Partons d'un énoncé sartrien :
Que la réalité humaine soit manque, lexistence du désir comme fait humain suffirait à le prouver. (...) Le désir est manque dêtre, il est hanté en son être le plus intime par lêtre dont il est désir. (...) (in "lêtre et le néant", 1943, ed gallimard, coll Tel, deuxième partie, lêtre pour soi, III, le pour-soi et lêtre de la valeur, pp 125, 126 ).
Heidegger évite cette subordination au manque . Par exemple lorsquil commente lacception nietzschéenne de la force comme Volonté de puissance ( in Nietzsche 1961, ed gallimard, T1, p 270 ) qui chercherait à devenir plus fort ( "Le mot de Nieztsche Dieu est mort in "Chemins qui ne mènent nulle part 1949, ed gallimard coll idées, pp 286-287 ): (...) Vouloir en général, cest vouloir devenir plus fort, vouloir croître et, pour ce faire, vouloir aussi les moyens ( Volonté de puissance, Aph.675 de lannée 1887-1888 ).
Les moyens essentiels sont les conditions mêmes de la volonté de puissance que la volonté de puissance pose elle-même.
Ces conditions, Nietzsche les appelle : valeurs.
Il dit ( XIII, Aph.395, année 1884 ) : Dans toute volonté, il y a estimation-.
Estimer veut dire : arrêter et fixer la valeur.
La volonté de puissance estime, dans la mesure où elle arrête la condition de laccroissement et fixe la condition de la conservation.
En son essence, la volonté de puissance est la volonté qui pose les valeurs.
Les valeurs sont les conditions de conservation et daccroissement à lintérieur de lêtre de létant.
Dès quelle apparaît expressément dans son essence pure, la volonté de puissance est elle-même le fondement et le domaine de linstauration des valeurs. La volonté de puissance na pas son fondement dans la sensation dun manque : elle est elle-même le fondement de la vie la plus riche. Vie signifie ici : la volonté de la volonté.
Vivant : cela signifie déjà estimer . ( loc. cit. ).
Mais l'humain n'est pas seulement un vivant. Il est quelque chose en plus. Un infini et une limite nouvelle.
Certes Nietzsche évite de subordonner l'être au manque comme le fait Sartre à la suite de Marx et au fond de tout le courant qui pose l'intériorité humaine comme extériorité possédant son principe dans le ciel ou dans l'Etat. Mais la thèse de Nietzsche ne débouche que sur l'excès inverse, celle de fonder l'intériorité comme pure volonté qui en fait en revient à fonder seulement ce que nous nommons ailleurs la conservation négative. Celle qui pose la puissance d'être comme étant uniquement liée à la volonté de se conserver et de saccroître sans limites autres que celles quelle estime .
Or la volonté peut vouloir aussi affiner sa conservation et donc s'ouvrir à la volonté d'autrui. Ce qui implique doublement qu'il ne soit pas possible d'estimer, c'est-à-dire d'"arrêter et fixer la valeur" uniquement par rapport à soi. Quand bien même ce soi atteindrait les dimensions de la planète. Voire de l'univers. La valeur se fixe certes en lien et rapport avec les conditions nécessaires d'un développement optimisant le déploiement humain. Mais pour ce faire il est indispensable de l'effectuer en lien et rapport avec autrui. La guerre de tous contre tous de Hobbes qu'entraîne la seule conservation n'est donc qu'un moment de son déploiement.
D'ailleurs cette affirmation de Nietzsche surdéterminant le primat de la conservation dans l'instauration des valeurs najoute rien à ce que le jeune Hegel avait déjà signifié lorsquil pose le sujet comme pouvoir qui convertit le négatif en être . Cest-à-dire qui utilise lénergie de la pensée, du pur moi cette puissance prodigieuse pour agir ( in "la phénoménologie de lesprit",1807, préface, II, 3, ed gallimard, tra Hyppolite, T1, p 29 ).
Heidegger, dans cet écrit de 1949 sur Nietzsche, semble donc constater et par là prendre en compte lidée nietzschéenne consistant à poser dun côté une énergie ou force et de lautre des valeurs . La forme atteinte par l'être à la suite de l'adoption de telles mesures choisies par ailleurs uniquement par soi semble alors être seulement déduit, produit, par la forme historique quil prend. Cest le temps, en tant qu'il est Histoire, qui réalise cette valeur qui se veut elle-même volonté de volonté, puissance de "conservation".
Peut-être alors, soit dit en passant, faut-il dans ce cas comprendre ainsi lhommage de Heidegger à Marx sur cette fonction de l'Histoire dans sa Lettre sur lhumanisme (1947, Question III, ed gallimard, p 116....) ? Comme s'il abandonnait au marxime l'explication du temps ? Ou plutôt faut-il comprendre qu' Heidegger échaudé par l'expérience négativiste du nazisme dont il était un fervent défenseur lorsqu'il quêtait pour un retour authentique vers un originaire en lien avec l'Etre, c'est-à-dire avec tout ce qui Est, sest détaché de son rapport politique au temps en refusant de réduire l' être à l'histoire ?
C'est, semble-t-il, ce que pourrait dire cette phrase :
(...) La tentative dans Etre et Temps, S70, de ramener la spatialité du Dasein à la temporalité, nest pas tenable (...) in Temps et être, 1962, questions IV, ed gallimard p 47 ).
Sauf quHeidegger bascule dans l'excès inverse puisque en privilégiant cette fois non plus le temps mais lEtre il surdimensionne la notion de celui-ci de façon non vérifiable en l'élargissant par ailleurs uniquement vers les morts et l'univers ( "le Quadriparti" ),transformant alors peu à peu la métaphysique en poésie puis en religion, écartant la science, récusant dans la philosophie le fait qu'elle devienne aussi une connaissance sur la connaissance, une technique.
Car pour Heidegger avec la technique l'homme ne se contente plus de contempler le monde mais veut le transformer. Sauf qu'Heidgger y voit là le "nihilisme" par excellence comme nous le verrons plus loin, du moins si l'on ne voit pas que la technique ne peut pas être livrée à elle-même puisqu'elle est le lien même qu'à trouvé l'Etre pour se (dé)voiler à l'Homme : se voiler et se dévoiler, s'ouvrir (mais) en retrait. Ce sont en apparence des paradoxes. Semblables à ces paradoxes de la matière tantôt onde tantôt corpuscule, et du monde sécable à l'infini et donc lié de part en part.
Mais c'est ce surdimensionnement unilatéral du lien entre l'homme et le monde vers ce qui les subsume, les fusionne, déjà en germe dans Etre et Temps ,que lui reprochait, semble-t-il Husserl ( in Krisis, 1936, op cit, ed Gallimard, pp 474, 486) tandis que Lévinas note :
(...) je pense que cest par Sein und Zeit que demeure valable loeuvre ultérieure de Heidegger, qui ne ma pas produit une impression comparable. Non pas, vous le pensez bien, quelle soit insignifiante; mais elle est beaucoup moins convaincante. (...) ( entretien in Ethique et Infini, ed Fayard, p 38 ).
Résumons. Heidegger réintroduit, à la suite de l' échec de la tentative "dans Etre et Temps, S70, de ramener la spatialité du Dasein à la temporalité (...) une indivision physique, celle dite du Quadriparti : la terre et le ciel les divins et les mortels, ( in Batir, habiter, penser , Essais et conférences, 1954, ed gallimard p 176 ) afin de maintenir le lien contradictoire entre l'homme et l'Etre.
Mais dans ces conditions la compréhension objective du monde, celle de sa signification, de ses intentions, ne s'appuie plus également sur une analyse explicative qui peut être communiquée par la Science, cette phénoménologie rationnelle de l'Esprit pour Hegel, mais uniquement sur un sentir interne et non communiquable que porte la notion de présence et de son locuteur eksistant . Cest-à-dire se mettant en ekstase ( Lettre sur lhumanisme, ibid, p 131 ) afin d'être transparent à l'Etre, ne faire qu'un, le k signifiant le rapport à léclaircie de lEtre ( ibid ) à savoir la capacité de s'ouvrir au " Quadriparti" de telle sorte que puisse être mis à labri ( in Nietzsche ", ed gallimard, T2, p 312 ) et lhomme et son origine non réductible à sa mise à la raison du monde par la technique ( in Essais et conférences ).
Seulement il semble bien que ce ne soit ni la célérité du moi -quand bien même serait-elle en correspondance avec quelque mystère originaire intemporel- ni lapparence historique atteinte comme résultat phénoménal, qui sont au fondement fonctionnel du besoin et du plaisir dêtre (cause) non réductible à sa réitération comme être vivant.
Ce qui implique que la vie, en tant quhumaine, ne puise pas sa force dans un manque mais dans le déploiement et le devenir de son devoir être spécifié par une préférence conative et motivationnelle historiquement située. Dans ce cas la vie, humaine, ne peut pas se caractériser, seulement, par un différentiel une variabilité une utilité de puissance mais principalement par un effort destimation dont lémergence nest cependant possible quen correspondance, institutionnalisée, avec autrui .
Il y va alors non pas seulement du sens de son action dans le monde et donc de sa légitimation mais également du fait quil ne sagit pas uniquement de conserver et daccroître la puissance mais aussi et surtout de laffiner afin datteindre, si lon nous permet un jugement allégorique, une déhiscence telle quentre Apollon et Dionysos la magnificence du premier garde toujours lascendant sur les affres du second puisque la vie précisément domine, en effet, la destruction et la mort malgré le développement erroné et accidentelle et laltération intentionnelle.
Observons maintenant dans le détail comment Heidegger s'appuie en fait sur Nietzsche tout en lui reprochant d'être le sommet de la philosophie occidentale, c'est-à-dire du nihilisme achevé.
Plusieurs entrées sont possibles dans la tentative heideggerienne de penser l'Etre et le Temps à partir de Nietzche.
Partons tout d'abord de ce dernier à l'époque où il est (re)devenu Zarathoustra afin de comprendre sur qui Heidegger s'appuie :
"17 (4) (...) Que les jeunes races fortes de lEurope du Nord naient pas rejeté le Dieu chrétien, voilà qui ne fait guère honneur à leur sens religieux, sans même parler de leur goût. Elles auraient dû avoir facilement raison de ce monstre cacochyme engendré par la décadence. Mais ce sera leur malédiction de navoir su en venir àbout elles ont absorbé dans tous leurs instincts la maladie, la vieillesse, la contradiction -et, depuis lors, elle nont pas créé un seul Dieu! Presque deux millénaires, et pas un seul Dieu nouveau! Mais, encore et toujours, et comme sil existait de droit, comme un ultimatum et maximum du pouvoir de créer des dieux, du creator spiritus en lhomme, ce pitotable Dieu du monotono-théisme européen! cet hybride produit de la déchéance, fait de nullité, de concepts abstraits et de grand-papa, où tous les instincts de décadence ont trouvé leur sanction !... (...)
- Et combien de nouveaux dieux sont encore possibles!...Moi-même, moi en qui linstinct religieux, cest-à-dire créateur de dieux cherche parfois à revivre avec quelle diversité, quelle variété, le divin sest chaque fois révélé à moi!... Tant de choses étranges sont passées près de moi, en ces instants hors du temps qui nous tombent dans la vie comme de la lune, et où lon ne sait tout simplement plus combien on est déjà vieux et comme on sera encore jeune.. .Je ne veux pas douter quil y ait de nombreuses espèces de dieux...(...) (Nietzsche. Oeuvres complètes. Ed Gallimard. T XIV pp 272-273 )
Cest ce que Heidegger semble indiquer également comme chemin dans ce texte Qui est le zarathoustra de Nietzsche ? (in Essais et conférences, pp 142-144 ), il s'agit de se constituer comme divinité et donc principe de tous les principes, valeur même, étalon, mesure :
(...). Les dernières lignes dEcce homo sont : -Ma-t-on compris ? Dionysos contre le Crucifié...Qui est le Zarathoustra de Nietzsche? Il est le porte-parole de Dionysos. Ceci veut dire Zarathoustra est le maître qui, dans sa doctrine du Surhomme et pour elle, enseigne le Retour éternel de lIdentique. (....)
Qui est le Zarathoustra de Nietzsche ? Ce qui veut dire maintenant : Qui est ce maître qui enseigne ? Qui est cette figure qui apparaît dans la métaphysique au stade de son achèvement? Nulle part ailleurs dans lhistoire de la métaphysique occidentale la figure essentielle du penseur qui la représente à un moment donné ne devient ainsi spécialement le thème dune création poétique, disons dune façon plus juste et plus littérale dune création de la pensée ( erdacht ); nulle part ailleurs, si ce nest au début de la pensée occidentale, chez Parménide, et là seulement en traits voilés. Ce qui demeure essentiel dans la figure de Zarathoustra, cest que le maître enseigne deux choses qui se tiennent lune lautre : le Retour éternel et le Surhomme. Zarathoustra lui-même est, dune certaine façon, cette cohésion interne. De ce point de vue il demeure, lui aussi, une énigme dont nous avons encore à peine conscience. Le Retour éternel de lIdentique est le nom donné à lêtre de létant. Le Surhomme est le nom donné à lêtre de lhomme qui correspond à cet être ( de létant ).
Doù vient que lêtre ( Sein ) ( de létant et lêtre-de-lhomme ( Menschenwesen ) soient inséparables? Comment se tiennent-ils, Si lêtre nest pas une fabrication de lhomme et si lhomme nest pas davantage un simple cas particulier à lintérieur de létant ? Cette solidarité de lêtre ( de létant ) et de lêtre-de-lhomme, peut-on seulement en discuter, aussi longtemps que la pensée demeure attachée au concept de lhomme admis jusquici ? Suivant ce concept, lanimal est lanimal rationale, lanimal raisonnable. Est-ce hasard, est-ce pur ornement poétique, si les deux animaux, laigle et le serpent, se trouvent près de Zarathoustra, si cest eux qui lui disent qui il doit devenir, pour être celui quil est ? Pour celui qui pense, cest lunion de la fierté et de la sagesse qui doit apparaître sous la figure des deux animaux. (...) Laigle : lanimal le plus fier; le serpent : lanimal le plus sage. Et tous deux pris dans le cercle où ils trouvent leur élan, dans lanneau qui enserre leur être cercle et anneau qui à leur tour sont engagés lun dans lautre.
Lénigme : qui est Zarathoustra en tant quil enseigne le Retour éternel et le Surhomme ? -cette énigme nous devient visible dans le spectacle des deux animaux. Dans ce spectacle nous pouvons fixer et retenir, dune façon plus immédiate et plus facile, ce que notre exposé a essayé de montrer comme digne de question le rapport de lêtre (Sein) à cet être vivant quest 1 homme .
Et voyez! un aigle planait dans lair en larges cercles, et un serpent était suspendu à lui, non comme une proie, mais comme un ami car il se tenait enroulé autoursde son cou.
Ce sont mes animaux! dit Zarathoustra et il se réjouit de tout coeur."
Lhorizon de ces questions détient certes un tintement énigmatique, initiatique, ésotérique, que nous pourrions étudier si nous avions le temps -( en particulier la symbolique de laigle que nous lirons rapidement ainsi pour notre gouverne: ailes déployés : telle une flèche, cest-à-dire comme un 1+1 réfléchi... flèche du temps, celui de lêtre en extension : univers.. .Le serpent enroulé = le point, le zéro, la densité nécessaire pour avancer, sa contraction=Terre : bref, 1 ( extension) et o ( densité ) soit et en même temps extension et contraction : vie...)
Analysons ici plutôt comment Heidegger tente de montrer pourquoi Nietzsche rate son désir de divin pré-chrétien et achève plutôt la métaphysique occidentale qu'il ne la transcende vers cet ailleurs présocratique qu'Empédocle cherchait de toutes ses forces jusqu'à se jeter dans le Vésuve et qu'Heidegger cherche à ressusciter.
Nietzsche était donc sur la piste. Celle d'une fusion entre l'homme et le monde dans laquelle la distinction entre bien et mal serait relative à la séparation du bon et du mauvais pour la volonté car il ne s'agit pas de devenir un dieu rédempteur voire un dieu substance comme chez Spinoza mais un dieu puissance de vie n'ayant comme seule horizon que sa propre vitalité...-( on comprend alors là en pointillé la fascination de Heidegger pour le Reich nazi et la fascination de celui-ci pour Nietzsche...).
Pourtant Heidegger semble reprocher après coup à Nietzsche cette réduction de la puissance à sa seule vitalité solipsiste qu'il étend ensuite à tout l'Occident. Ainsi dans d'autres textes sur Nietzsche qui n'ont été publié qu'en 1961, soit bien après la folie nazie qui fascinait tant Heidegger il y est en prise avec ce quil nomme "le nihilisme" et dont il dit que Nietzsche en fait "laccomplit" (Nietzsche. T.II. La détermination ontologico-historiale du nihilisme, Ed. Gallimard p 289 ) mais ne le "surmonte" pas ( p 293).
Quentend Heidegger par là ? Ceci : " (...) Du fait que la métaphysique de Nietzsche pense une transvaluation de toutes les valeurs, elle achève la dévaluation de toutes les valeurs jusquà alors suprêmes. De la sorte destructive , elle appartient à lhistoire jusquà alors poursuivie du nihilisme. ( ...)" ( op cit : La détermination ontologico-historiale du nihilisme p 272 ) à savoir quil nen est rien quant à lEtre même, désormais devenu une valeur. ( p 273).
Pour Heidegger, Nietzsche représente le fait de surmonter le nihilisme en tant que transvaluation et accomplit celle-ci non seulement dans une nouvelle institution de valeurs mais de telle sorte quil éprouve la Volonté de puissance en tant que le principe de la nouvelle institution -et, dans le fond, de toutes les institutions de valeurs. Le fait de penser en valeurs est désormais érigé en principe. LEtre même nest principiellement pas admis en tant qu'Etre. Il nen est rien quant à l'Etre dans cette métaphysique selon son principe propre. (...) ( p 273 ).
En dautres termes encore : la métaphysique de Nietzsche ne revient pas à surmonter le nihilisme. Elle est l'intrication dernière dans le nihilisme. (...) (ibid ) car : si lessence du nihilisme demeure lhistoire du fait quil nen rien quant à l'Etre même, alors il se trouve que lessence du nihilisme ne saurait non plus être éprouvée ni pensée aussi longtemps que dans et pour la pensée il nen est rien quant à l'Etre même. ( p 274 ).
Cette analyse revient comme un leitmotiv chez Heidegger. Déjà en observant que eu égard à la métaphysique laquelle éprouve et pense tout dabord le nihilisme dans sa totalité en tant que mouvement historial celle-ci, ( la métaphysique" ) commence à devenir visible pour nous autres en tant que lachèvement du nihilisme authentique, (...) (ibid).
Selon Heidegger cest la métaphysique qui est lachèvement du nihilisme authentique" : "La métaphysique en tant que la métaphysique est lauthentique nihilisme. ( p 275 )
Autrement dit, cest la métaphysique en tant que telle qui pose problème : Lessence du nihilisme est historialement en tant que la métaphysique. " ( p 275 ).
La mise en italique du verbe est exprime bien semble-t-il pour Heidegger que cest la métaphysique qui est "lessence" du nihilisme ". Ainsi, justifie-t-il, la métaphysique de Platon nest pas moins nihiliste que la métaphysique de Nietzsche et ce dans la mesure où dans celle-là lessence du nihilisme demeure seulement voilée et que dans celle-ci elle parvient à sa pleine manifestation , (ibid ) tandis que à partir et à lintérieur de la métaphysique même cette essence ne se laisse jamais reconnaître."(ibid).
Ainsi l'existence même de "la métaphysique", cette séparation discursive, ou "méta" ( le Robert traduit par "ce qui suit"), entre la poésie et la philosophie, entre la religion et l'éthique consacre pour Heidegger le nihilisme même, y compris, surtout, " Platon ". Ce qui empêche dans ce cas d'être en relation avec l'Etre même qui ne tient pas nécessairement à se faire "reconnaître".
Heidegger concède que cest là détranges propos . Déjà parce que "la métaphysique détermine lhistoire de lère universelle de lOccident. La métaphysique porte et dirige à tous égards lhumanité occidentale dans tous ses rapports à létant, cest-à-dire à elle-même. ( pp 275-276 ).
Et Heidegger revient à nouveau sur le caractère étrange en prévenant les objections qui souligneraient
"larbitraire ou le caractère péremptoire dun tel jugement par le fait que lessence du nihilisme authentique concerne encore à peine notre pensée ( p 276 ). En d'autres termes : Si la métaphysique en tant que telle est lauthentique nihilisme mais que conformément à sa propre essence ce dernier ne saurait la penser lui-même, comment la métaphysique pourrait-elle jamais atteindre la sienne propre ? " ( ibid).
Que veut-il dire ?
Peut-être ceci : page 272, Heidegger nous avait d'abord informé que Lessence du nihilisme est lhistoire dans laquelle il nen est rien, quant à l'Etre ". Puis page 273, il écrit que Le fait de penser en valeurs est désormais érigé en principe. LEtre même nest principiellement pas admis en tant qu'Etre . Page 275, Heidegger annonce enfin que cest La métaphysique en tant que la métaphysique qui est "lauthentique nihilisme c'est-à-dire "l'histoire dans laquelle il n'en est rien, quant à l'Etre. "
Quel " Etre " ? Il semble donc bel et bien qu Heidegger pense cet " Etre" comme quelque chose dindivise, celle dune Parole pleine, totale, comme une parole transcendantale absolue et surtout vivante, animée, telle celle qui existe chez Héraclite et surtout chez les pré-socratiques comme Anaximandre (voir Les chemins qui ne mènent nulle part ). Car, pour Heidegger, il est possible d'entrer en dialogue avec cet Etre afin déjà de comprendre pourquoi il accepte de ne pas se manifester pleinement à l'homme et donc de devenir un "impensé".
Quentend Heidegger par là ?
Cest, écrit Heidegger ( p 282 ) ce qui demeure impensé dans la métaphysique, qui est elle-même la vérité de létant en tant que telle. Cest pourquoi le moment est venu de se demander comment il convient de penser cet impensé même. Du même coup nous nommons par ce demeurer impensé lhistoire dans laquelle il nen est rien quant à l'Etre même. Pour autant que nous méditons cet impensé dans son essence propre, nous nous rapprochons davantage de lessence du nihilisme authentique ".
Ainsi, et en supposant que nous comprenons bien le propos, si "lessence du nihilisme authentique cest la métaphysique en tant que telle ( p 275 ) c'est-à-dire ce discours qui laisse impensé "l'Etre même , alors méditer cet impensé permettrait de se "rapprocher" davantage de lessence du nihilisme authentique" . Cest-à-dire en fait qui permettraiy de se rapprocher de la métaphysique même, en tant que telle, celle qui en ne se séparant pas de cet "impensé" assumerait le fait d'être en elle-même théologie ( p 279 ). Ce qui la transformerait dans ce cas en lontologie c'est-à-dire en essence ultime, fondamentale, celle qu'il nommera plus tard le quadriparti ( ciel terre divins mortels ).
Observons alors, pour centrer de plus en plus vers lessentiel de notre propos ici, à savoir cerner le lieu dHeidegger, qu'il saute non seulement par dessus la Révélation chistique qui distingue, comme le dit Descartes, le ciel et la terre, le divin et les mortels, mais aussi par dessus le geste dAristote qui, bien quil nomme Théologie, la Philosophie première, la distingue cependant de la Physique.
C'est qu'Heidegger semble penser quil est possible datteindre l'Etre en tant que l'Etre même . Et ce en articulant ontologie théologie métaphysique, cest-à-dire en fait ce "demeurer impensé " qu'il est possible de comprendre.
Ainsi Heidegger, en considérant la métaphysique comme étant "lessence du nihilisme authentique à savoir quil nest rien quant à l'Etre en tant que tel, prévient quil ne sagit cependant pas den établir la conclusion suivante ( pp 282-283 ) :
"(...) Donc -serait-on tenté de conclure- la métaphysique sabstient de penser l'Etre en tant que ce qui doit proprement se penser."
Or il n'en est rien : Semblable abstention présupposerait évidemment que dune quelconque manière la métaphysique aurait au préalable reçu et admis dans son propre district ce quelle aurait à penser. Où se trouverait dans lhistoire de la métaphysique pareille admission? Nulle part. Cest pourquoi il manque aussi toute trace dune abstention de penser l'Etre en tant que ce quil y aurait proprement à penser. ( ibid ).
Ainsi pour Heidegger cette abstention ne vient pas de lhistoire de la métaphysique puisque nulle part est perceptible le fait que la métaphysique aurait au préalable reçu et admis dans son propre discours ce quelle aurait à penser . Cette "abstention " viendrait de l'Etre lui-même et non de la métaphysique. Car celle-là n'ignore pas l'Etre "(...) pour la raison quelle sabstient de penser lEtre même en tant que ce qui doit se penser, mais parce que lEtre même demeure manquant. Sil en est ainsi, alors l impensé ne procède pas dune pensée qui omettrait quelque chose ".
Autrement dit cet impensé , ne viendrait donc pas de la métaphysique" ni de son histoire mais parce que lEtre même demeure manquant ", comme si "cétait lEtre même qui aurait décidé dêtre ce demeurer manquant " .
Heidegger précise ensuite ( ibid ) :
" Comment faut-il comprendre ceci : que l'Etre même demeure manquant ? Est-ce que par hasard l'Etre à la manière dun étant résiderait quelque part et, parce que la voie lui en serait interdite pour de quelconques raisons, il ne parviendrait pas jusque à nous ? Or l'Etre se tient dans la métaphysique et se tient dans sa vue : en tant que lêtre de létant. "
Ainsi " l'Etre" en surgissant en tant que lêtre de létant , permet l'existence de celui-ci. C'est-à-dire accepte de se retirer pour laisser surgir l'Histoire humaine dans sa spécificité. Cette réflexion peut-elle nous aider pour cerner son acception du nihilisme ?
Observons donc tout dabord qu il y aurait deux sortes de nihilisme en fait, un pour lequel il en n est rien quant à l'Etre. Lautre qui surmonterait ce rien et le mettrait sous abri ". Dans bâtir, habiter penser ( in Essais et conférences...) dont nous avons parlé plus haut à propos du Quadriparti qui est le Lieu de l'Etre biffé dune croix ( in Contribution à la question de lêtrequestion 1, qui renvoyait, p 232, justement à ce texte des Essais et conférences... ) , Heidegger parle également de cette mise sous abri ( pp 178-179 ) :
" (...) Dans la libération de la terre, dans laccueil du ciel, dans lattente des divins, dans la conduite des mortels lhabitation se révèle ( ereignet sich ) comme le ménagement quadruple du Quadriparti. Ménager veut dire : avoir sous sa garde ( hilten ) lêtre du Quadriparti. Ce que lon a sous sa garde doit être mis à labri. Mais où lhabitation, lorsquelle ménage le Quadriparti, préserve-t-elle lêtre de celui-ci? Comment les mortels accomplissent-ils lahabitation au sens dun tel ménagement? Les mortels ne le pourrraient jamais, si lhabitation nétait quun séjour sur terre, sous le ciel, devant les divins, avec les mortels. Habiter, au contraire, cest toujours séjourner déjà parmi les choses. Lhabitation comme ménagement préserve le Quadriparti dans ce auprès de quoi les mortels séjournent : dans les choses.
Le séjour parmi les choses, toutefois, ne vient pas sadjoindre simplement, comme un cinquième terme, aux quatre modes de ménagement dont nous parlons. Le séjour parmi les choses, au contraire, est la seule manière dont le quadruple séjour dans le Quadriparti saccomplisse chaque fois en mode dUnité. Lhabitation ménage le Quadriparti, en conduisant son être dans les choses. Seulement les choses elles-mêmes ne mettent à labri le Quadriparti que si elles-mêmes en tant que choses sont laissées dans leur être. (...) "
A suivre...