ne pouvons nous proposer que de chercher la nature de cette action, qui dérange sous nos yeux l'ordre établi, bien plus profondément que ne sut faire Hitler. " ( Bataille. La part maudite. Edition de 1967 aux éditions de Minuit, pp 183,186 ).

26. pp 87-99.

27. Première partie : "le sens de l'économie générale".

28. Marcel Mauss, Essai sur le don. Sociologie et anthropologie. Ed quadrige, pp 204-212.

29. "(...) C'est la constitution d'une propriété positive de la perte - de laquelle découlent la noblesse, l'honneur, le rang dans la hiérarchie- qui donne à cette institution sa valeur significative. Le don doit être considéré comme une perte et ainsi comme une destruction partielle : le désir de détruire étant reporté en partie sur le donataire. Dans les formes inconscientes, telles que la psychanalyse les décrit, il symbolise l'excrétion qui elle-même est liée à la mort conformément à la connexion fondamentale de l'érotisme anal et du sadisme. Le symbolisme excrémentiel des cuivres blasonnés, qui constituent sur la côte nord ouest des objets de don par excellence est basé sur une mythologie très riche. En Mélanésie, le donateur désigne les magnifiques cadeaux qu'il dépose au pied du chef rival comme ses déchets. (...) " , ibidem p 33, 34, 35.

30. Ibidem, la part maudite, pp 221,222.

31. Jean Ellenstein.1984. Staline. Ed Marabout histoire, pp 162, 171, 189.

32. Ibidem, la part maudite, pp 198-199. Par exemple : " (…) si nous sommes épuisés, seuls la terreur et l'exaltation nous permettent d'échapper au relâchement. Sans un stimulant violent, la Russie ne pouvait remonter la pente. (…) " et p 222 : " (…) Il est cruel de désirer l'extension d'un régime reposant sur une police secrète, le bâillonnement de la pensée et de nombreux camps de concentration. Mais il n'y aurait pas dans le monde de camps soviétiques si un immense mouvement de masses humaines n'avait pas répondu à une nécessité pressante. (…) ".

33. 1967. L'écriture et la différence, 9, ed Seuil, collection Points, p 397, note 1.

34. 1947. Situations I, note p 150, ed, idées/Gallimard, 1975.

35. " (...) La Révolution d'Octobre n'est plus seulement l'épiphanie du logos philosophique, son apothéose ou son apocalypse. Elle est sa réalisation qui le détruit, (...) " ( 1971. L'Amitié. Ed Gallimard, pp 102, 103 ).

36. "(...) Qui veut mourir, ne meurt pas, perd la volonté de mourir, entre dans la fascination nocturne où il meurt dans une passion sans volonté. Etrange entreprise, contradictoire (...) Epreuve qui semble rendre la mort superficielle en faisant d'elle un acte pareil à n'importe quel acte, une chose à faire, mais qui donne aussi l'impression de transfigurer l'action, comme si abaisser la mort à la forme d'un projet, c'était une chance unique d'élever le projet vers ce qui le dépasse. Une folie, mais dont nous ne pourrions être exclus sans l'être de notre condition ( une humanité qui ne pourrait plus se tuer, perdrait comme son équilibre, cesserait d'être normale ) ; un droit absolu, le seul qui ne soit pas l'envers d'un devoir, et pourtant un droit que ne double, ne fortifie pas un pouvoir véritable, qui s'élance comme une passerelle infinie laquelle au moment décisif s'interromprait, deviendrait aussi irréelle qu'un songe sur lequel il faut pourtant passer réellement, (...) " ( 1955, l'espace littéraire, ed Gallimard, pp 128-129 ).

37. "(...) c'est la philosophie elle-même qui affirme ou réalise sa propre fin, qu'elle l'entende comme l'accomplissement du savoir absolu, sa suppression théorique liée à sa réalisation pratique, le mouvement nihiliste où s'abîment les valeurs, enfin par l'achèvement de la métaphysique, signe précurseur d'une possibilité qui n'a pas encore de nom. Voilà le crépuscule qui accompagne désormais chaque penseur, étrange moment funèbre que l'esprit philosophique célèbre dans une exaltation d'ailleurs souvent joyeuse, conduisant ses lentes funérailles au cours desquelles il compte bien, d'une manière ou d'une autre, obtenir sa résurrection. Et, bien entendu, une telle attente, crise et fête de la négativité, expérience poussée à son terme pour savoir ce qui résiste, ne touche pas seulement la philosophie. Toute la littérature, depuis le surréalisme, en a fait l'épreuve, épreuve de sa fin où elle prétend aussi se découvrir, parfois se ressaisir. (...) " ( 1971, l'Amitié, ed Gallimard pp 103,104 ).

38. "(...) Qui séjourne auprès de la négation ne peut se servir d'elle. Qui lui appartient, dans cette appartenance ne peut plus se quitter, car il appartient à la neutralité de l'absence où il n'est déjà plus lui-même. Cette situation est, peut-être, le désespoir, non pas ce que Kierkegaard appelle " la maladie jusqu'à la mort ", mais cette maladie où mourir n'aboutit pas à la mort, où l'on n'espère plus dans la mort, où celle-ci n'est plus à venir, mais est ce qui vient plus. " ( 1955, l'espace littéraire, ed Gallimard, p 125 ).

39. Jean Luc Nancy, adoubé récemment par Derrida, opère la même manipulation. Ainsi dans son "Hegel" (1997 Hachette, pp 7,8 ) il réduit vulgairement le " sujet hégélien " au fait que celui-ci est "(....) essentiellement, cela ou celui qui dissout toute substance, toute instance déjà donnée, supposée première ou dernière (...) " alors que ceci n'est qu'un moment ( voir la Préface à la Phénoménologie de l'esprit, tr. Hyppolite, ed Aubier, pp 17, 18 ) car il s'agit pour Hegel de transformer le "négatif en être" ( ibid ) en vue de l'action . Ce qui nécessite de "séparer", de "retenir fermement " ( p 100 ), de doubler la chose dans la représentation : " (...) la conscience introduit le en tant que par lequel elle maintient les propriétés séparées les unes des autres et maintient la chose comme le Aussi " ( p 101 ).

40. "(...) Selon ma façon de voir, qui sera justifiée seulement dans la présentation du système, tout dépend de ce point essentiel : appréhender et exprimer le Vrai, non comme substance, mais précisément aussi comme sujet. (....). (...) La substance vivante est l'être qui est sujet en vérité ou, ce qui signifie la même chose, est l'être qui est effectivement réel en vérité, mais seulement en tant que cette substance est le mouvement de se-poser-soi-même, ou est la médiation entre son propre devenir-autre et soi-même. Comme sujet, elle est la pure et simple négativité; c'est pourquoi elle est la scission du simple en deux parties, ou la duplication opposante, qui, à son tour, est la négation de cette diversité indifférente et de son opposition; c'est seulement cette égalité se reconstituant ou la réflexion en soi-même dans l'être-autre qui est le vrai -et non une unité originaire comme telle, ou une unité immédiate comme telle. Le vrai est le devenir de soi-même, le cercle qui présuppose et a au commencement sa propre fin comme son but, et qui est effectivement réel moyennant son actualisation développée et moyennant sa fin. " ( Préface à la Phénoménologie de l'esprit, tr. Hyppolite, ed Aubier, pp 17, 18 ).

41. " (...) Et j'interrogeai, Trotski, lequel développe avec une somptueuse simplicité l'utopie de l'avenir heureux :
" l'homme amendera sérieusement et plus d'une fois la nature. Il remodèlera éventuellement la terre à son goût. Nous n'avons aucune raison de craindre que son goût soit pauvre...L'homme moyen atteindra la taille d'un Aristote, d'un Goethe, d'un Marx. Et au-dessus de ces hauteurs s'élèveront de nouveaux sommets. " Mais que dit-il de l'art? " L'art nouveau sera un art athée. " Ce qui ne nous renvoie pas simplement au tranquille horizon de l'absence du dieu, mais nous invite, secouant son joug, à répudier aussi le principe dont le dieu n'est que le soutien et à tenter de sortir du cercle où, depuis toujours, sous sa garde comme sous la garde de l'humanisme, nous demeurons enfermés dans la fascination de l'unité -autrement dit, à sortir ( par quelle improbable hérésie?) du savoir enchanté de la culture (1). ( Note 1) : Je voudrais citer ce texte d'Alexandre Blok, le grand poète des Douze, que la Révolution d'Octobre cependant effrayait : " Les bolcheviks n'empêchent pas d'écrire des vers, mais ils empêchent de se sentir comme un maître; est un maître celui qui porte en soi le pôle de son inspiration, de sa création et détient le rythme. "
La révolution bolchevique d'abord déplace le pôle qui semble désormais sous la maîtrise du parti. Puis la révolution communiste s'efforce, en restituant la maîtrise à la communauté sans différence, de situer le pôle dans le mouvement et l'indifférence de l'ensemble. Reste une étape, et peut-être la plus surprenante : quand le centre doit coïncider avec l'absence de tout centre. Je voudrais encore citer ce passage de Trotski : " Avec la Révolution, la vie est devenue un bivouac. La vie privée, les institutions, les méthodes, les pensées, les sentiments, tout est devenu inhabituel, temporaire, transitoire, tout se sent précaire. Ce perpétuel bivouac, caractère épisodique de la vie, comporte en soi un élément d'accidentel, et l'accidentel porte le sceau de l'insignifiance. Prise dans la diversité de ses épisodes, la Révolution apparaît soudain dénuée de signification. Où est donc la Révolution? Voilà la difficulté. " Texte plus énigmatique qu'il ne semble, et la question qu'il pose, je crois qu'elle ne se pose pas moins aux manifestations les plus assurées de la littérature et de l'art.
" (1971. L'Amitié, ed, Gallimard pp 85,86 ).

42. " (...) Celui qui reconnaît pour sa tâche essentielle l'action efficace au sein de l'histoire, ne peut pas préférer l'action artistique. L'art agit mal et agit peu. Il est clair que, si Marx avait suivi ses rêves de jeunesse et écrit les plus beaux romans du monde, il eût enchanté le monde, mais ne l'eût pas ébranlé. Il faut donc écrire Le Capital et non pas Guerre et Paix. Il ne faut pas peindre le meurtre de César, il faut être Brutus. Ces rapprochements, ces comparaisons paraîtront absurdes aux contemplateurs. Mais, dès que l'art se mesure à l'action, l'action immédiate et pressante ne peut que lui donner tort, et l'art ne peut que se donner tort à lui-même. (…) ". (1955. L'espace littéraire. Ed Gallimard p 284 ).

43. "(...). Et tout se passe comme si, en désobéissant à la loi, en regardant Eurydice, Orphée n'avait fait qu'obéir à l'exigence profonde de l'oeuvre, comme si, par ce mouvement inspiré, il avait bien ravi aux Enfers l'ombre obscure, l'avait à son insu, ramenée dans le grand jour de l'oeuvre. Regarder Eurydice, sans souci du chant, dans l'impatience et l'imprudence du désir qui oublie la loi, c'est cela même, l'inspiration. L'inspiration transformerait donc la beauté de la nuit en l'irréalité du vide, ferait d'Eurydice une ombre et d'Orphée l'infiniment mort ? L'inspiration serait donc ce moment problématique où l'essence de la nuit devient l'inessentiel, et l'intimité accueillante de la première nuit, le piège trompeur de l'autre nuit ? Il n'en est pas autrement. De l'inspiration, nous ne pressentons que l'échec, nous ne ne reconnaissons que la violence égarée. Mais si l'inspiration dit l'échec d'Orphée et Eurydice deux fois perdue, dit l'insignifiance et le vide de la nuit, l'inspiration, vers cet échec et vers cette insignifiance, tourne et force Orphée par un mouvement irrésistible, comme si renoncer à échouer était beaucoup plus grave que renoncer à réussir, comme si ce que nous appelons l'insignifiant, l'inessentiel, l'erreur, pouvait, à celui qui en accepte le risque et s'y livre sans retenue, se révéler comme la source de toute authenticité. "( ibidem p 230 ).

44. " (...) Au poète, à l'artiste se fait entendre cette invitation : " Sois toujours mort en Eurydice. " ( note 1 : Rilke, Sonnets à Orphée ( XIII, 2è partie ). Apparemment, cette exigence dramatique doit être complétée d'une manière rassurante : Sois toujours mort en Eurydice, afin d'être vivant en Orphée. L' art apporte la duplicité avec lui. Cette duplicité lui permet d'échapper à son propre risque, de s'en dégager en le transformant en assurance, de prendre part au monde, à la réussite et à l'avantage du monde, sans prendre part à ses devoirs. L'art s'enfonce ainsi dans cet autre risque, celui qui est sans danger, qui signifie seulement la perte inaperçue de l'art, l'insignifiance brillante, le bavardage tranquille au sein des honneurs. La duplicité ne peut être déjouée. Mais elle doit être éprouvée jusqu'au fond. La duplicité du songe heureux qui nous invite à mourir tristement en Eurydice afin de survivre glorieusement en Orphée, est la dissimulation qui se dissimule elle-même, elle est l'oubli profondément oublié. (...) " (ibid p329 ).

45. "( note1): Communisme ici et nécessairement entre guillemets : on n'appartient pas au communisme, et le communisme ne se laisse pas désigner par ce qui le nomme." ( 1971. L'Amitié, op cit, p 101 ).

46. " (...) Je sais très bien pourquoi j'ai lu Nietzsche : j'ai lu Nietzsche à cause de Bataille et j'ai lu Bataille à cause de Blanchot (...)". Foucault.1980. Dits et écrits, T.IV. Ed Gallimard p 437, entretien. " (...) L'intérêt pour Nietzsche et Bataille n'était pas une manière de nous éloigner du marxisme ou du communisme. C'était la seule voie d'accès vers ce que nous attendions du communisme. (...) " Ibid. p 50.

47. C'est ce que conteste Marcel Gauchet, par exemple dans sa récente préface, intitulée De Pinel à Freud, écrite pour l'ouvrage de Gladys Swain, Le sujet de la folie, 1977, repris en 1997, ed Calmann-Lévy.

48. Dans l'essentiel de l'ouvrage, Folie et Déraison. Histoire de la folie. A L'âge classique -(nous nous servirons de l'édition 10/18./ 1972 qui au dire de l'éditeur est " l'édition abrégée de l'Histoire de la folie parue à la Librairie Plon en 1961.Tout en préservant l'économie générale du livre, on a conservé de préférence les passages concernant les aspects sociologiques et historiques de l'étude originale "), Foucault prétend montrer que la pensée classique pense la folie comme " liberté absolue " ( p 104 ) qui est, pour elle, une "Déraison" ( p 103), car elle peut faire "chuter" l'homme vers la "bête", tout en lui permettant paradoxalement d'atteindre la forme ultime de la Passion, celle du Christ ( pp 100-102 ). Mais le christianisme du XVII ème siècle ne veut plus d'une telle ambiguïté ( pp 98,99). Tandis que la pensée contemporaine, elle, pense seulement la folie comme " déterminisme où s'abolissent progressivement toutes les formes de liberté " (p 103).

49. Par exemple (p 90) Foucault nous décrit que dans un " autre hôpital, à Bethnal Green, une femme était sujette à de violentes crises d'excitation : on la plaçait alors dans une étable à porcs, pieds et poings liés; (…) "

50. "(...). Ce qui était encore péripétie chez Justine -évènement subi, donc nouveau -devient, dans Juliette, jeu souverain, toujours triomphant, sans négativité, et dont la perfection est telle que sa nouveauté ne peut être que similitude à soi-même. Comme chez Goya, il n'y a plus de fond à ces Disparates méticuleux. Et pourtant dans cette absence de décor, qui peut être aussi bien totale nuit que jour absolu ( il n'y a pas d'ombre chez Sade ), on avance lentement vers un terme : la mort de Justine. (...). Cette mort qui semble échapper au règne insensé de Juliette lui appartient plus profondément que toute autre ; la nuit de l'orage, l'éclair et la foudre marquent suffisamment que la nature se déchire, qu'elle parvient à l'extrême de sa dissension, et qu'elle laisse apparaître dans ce trait d'or une souveraineté qui est elle-même et tout autre qu'elle-même : celle d'un coeur en folie qui a atteint, dans sa solitude, les limites du monde qui le lacère, le retourne contre lui-même et l'abolit au moment où l'avoir si bien maîtrisé lui donne droit à s'identifier à lui. Cet éclair d'un instant que la nature a tiré d'elle-même pour frapper Justine ne fait qu'une seule et même chose avec la longue existence de Juliette qui elle aussi disparaîtra d'elle-même, sans laisser ni trace ni cadavre, ni rien sur quoi la nature puisse reprendre ses droits. Le néant de la déraison où s'était tu, pour toujours le langage de la nature, est devenu violence de la nature et contre la nature, et ceci jusqu'à l'abolition souveraine de soi-même. Chez Sade, comme chez Goya, la déraison continue à veiller dans sa nuit ; mais par cette veille elle noue avec de jeunes pouvoirs. Le non-être qu'elle était devient puissance d'anéantir. A travers Sade et Goya, le monde occidental a recueilli la possibilité de dépasser dans la violence sa raison, et de retrouver l'expérience tragique par-delà les promesses de la dialectique. " Foucault. Ibid. pp 298-300.

51." Ce livre a son lieu de naissance dans un texte de Borges." ( 1966, les mots et les choses, ed Gallimard, p 7 ).

52. L'ouvrage s'amorce ensuite par un commentaire d'un tableau de Vélasquez. Nous avions en préface Borges, nous avons maintenant Vélasquez et ce non pas en introduction, en illustration, mais en "chapitre I" (p 20 et suivantes). Qu'est-ce à dire? Il s'agira pour Foucault de montrer, avant, comment il va procéder. Tel l'artiste blanchotien qui ne peint pas le meurtre de César mais devient Brutus. Et donc s'empare de la matière historique comme gouache. Par exemple en traçant un x sur le réel afin que cet x devienne le réel même. Foucault l'annonce explicitement page 28.

53. Ainsi de la " représentation " l'on passe à la " signification "( p 58 ), c'est-à-dire à " l'Ordre " (p 71 ) qui s'oppose à " l'Interprétation " propre à la " Renaissance " ( ibidem ). Bref des " similitudes " de la " prose du monde " ( p 32 ), de son " Discours " ( p 397 ), l'on passe à " l'objectivité " qui permet de " connaître empiriquement " ( ibid ). En un mot l'on passe de l'interprétation, de l'imaginaire, aux divers " langages ", biologiques, physico-chimiques...c'est-à-dire vers de plus en plus d'ordre .

54. " Ne faudrait-il pas plutôt renoncer à l'homme, ou, pour être plus rigoureux, penser au plus près cette disparition de l'homme - et le sol de possibilité de toutes les sciences de l'homme- dans sa corrélation avec notre souci du langage ? " ( p 397 ). Quel " langage "? Celui de la représentation visée pour elle-même, afin que toutes sortes de figures d'hommes puissent être dessinées et cultivées par l'artiste blanchotien : " Ne faut-il pas admettre que, le langage étant là de nouveau, l'homme va revenir à cette inexistence seraine où l'avait maintenu jadis l'unité ipérieuse du Discours ? " (ibid).

55. " (…) M.Foucault : Le problème des enfants, voilà la question. Il y a des enfants qui à dix ans se jettent sur un adulte -alors? Il y a les enfants qui consentent, ravis. (…) " ( "Enfermement, psychiatrie, prison " entretien de M.Foucault avec D.Cooper, J.P.Faye, M. Zecca, Change, N°22-23 : La Folie encerclée, 1977, pp 76-110. Dits et écrits. 1977. T.3. Ed Gallimard. PP 332 et suivantes ).

56. "(…) une fois, j'ai été renversé par une voiture dans la rue. Je marchais. Et pendant deux secondes peut-être, j'ai eu l'impression que j'étais en train de mourir, et j'ai vraiment éprouvé un plaisir très, très intense. Il faisait un temps merveilleux. C'était vers sept heures, un soir d'été. Le soleil commençait à baisser. Le ciel était magnifique, bleu. A ce jour, cela reste l'un de mes meilleurs souvenirs.(…)" ( 1983. Dits et écrits. Interview par Stephen Riggins/ Torento-1982/ p 533).

57. Sexe, pouvoir et la politique de l'identité. Parution 1984/ entretien en 1982 avec B. Gallagher et A. Wilson, Torento. Dits et écrits. PP 735 et suivantes).

58. "(...) On dit souvent que les définitions du gouvernement islamique sont imprécises. Elles m'ont paru au contraire d'une limpidité très familière, mais, je dois dire, assez peu rassurante. " Ce sont les formules de base de la démocratie, bourgeoise ou révolutionnaire, ai-je dit; nous n'avons pas cessé de les répéter depuis le XVIIIè siècle, et vous savez à quoi elles ont mené. " Mais on m'a répondu aussitôt : " Le Coran les avait énoncées bien avant vos philosophes et si l'Occident chrétien et industriel en a perdu le sens, l'islam, lui, saura en préserver la valeur et l'efficacité. " À quoi rêvent les Iraniens ?. 1978. Le nouvel Observateur n°727.

59. Ainsi Boudon peut-il énoncer : "Rien, ni dans la physique ni dans la poésie, ne permet de démontrer ni que le physicien comprenne mieux la physis que le poète, ni que le poète la comprenne mieux que le physicien" . 1968. À quoi sert la notion de "Structure" ? Ed Gallimard, p 226 note 10.

60. "(...) Nier l'existence des classes (...) c'est en dernière analyse nier l'existence de différences, et de principes de différentiation. C'est ce que font, de manière plutôt paradoxale, puisqu'ils conservent le terme de classe, ceux qui prétendent qu'aujourd'hui les sociétés américaine, japonaise ou même française ne sont plus qu'une énorme " classe moyenne " (...). Position évidemment intenable. Tout mon travail montre que dans un pays dont on disait aussi qu'il s'homogénéisait, qu'il se démocratisait, etc., la différence est partout. (...) Donc la différence ( ce que j'exprime en parlant d'espace social ) existe, et persiste. Mais faut-il pourtant accepter ou affirmer l'existence de classes? Non. Les classes sociales n'existent pas ( même si le travail politique orienté par la théorie de Marx a pu contribuer, en certains cas, à les faire exister au moins à travers des instances de mobilisation et des mandataires). Ce qui existe, c'est un espace social, un espace de différences, dans lequel les classes existent en quelque sorte à l'état virtuel, en pointillé, non comme un donné, mais comme quelque chose qu'il s'agit de faire. (...) " (in "Réponses" 1992, éditions de minuit, p 28 ).

61.1999.

62. "(...) Soit l'interprétation du masochisme : quand on n'évoque pas la ridicule pulsion de mort, on prétend que le masochiste, comme tout le monde, cherche le plaisir, mais ne peut y arriver que par des douleurs et des humiliations fantasmatiques qui auraient pour fonction d'apaiser ou de conjurer une angoisse profonde. Ce n'est pas exact ; la souffrance du masochiste est le prix qu'il faut qu'il paie, non pas pour parvenir au plaisir, mais pour dénouer le pseudo-lien du désir avec le plaisir comme mesure extrinsèque. Le plaisir n'est nullement ce qui ne pourrait être atteint que par le détour de la souffrance, mais ce qui doit être retardé au maximum comme interrompant le procès continu du désir positif. C'est qu'il y a une joie immanente au désir, comme s' il se remplissait de soi-même et de ses contemplations, et qui n'implique aucun manque, aucune impossibilité, qui ne se mesure pas davantage au plaisir, puisque c'est cette joie qui distribuera les intensités de plaisir et les empêchera d'être pénétrées d'angoisse, de honte, de culpabilité. Bref, le masochiste se sert de la souffrance comme d'un moyen pour constituer un corps sans organes et dégager un plan de consistance du désir. Qu'il y ait d'autres moyens, d'autres procédés que le masochisme, et meilleurs certainement, c'est une autre question; il suffit que ce procédé convienne à certains. (…) Le renoncement au plaisir externe, ou son retardement, son éloignement à l'infini, témoigne au contraire d'un état conquis où le désir ne manque plus de rien, se remplit de lui-même et bâtit son champ d'immanence. Le plaisir est l'affection d'une personne ou d'un sujet, c'est le seul moyen pour une personne de "s'y retrouver " dans le processus du désir qui la déborde; les plaisirs, même les plus artificiels, sont des reterritorialisations. Mais justement, est-il nécessaire de se retrouver? (...) ". 1980. Deleuze-Guattari. Capitalisme et schizophrénie. Mille plateaux. PP 191,192,193,194. Editions de Minuit.

63. "(…) ne suscitez pas un Général en vous (…) " ( p 36, idem ).

64. 1968. Différence et répétition. Editions de Minuit, pp 221, 261,262…

65. Ibid, p 369.

66. " (...) l'Idée a pour objet le rapport différentiel : elle intègre alors la variation, non plus du tout comme détermination variable d'un rapport supposé constant ( " variabilité " ), mais au contraire comme degré de variation du rapport lui-même ( " variété " ) (...). Si l'Idée élimine la variabilité, c'est au profit de ce qu'on doit appeler variété ou multiplicité. L'Idée comme universel concret s'oppose au concept de l'entendement, et possède une compréhension d'autant plus vaste que son extension est grande. La dépendance réciproque des degrés du rapport, et à la limite la dépendance réciproque des rapports entre eux, voilà ce qui définit la synthèse universelle de l'Idée ( Idée de l'Idée, etc ). (...) (...) L'Idée n'est pas le concept ; elle se distingue de l'identité du concept, comme la multiplicité différentielle éternellement positive; au lieu de représenter la différence en la subordonnant au concept identique, et par la suite à la ressemblance de perception, à l'opposition de prédicats, à l'analogie du jugement, elle la libère, et la fait évoluer dans des systèmes positifs où le différent se rapporte au différent, faisant du décentrement, de la disparité, de la divergence autant d'objets d'affirmation qui brisent le cadre de la représentation conceptuelle. " ( ibid pp 224, et 369, ).

67. Par exemple pp 226-227.

68. " (…)Le rapport dy/dx n'est pas comme une fraction qui s'établit entre quanta particuliers dans l'intuition, mais n'est pas davantage un rapport général entre grandeurs variables ou quantités algébriques. Chaque terme n'existe absolument que dans son rapport avec l'autre ; il n'est plus besoin, ni même possible d'indiquer une variable indépendante. " ( Différence..., p 223 )." (…)Saisir l'intensité indépendamment de l'étendue ou avant la qualité dans lesquelles elle se développe, tel est l'objet d'une distorsion des sens. Une pédagogie des sens est tournée vers ce but, et fait partie intégrante du " transcendantalisme ". Des expériences pharmacodynamiques, ou des expériences physiques comme celles du vertige, s'en approchent : elles nous révèlent cette différence en soi, cette profondeur en soi, cette intensité en soi au moment originel où elle n'est plus qualifiée ni étendue. " . Ibid. p 305.

69. " (…) la différence et la répétition ont pris la place de l'identique et du négatif, de l'identité et de la contradiction. Car la différence n'implique le négatif, et ne se laisse porter jusqu'a la contradic-tion, que dans la mesure où l'on continue a la subordonner à l'identique. Le primat de l'identité, de quelque manière que celle-ci soit conçue, définit le le monde de la représentation. Mais la pensée moderne naît de la faillite de la représentation, comme de la perte des identités, et de la découverte de toutes les forces qui agissent sous la représentation de l'identique. Le monde moderne est celui des simulacres. L'homme n'y survit pas a Dieu, l'identité du sujet ne survit pas a celle de la substance. Toutes les identités ne sont que simulées, produites comme un "effet " optique, par un jeu plus profond qui est celui de la différence et de la répétition. Nous voulons penser la différence en elle-même, et le rapport du différent avec le différent, indépen-damment des formes de la représentation qui les ramènent au Même et les font passer par le négatif. (…)" Ibid, p 1.

70. " (…) C'est pourquoi l'individu en intensité ne trouve son image psychique, ni dans l'organisation du moi, ni dans la spécification du Je, mais au contraire dans le Je fêlé et dans le moi dissous, et dans la corrélation du Je fêlé avec le moi dissous. " Ibid, p 332.

71. 1972. Dérive à partir de Marx et de Freud. pp 17-20, ed 10/18.

72. " (…) il n'y a jamais d'illusion qui soit révolutionnaire. Si le désir peut s'accomplir dans l'oeuvre, alors l'oeuvre fait espérer quelque chose. Je crois que ce qui est révolutionnaire, c'est justement de n'avoir rien à espérer. L'extraordinaire force que peut avoir la critique dans l'oeuvre, c'est que, en tant qu'on a affaire à des représentations, plastiques ou musicales, on est toujours dans l'ordre du ici-maintenant; c'est ici et maintenant que le renversement critique s'effectue. Suspendre le sens de l'oeuvre à son effet politique ultérieur, c'est de nouveau ne pas la prendre au sérieux, la prendre pour un instrument, utile à autre chose, comme une représentation de quelque chose à venir; c'est rester dans l'ordre de la représentation, dans une perspective qui est théologique ou téléologique. Alors même qu'on a affaire à des oeuvres non-ou anti-représentatives, c'est les placer dans un espace (social, politique ) de représentation, c'est laisser incritiquée la politique comme représentation. (...)." (…) il n'y a que l'anti-art qui soit possible. (…) " Ibid, p 20.

73. 1974. Economie libidinale, ed de minuit. Par exemple pp 136 et 304.

74. " (...) si p, alors non-p ; si non-p alors p, p étant indifféremment un terme ou une phrase. (...) ". " (...) Il s'agirait en somme d'éluder le Résultat. De concevoir, - et donc de faire marcher déjà dans cette conception même-, une dialectique qui ne serait pas un moment dans le discours spéculatif. Elle obéirait par exemple aux règles d'équivocité et de dérivation permanente, elle négligerait celle de l'expression. (...) " 1981. Les fins de l'homme. A partir du travail de Jacques Derrida . Ed galilée, pp 291 et 292.

75. 1972. Ibid, p 18.

76. Car " le socialisme, c'est notoire à présent, est identique au kapitalisme. Toute critique bien loin de dépasser celui-ci le consolide. " 1972. Ibid, p 18.

77. " (...) Nancy voit la spécificité d'Auschwitz en ceci que " la fin de l'homme y est un projet à soi seul, et non l'essai d'un autre projet "," Auschwitz inaugure le projet de la fin de l'homme, ce que veulent dire : extermination, solution finale. ". Lyotard doute que ce projet soit l'exclusivité du nazisme. Il est occidental, chrétien : le travail des Eglises du Nouveau Monde en Afrique, comme celui de Hegel sur le judaïsme, c'est la destruction de l'homme jugé non médié. (...) " ( 1981, op cit, ed Galilée, p 313 ).

78. 1980. La condition post moderne. Editions de minuit.

79. " (…) qui gagne perd (…)" . 1981. Op cit. p 305.

80. 1967.L'écriture et la différence. Ed Seuil. p 397, note 1.

81. 1986. Parages. Ed Galilée.

82. 1972. Positions. Ed de Minuit, p 86.

83. "(...) Hegel s'est aveuglé par précipitation sur cela même qu'il avait dénudé sous l'espèce de la négativité. Par précipitation vers le sérieux du sens et la sécurité du savoir. C'est pourquoi " il ne sut pas dans quelle mesure il avait raison " ( Bataille). Et tort d'avoir raison. D'avoir raison du négatif. Aller " jusqu'au bout " du " déchirement absolu " du négatif, sans " mesure ", sans réserve, ce n'est pas en poursuivre la logique avec conséquence jusqu'au point où, dans le discours, l'Aufhebung, ( le discours lui-même ) la fait collaborer à la constitution et à la mémoire intériorisante du sens, à l'Erinnerung. C'est au contraire déchirer convulsivement la face du négatif, ce qui fait de lui l'autre surface rassurante du positif, et exhiber en lui, en un instant, ce qui ne peut plus être dit négatif. Précisément parce qu'il n'a pas d'envers réservé, parce qu'il ne peut plus collaborer à l'enchaînement du sens, du concept, du temps, et du vrai dans le discours, parce qu'à la lettre, il ne put plus laborer et se laisser arraisonner comme " travail du négatif ". Hegel l'a vu sans le voir, l'a montré en le dérobant. On doit donc le suivre jusqu'au bout, sans réserve, jusqu'au point de lui donner raison contre lui-même et d'arracher sa découverte à l'interprétation trop consciencieuse qu'il en a donnée. (...) " 1967. L'écriture et la différence. Ed du Seuil, coll Point, 9, p 381.

84. " (...) rivages inaccessibles ou rivages inhabitables. Paysage sans pays, ouvert sur l'absence de patrie, paysage marin, espace sans territoire, sans chemin réservé, sans lieu-dit. (...) " . Parages. Op Cit. Ed Galilée, p 14 .

85. " (...) Dès lors que la souveraineté voudrait se subordonner quelqu'un ou quelque chose, on sait qu'elle se laisserait reprendre par la dialectique, se subordonnerait à l'esclave, à la chose et au travail. Elle échouerait de se vouloir victorieuse et de prétendre garder l'avantage. La maîtrise devient souveraine au contraire lorsqu'elle cesse de redouter l'échec et se perd comme la victime absolue de son sacrifice. Le maître et le souverain échouent donc également, et tous les deux réussissent leur échec, l'un en lui donnant sens l'asservissement à la médiation de l'esclave, -ce qui est aussi échouer de manquer l'échec- et l'autre en échouant absolument, ce qui est à la fois perdre le sens même de l'échec en gagnant la non-servilité. (...) " . 1967. L'écriture et la différence. Ed du Seuil, coll Point, 9, p 389.

86. " ... Faisant trois pas, s'arrêtant, tombant et, tout de suite, s'assurant en cette chute fertile. " 1986. Parages. Ed. Galilée p 152.

87."(...) Si vous ne me tuez pas vous êtes un meurtrier. (...) Car pour ne pas être meurtrier, je dois lui donner la mort." .Derrida travaillant sur du Blanchot dans Parages. Ed Galilée, p 161.

88. " (...) C'est, dit-il, une " hyperanalyse ". Il s'agit en effet de " défaire, désédimenter, décomposer, déconstituer des sédiments, des artefacta, des présuppositions, des institutions " (...) " Entretien exclusif avec Jacques Derrida. Le nouvel observateur, n° 1633, 22-28/02/96, par Didier Eribon, p 84 .

89. "(...) le pharmakon n'est ni le remède, ni le poison, ni le bien ni le mal, ni le dedans ni le dehors, ni la parole ni l'écriture ; le supplément n'est ni un plus ni un moins, ni un dehors ni le complément d'un dedans, ni un accident, ni une essence, etc.; l'hymen n'est ni la confusion ni la distinction, ni l'identité ni la différence, ni la consommation ni la virginité, ni le voile ni le dévoilement, ni le dedans ni le dehors, etc.; le gramme n'est ni un signifiant ni un signifié, ni une présence ni une absence, ni une position, ni une négation, etc ; l'espacement, ce n'est ni l'intégrité ( entamée ) d'un commencement ou d'une coupure simple ni la simple secondarité. Ni/ni, c'est à la fois ou bien ou bien ; la marque est aussi la limite marginale, la marche, etc. (...) " 1972. Positions. Ed de minuit, pp 54 et suivantes.

90. "(...) Que serait un " négatif " qui ne se laisserait pas relever ? et qui, en somme, en tant que négatif, mais sans apparaître comme tel, sans se présenter, c'est-à-dire sans travailler au service du sens, réussirait ? mais réussirait, donc, en pure perte? Tout simplement une machine, peut-être, et qui fonctionnerait. Une machine définie dans son pur fonctionnement et non dans son utilité finale, son sens, son rendement, son travail. Si l'on considère la machine (...) on peut risquer la proposition suivante : ce que Hegel, interprète relevant de toute l'histoire de la philosophie, n'a jamais pu penser, c'est une machine qui fonctionnerait. Qui fonctionnerait sans être en cela réglée par un ordre de réappropriation. Un tel fonctionnement serait impensable en tant qu'il s'inscrit en lui-même un effet de pure perte. Il serait impensable comme une non pensée qu'aucune pensée ne pourrait relever en la constituant comme son propre opposé, comme son autre. La philosophie y verrait sans doute un non-fonctionnement, un non-travail, elle manquerait par là ce qui pourtant, dans une telle machine, marche. Tout seul. (...) " 1968. Marges… Ed de Minuit p 126.

91. " (...) Notre apocalypse now : qu'il n'y ait plus de place pour l'apocalypse comme rassemblement du mal et du bien dans un legein de l'aletheia, ni dans un Geschick de l'envoi, du Schicken, dans une co-destination qui assurerait au "viens " de pouvoir donner lieu à un événement dans la certitude d'une destination. Mais que fait alors quelqu'un qui vous dit : moi je vous le dis, je suis venu vous le dire, il n'y a pas, il n'y a jamais eu, il n'y aura pas d'apocalyspe, l'apocalypse déçoit ? Il y a l'apocalypse sans apocalypse. Le mot sans, je le prononce ici dans la syntaxe si nécessaire de Blanchot qui dit souvent X sans X. Le sans marque une catastrophe interne et externe de l'apocalypse, un renversement de sens qui ne se confond pas avec la catastrophe annoncée ou décrite dans les écrits apocalyptiques sans pourtant leur être étrangère. Ici, la catastrophe serait peut-être de l'apocalypse même, son pli et sa fin, une clôture sans fin, une fin sans fin. (...) " ( ibid, Derrida 1981, Les fins de l'homme... ed Galilée, pp 477-478 ).

92. Ce qui implique qu' il n'y ait pas de différence entre " le concept et la métaphore " ou entre " la mystagogie littéraire et la vraie philosophie " Ibid. 1981. Les fins de l'homme. A partir du travail de Jacques Derrida . Ed Galilée, pp 458-459.

93. 1976. L'échange symbolique et la mort. Ed Gallimard.

94. 1981. Simulacres et simulation. Ed Galilée, pp 231-236.

95. " (...) Irréductible à un simple agrégat d'agents isolés, à un ensemble additif d'éléments simplement juxtaposés, le champ intellectuel, à la façon d'un champ magnétique, constitue un système de lignes de force : c'est dire que les agents ou systèmes d'agents qui en font partie peuvent être décrits comme autant de forces qui, en se posant, s'opposant et se composant, lui confèrent sa structure spécifique à un moment donné du temps.(...) " 1966. Champ intellectuel et projet créateur. Les Temps Modernes n° 246 p 865.

96. " (...) Cette philosophie, qui se trouve condensée dans un petit nombre de concepts fondamentaux, habitus, champ, capital, et qui a pour clé de voûte la relation à double sens entre les structures objectives ( celles des champs sociaux) et les structures incorporées ( celles de l'habitus ), s'oppose radicalement aux présupposés anthropologiques inscrits dans le langage auquel les agents sociaux, et tout spécialement les intellectuels, se fient le plus communément pour rendre compte de la pratique ( notamment lorsque, au nom d'un rationalisme étroit, ils considèrent comme irrationnelle toute action ou représentation qui n'est pas engendrée par les raisons explicitement posées d'un individu autonome, pleinement conscient de ses motivations ).
Elle ne s'oppose pas moins aux thèses les plus extrêmes de certain structuralisme en refusant en refusant de réduire les agents qu'elle tient pour éminemment actifs et agissants ( sans en faire pour autant des sujets ) à de simples épiphénomènes de la structure ( ce qui l'expose à paraître également déficiente aux tenants de l'une et l'autre position ). Cette philosophie de l'action s'affirme d'emblée en rompant avec nombre de notions parentés qui ont été introduites sans examen dans le discours savant (" sujet ", " motivation ", " acteur ", " rôle ", etc) et avec toute une série d'oppositions socialement très puissantes, individu/société, individuel/collectif, conscient/inconscient, intéressé/désintéressé, objectif/ subjectif, etc., qui paraissent constitutives de tout esprit normalement constitué. "
1994. Raisons pratiques. Ed de Minuit. P 10.

97. " (...) J'appelle capital symbolique n'importe quelle espèce de capital ( économique, culturel, scolaire ou social) lorsqu'elle est perçue selon des catégories de perception, des principes de vision et de division, des systèmes de classement, des schèmes classificatoires, des schèmes cognitifs, qui sont, au moins pour une part, le produit de l'incorporation des structures objectives du champ considéré, c'est-à-dire de la structure de la distribution du capital dans le champ considéré. (...) " Ibid. P 161.

98. " (...) Pourquoi est-il important de penser en termes d'habitus? Pourquoi est-il important de penser le champ comme un lieu qu'on n'a pas produit et dans lequel on est né et non pas comme un jeu arbitrairement institué? Parce que cela permet de comprendre qu'il existe des conduites désintéressées qui n'ont pas pour principe le calcul du désintéressement, l'intention calculée de surmonter le calcul ou de montrer qu'on est capable de le surmonter. Ceci contre La Rochefoucauld, qui, étant le produit d'une société d'honneur, a très bien compris l'économie des biens symboliques, mais qui, parce que le ver janséniste s'était déjà glissé dans le fruit aristocratique, commence à dire que les attitudes aristocratiques sont en fait des formes suprêmes de calcul du second ordre (...). Dans une société d'honneur bien constituée, les analyses de La Rochefoucauld sont fausses; elles s'appliquent à des sociétés d'honneur déjà en crise (...), et où les valeurs d'honneur s'effritent à mesure que les échanges monétaires se généralisent et, à travers eux, l'esprit de calcul, qui va de pair avec la possibilité objective de calculer ( on commence, chose impensable, à évaluer le travail et la valeur d'un homme en monnaie). Dans les sociétés d'honneur bien constituées, il peut y avoir des habitus désintéressés et le rapport habitus-champ est tel que, sur le mode de la spontanéité ou de la passion, sur le mode du " c'est plus fort que moi " on accomplit des actes désintéressés. Dans une certaine mesure, l'aristocrate ne peut pas faire autrement que d'être généreux, par fidélité à son groupe et par fidélité à lui-même comme digne d'être membre du groupe. (...) " Ibid. pp 161, 162.

99. " (...) l'acte élémentaire qui consiste à écrire dans une copie " plat ", " servile ", " brillant ", " sérieux ", etc., est la mise en oeuvre de taxinomies socialement constituées qui sont en général l'intériorisations d'oppositions existant dans le champ universitaire sous la forme de divisions en disciplines, en sections, et aussi dans le champ social global." . 1987. Choses dites. Ed de minuit p 27.

100. 1922. Economie et société. Ed Agora-Plon, tome 1, les catégories de la sociologie, chapitre premier, les concepts fondamentaux de la sociologie, paragraphe 5, pp 28- 38.

101. " (...) Les dominants du champ intellectuel et artistique ont toujours pratiqué cette forme de radical chic qui consiste à réhabiliter les cultures socialement inférieures ou les formes mineures de culture ( c'est par exemple Cocteau défendant le jazz au début du siècle). (...)". 1992. Réponses . Ed de minuit, p 59.

102. " 17 (4) (...) Que les jeunes races fortes de l'Europe du Nord n'aient pas rejeté le Dieu chrétien, voilà qui ne fait guère honneur à leur sens religieux, sans même parler de leur goût. Elles auraient dû avoir facilement raison de ce monstre cacochyme engendré par la décadence. Mais ce sera leur malédiction de n'avoir su en venir à bout : elles ont absorbé dans tous leurs instincts la maladie, la vieillesse, la contradiction -et, depuis lors, elle n'ont pas créé un seul Dieu! Presque deux millénaires, et pas un seul Dieu nouveau! Mais, encore et toujours, et comme s'il existait de droit, comme un ultimatum et maximum du pouvoir de créer des dieux, du creator spiritus en l'homme, ce pitotable Dieu du " monotono-théisme " européen! cet hybride produit de la déchéance, fait de nullité, de concepts abstraits et de grand-papa, où tous les instincts de décadence ont trouvé leur sanction !... (...) - Et combien de nouveaux dieux sont encore possibles!...Moi-même, moi en qui l'instinct religieux, c'est-à-dire créateur de dieux cherche parfois à revivre : avec quelle diversité, quelle variété, le divin s'est chaque fois révélé à moi!... Tant de choses étranges sont passées près de moi, en ces instants hors du temps qui nous tombent dans la vie comme de la lune, et où l'on ne sait tout simplement plus combien on est déjà vieux et comme on sera encore jeune...Je ne veux pas douter qu'il y ait de nombreuses espèces de dieux...(...) " ( Nietzsche, oeuvres complètes XIV, fragments posthumes, ed Gallimard, pp 272-273 ).

103. Behler Ernst , 1992. Le premier romantisme allemand. Ed PUF, 1996.

104. De façon distincte au courant marxiste d'obédience léniniste issu de la scission de Tours et des "vingt et une conditions" de la 3ème Internationale, se trouvait un autre courant d'idées, plus philosophico-esthétique que strictement politique. Il se réclamait du surréalisme, issu lui-même du mouvement symboliste poétique questionnant le sens des mots façon Rimbaud et Mallarmé ou prônant l'art pour l'art qui s'affirma dans le mouvement Dada. Ces deux courants, personnifiés en France dans les années vingt d'un côté par un Aragon, et de l'autre par un Breton, se distinguaient de la manière suivante. Le courant strictement léniniste privilégiait surtout la lutte centrale, économique et institutionnelle et se sentait suffisamment représentatif au niveau théorique et esthétique, (avec Picasso et Aragon), pour négliger les invectives surréalistes prétendant révolutionner la totalité du réel, structures interpersonnelles comprises comme le préconisait les poètes marxistes russes façon Maïakovski. Le courant marxiste organisé par le Parti communiste resta donc prépondérant. Y compris dans le domaine des idées. Et malgré les années soixante qui virent en France l'ascension d'un marxo structuralo lacanisme et non pas d'un marxo freudisme. À la différence des USA et de l'Allemagne qui connurent plutôt l'emprise de l'Ecole de Francfort avec Adorno et Marcuse dont l'importation fut de surcroît freinée en France en plus du marxisme officiel par la présence du personnalisme, du pré-situationnisme d'Henri Lefebvre et de Sartre. Bataille était d'ailleurs très minoritaire à l'époque tant il était marginalisé par Breton malgré l'appui et la protection de Blanchot.

105. Blanchot se réclame du surréalisme. Bataille et Breton s'en disputèrent l'hégémonie.

106. Ainsi la corrélation principale entre stratification et division sociale du travail est niée au profit des corrélations secondaires comme l'influence des facteurs d'héritage et de milieu favorable.

107.Un adepte de Foucault, Daniel Defert, maître de conférence de sociologie à l'université Paris-VIII, peut ainsi considérer ceci à propos de sexualité ( Le Monde / dimanche 25-lundi 26 juin 2000, horizons-débats ) : " (…) Ce que nous appelons nous, au-jourd'hui, “ sexualité ”, est en fait une expérience traversée de part en part par le politique ; c'est l'expérience d'un dispositif so-cial, médical, psychiatrique, scientifique, législatif de plus en plus prégnant où se distribuent les différenciations et la hiérar-chisation entre les sexes ou genres et entre les “ sexualités ”, homo et hétérosexuelle, deux expressions qui sont d'invention ré-cente. (…) ". Ainsi la sexualité est " l'expérience d'un dispositif " dans lequel se " distribuent " les "différentiations". Le fait que l'hétérosexualité et l'homosexualité, quand bien même seraient-elles désignées ainsi nominativement que de manière "récente", relèvent de déterminations autres que socio-politiques et culturelles est d'emblée écartée. Par exemple celles qui font aussi appel au vécu et à l'aspect conatif singulier de la structure du soi considéré. Or ce facteur est volontairement nié par ce type de discours idéologique surdéterminant de manière non fondée certaines variables au détriment d'autres. Ainsi il est de plus en plus dans l'air du temps d'estimer que l’homosexualité peut être classée comme “ élément de progrès des civilisations " (Hugo Marsan, Le Monde du 7/3/97 à propos d'un livre de Henning Bech : When men meet : homosexuality and modernity). Ou de " s'acharner " à la "déconstruction de la polarité homo/ hétérosexualité " comme l'écrit Eric Lamien ( Le Monde des livres du 23/6/2000, p XI ), à propos de la réédition du livre de Guy Hocquenghem, " le désir homosexuel ", puisqu'il faut réitérer la tentative de Foucault de " dynamiter la notion de catégorie sexuelle " y compris celle de l'homosexualité… L'actuelle manipulation idéologique a d'ailleurs atteint récemment des sommets inégalés lorsque un film intitulé "Presque rien" nous assure, au dire du supplément " aden " du journal Le Monde, qui s'en moque un peu, " qu'être gay, c'est vraiment bien " tandis que l'entourage non gay apparaît si " terne, voire bête ou dépressif ", qu'il " incite a reconsidérer l'homosexualité comme une norme de bien-être ! " (" aden" du 7 au 13 juin 2000, page 12 ).

108. L'entêtement de la génération " punk " à vouloir se servir du sexe comme subversion radicale de l'ordre social ferait rire un Caligula ou un Néron.

109. Ainsi dans ce qui est actuellement convenu d' appeler " l'affaire Camus " s'il est concevable de critiquer ses propos tendancieux ( tels que compter le nombre de juifs à une émission de France Culture ou souhaiter " que " les musulmans de souche " se sentent "toujours un peu étrangers" en France " ( Alain Salles, le monde des livres du 7 juillet 2000 ), ce qui, contrairement à ce qu'en pense Finkielkraut et peut-être parce qu'il partage avec l'auteur une même suspicion envers les tournures actuelles de la modernité ( globalisation + internet ), ne semble pas exprimer tout ce qu'il en est, ajourd'hui, de l'esprit français au-delà de ses racines métropolitaines, il n'en reste pas moins que le fait de se servir de ce genre de propos, -(beaucoup plus d'ailleurs pour certains dans le but de tenter de barrer la route menant à la figure de l'enfant maudit vers laquelle des Derrida et Sollers -signataires d'une pétition anti-Camus- ont couru tout le long pour l'atteindre sans jamais y parvenir car n'est pas Céline ou Nietzsche qui veut ), le fait de se servir de ce genre de propos afin de se demander si l'avenir de la France est " dans l'intégration, l'accueil, le mélange ou dans le repli identitaire et la juxtaposition de communauté étanches -ethniques, religieuses, sexuelles…" ( Josyane Savigneau in Le Monde du 12 juillet 2000 ), dénote bien de cette confusion nihiliste et absolutiste des genres. Comme si le fait de vouloir conserver la spécificité, irréductible, de son identité, quelle qu'elle soit, était d'emblée considéré comme fermeture, clôture. C'est précisément ce nihilisme et cet absolutisme qui créent les conditions de production d'un Renaud Camus. Et qui jettent, entre les deux guerres, certains écrivains meurtris par la guerre de 14 et les mensonges léninistes, dans les fausses étreintes viriles du fascisme ou pseudo originelles et pures du " national socialisme".