Le cinéma est mort. Vive le cinéma !

Esquisse 1

Un certain cinéma agonise. En France il est mort.
C’est un fait indéniable. Le cinéma, en France, est déjà mort. Mais cela ne se voit pas puisque des choses, bien léchées ( le goût des autres, Amélie-tout-de-même...), se tourne encore.

Le cinéma agonise en tant qu’écran d’une époque, écrin d’une atmosphère.

Ce cinéma, là, est mort. Pas seulement en France en fait. Il est mort. Par manque de fond. Philosophique.

Le cinéma, en tant que révélateur non pas de tel problème mais d’une époque, a trituré ses dernières tripes il n’y a pas si longtemps.

Peut-être avec les 120 jours de Sodome de Pasolini.

Ainsi que dans les hoquets ultimes du néo-réalisme américain : Voyage au bout de l’enfer, Rocky, Rambo I, allemand : Paris Texas, italien : Pain et chocolat...

Néoréalisme dont quelques boyaux surnagent encore dans l’hyperréalisme de la dite nouvelle vague un temps illustrée par Bad lieutenant et consorts American Beauty, Barber...dans le printemps ironique du Goût des autres, Kennedy et moi...une hirondelle fait le printemps...lundi matin... dans l'onirisme du cinéma fantastique asiatique dont j'ai plutôt retenu le jeu des couleurs, des vigueurs, des odeurs, et autres fantasmes se frôlant au gré des sirènes gonflées d'eau et des robes bien coupées croisées dans des ruelles...intérieures...que les noms...

Mais, tel un cadavre, ( celui de scary movies ! ) qui tente de flotter cependant romantiquement sur l’eau ( Quatre mariages et un enterrement, Notting Hill, ) le cinéma va à vau-l'eau en refusant de voir que cette eau est celle de ce nouvel océan mondial, la civilisation techno-urbaine, en passe de devenir totalement artificiel, virtuel, à la carte, chacun choisissant ses yeux, son coeur, croisé, brisé, feuilleté. Epars. Mais observé en relief.

Quel film en parle ? Qui expose ce que veut dire avoir vingt ans en ville, et se réveiller les sens par Canal moins, là-bas, dans le trou du hlm perdu entre les hurlements humains, métalliques, périph, là-bas dans le monde ouaté des ministères ?

Face à ce nouveau monde, le cinéma pourrait ressusciter s'il osait ; si l’on tentait de comprendre de quoi est-il maintenant le zombi.

De quoi le cinéma est-il mort ?

Pas seulement à cause de la télévision. Ou des effets spéciaux et des gros sous américains.
Plutôt lorsqu’il a prétendu simplifier les paradoxes de la condition humaine aux seules variables sociales, économiques, politiques, infantiles, érotiques...

Le fond de l’existence humaine et de sa souffrance serait, paraît-il, le manque de fric, de froc, et sa résultante le fric-frac, le froc défroqué et ses affres infantiles, urbains, vaudevillesques, nauséeux, nostalgiques.

On a masqué cette simplification du fond par un excès de formes, (Peter Greeneway) de trémolos certes lumineux mais au sens électrique du terme (Bertolucci), au sens de la peinture moderne qui ne tâche et ne pue pas tant c’est conceptuellement bo! lavable, liquide, comme ce tableau de Bacon où l’on voit le personnage se liquider, se liquifier peu à peu, bo dans son lavabo .

Le cinéma est mort de son incapacité à illustrer, incarner, les problèmes de la civilisation urbaine mondiale de plus en plus compartimentée pour le meilleur et pour le pire, en passe d’être médiatiquement unifiée et en même temps dispersée en myriades de visions de plus en plus esseulées et dont les trajectoires croisent de moins en moins leurs sillons de vie et s’entrevoient quasi uniquement via la nouvelle réalité, celle de l’Image.

C'est l’image et non pas la femme qui est devenu l'avenir de l'Homme.

Tel est, peut-être, le message ultime de l’impressionnisme que Van Gogh a vu et coupé (cut) devant l’arrivée de cette fin. Remember : l’oreille du sens avait été arrachée au début de ce siècle, à l’époque du triomphe de la Ville imbue d’elle-même, lorsque l’agonie de l’épaisseur de la vie monotone se percevait dans les sillons peints jusqu’au malaise par Van Gogh.

Les sillons du silence intérieur qui cherchent et s’effraient du mouvement ( motion ), comme à la ville, avec tout ce monde, et comme au cinéma, avec toutes ces images : eyes wide cut dit le testament de Kubrick.

Avec la ville, ce carrefour flottant et empressé des tensions intimes, avec l’image de tous ces corps (auto) mobiles, les sillons de la vie monotone s’écartent dans tous les sens, se télescopent dans toutes ces images éphémères, comme le cubisme et le surréalisme l’ont montré avec jubilation, heureux de souligner les paradoxes modernes, urbains, de la vie humaine qui rendent plastiquement équivalents les corps, les mots qu’ils prononcent, puisque le oui de maintenant est en puissance le non de demain, puisque tout peut devenir rien, gloire et décadence, espoir et résignation, réel d’un instant, d’un quart d’heure, conservé, condamné peut-être à seulement rêver sa vie pour toujours s'il n'y a pas ce sursaut de bonheur lorsque l'on se sait invisible, parfois, dans le regard des autres, le long des immeubles et des berges au fleuve émouvant.

Tout se mélange se mange, s’efface dans le gouffre de plus en plus libre des désirs, ces boomerangs du temps qui passe et qui se nomment modes, marchandises, opinions. Et pourtant les épreuves intérieures sont irréductibles à toute plastique, à toute représentation, à toute épreuve, sauf celles du cinéma mental. Et seulement lui. La peinture l’a révélée, l’a défendue jusqu’à son explosion dans le cubisme et le conceptualisme.

Le cinéma d’illustration, le cinéma "profond", qui, lui, aurait été capable de poursuivre cette analyse à l’instar des plus grands ( tels Renoir, Bunuel, Hitchkock, Pasolini, Kirosawa, le Kubrick d’Orange mécanique, le Coppola d’Apocalypse Now, le Scorcese de Taxi driver, le Woody Allen de la Rose pourpre du Caire..), ce cinéma est mort bien avant que Van Gogh devienne un film et le faire valoir hypocrite du manque d’écoute, le préservatif du manque de talent.

Le cinéma qui pourrait peindre ce phénomène multiforme négatif est mort. Mais non pas (ou pas seulement) lorsque Jean Luc Godard devient la marque JLG, autrement dit se coupe l’oeil en retournant sa pupille, la caméra, pour zoomer dorénavant sur lui, sur son nombril, comme les autres : afin d’y rechercher peut-être le meurtrier ou la victime.

Ce cinéma -français, américain, italien, allemand, mondial, est mort de n’avoir pas compris l’époque, même s’il a réagi dans de gigantesques soubresauts certes spectaculaires mais déjà vu. Excès de reconstitutions poussées jusqu’à devenir de la pâtisserie industrielle, celle par exemple qui ne veut pas être confondu avec le cinéma “grand public“ et qui dépeint en fait de manière si prosaïque que la Violence et l’Amour sont les Amants de l’Histoire (1900, La reine Margot), la Richesse et la Pauvreté, ses cris ( Germinal, Proposition indécente). Surtout lorsque la douleur et la jouissance, l'enfance l’amour et le sexe se confondent d’un point de vue plastique ( Polanski, Lynch, les nuits fauves, la pianiste ).

Jusqu’où est-on allé dans ce genre de révélation basic ? Jusqu’où ira-t-on ?

Plus encore, la mécompréhension totale de ce que le mot radical veut dire a fait que l’on a masqué cet échec d’illustrer l’époque autrement que par des poncifs, en poussant le déréglement de la balance entre les pôles subjectif-objectif, art-vie, ancien-moderne, académisme-novation, jusqu’à l’absurde. Jusqu’à croire que ce déréglement suffisait pour comprendre artistiquement la civilisation urbaine mondiale caractérisée par la prolifération des images et dont l’épidémiologie hégémonique s’avère être de plus en plus celle-ci :

La vision plastique, par l’image de plus en plus parfaite, par l'image de plus en plus sale, par l'image de plus en plus parfaitement sordide, veut supplanter dans l’esthétique tout autre jugement. Doit-on y souscrire ?

Or la fonction de l’Art qui n’est pas seulement une fonction plastique mais aussi esthétique, métaphysique, ontologique, transcendantal en tout cas, se doit, semble-t-il, de critiquer également le sens de la forme montrée. C’est-à-dire doit démontrer que l’esthétique précède le plastique.

Prenons par exemple l’image parfaite/sordide d’une jouissance extrême comme dans les 120 jours... ou dans Portier de nuit.... ou encore celle de ce jeune SS dans la première image de Cabaret, eh bien, quand bien même seraient-elles troublantes, quand bien même serait—il racé, il y a, là, la tragédie même de l’Art écartelé entre son devenir plastique et le sens nécessairement humain à maintenir, à dé-limiter.
Il n'est donc point besoin de sombrer tel un bateau même pas ivre dans l’académisme et le rigorisme du négatif comme d’aucuns de la pseudo contre-culture voudrait nous le faire accroire en nous l'assénant sous forme de signes hots : ceux de la pseudo séduction : fabriquée sous paintbox comme le montre le zombi-queer de Marylin, Madonna , -mais sans la grandiloquence rigolote des dragqueen du Carnaval de Venise et d’ ailleurs à la recherche désespérée de la masculinité insolente symbole du modern blues qu'incarna un Brondo, mais aussi un Delon.

Où sont les chefs d’oeuvres promis ? Où sont-ils disait autrefois Céline, le vrai, pas sa simulation actuelle au fume-cigarette volé à Rimbaud, sans oublier la lettre volée aussi, pas l'aigri non plus qui refuse la concurrence du Juif.

Où est l’ Apocalypse now français de la guerre d'Algérie ? L’Apocalypse Now de l’Irlande du nord ? L’Apocalypse Now soviétique? Qui montrera non pas ce qu'avoir des parents communistes ou fascistes veut dire mais ce que cela signifiait lorsque l’on était exclu du Parti dans les années 50-60, lorsque l’on perdait ses amis, son alter-ego, ses repères, au bord de la mort, sans avoir les bras de l’Abbé Pierre et Monseigneur Gaillot pour y pleurer ?

Seul le cinéma comique tient encore la route. Malgré ses zigzags.

D’aucuns se sont demandés pourquoi les Visiteurs ont marché ? Pourquoi Crocodile Dundee a marché ? Pourquoi Besson court ? Derrière son taxi plus que derrière Jeanne...néanmoins...Ou Amélie...

Peut-être grâce à cette tension entre l’ancien et le moderne dont la séparation s’avère en fait factice du point de vue de la permanence des rapports humains, et même ubuesque.

Le public loue certes l’accroissement d’efficacité de la modernité mais n'est pas dupe de son manque de souplesse, son excès de sophistication, son extrême hypocrisie, alors que la brutalité des manières anciennes est largement compensée par la robustesse truculante des relations humaines, quand bien même leur drôle de rudesse ; d'où d'ailleurs la nostalgie des films "yougos", des films anciens tout court, années 30,40,50, clos avec le mépris de Godard (son meilleur film).

Car ce qui manque précisément à la modernité, c’est bien la solidité des liens sociaux, c’est le mépris de l'honneur, de la loyauté, c’est la peur d'être (plutôt que la peur de mourir), c'est l’excès d’indifférenciation et de lâcheté, le tout caché par l’anonymat du lien vite tranché comme l’on tranche un bras dans un Monty Python, comme lorsque l’on jette un kleenex ou un condom, tout en zappant sur le moment celui de la mante, l’amant suivant.

Lorsque le cinéma français lors d'une soirée des Césars rendit hommage à Spilberg, il oublia de remercier Spilberg pour avoir produit Lucas, il oublia que Spilberg et Lucas sont deux frères siamois car c’est bien la Guerre des Etoiles qui a marqué l’époque ouverte par les années 80 et certainement pas les Amants du Pont Neuf.
La Guerre des Etoiles
, c’est l’Odyssée contemporaine, les Contes de Grimm ou les Fables de la Fontaine avec ses sirènes, celles de toutes ces villes qui débordent de créatures étranges, ces bombes, ces envies, à fragmentation. Envies de rien et du Tout, celui de la Force et de son côté obscur. Jusqu’à l’absurde. Oklaoma. Tokyo... Même Ben Laden quelque part avec sa folie sordide cherche à renouer avec le temps des héros, des Saladins, alors qu'il aurait été châtié sur le champ tant sa couardise fait honte.

Qui a compris, dans notre Europe, la nouvelle sémantique urbaine, celle des espoirs perdus, troués, renouvelés ?

Cinq heure du mat je désespère...mais six heures du mat je parie sur le jour : il se lève, sous les sons de ce sang urbain, je le sens s'écouler de l’étrange mixture d'images et de sons que me câble la première urbanité mondiale, la société urbaine, et qui m'aide à compenser le formidable retard de l'Art mondial, empêtré dans l'idéologie, à me révéler où j'en suis avec mon regard qui garde ce qui m'échappe et me tient. Au loin le métro glisse entre les angles des immeubles de verre et me dévoile Gare de Lyon avalé par la sourde tonalité couleur jaune-orange de la lumière tissée dans la nuit par l'autre côté de la Terre.

Où sont les chefs d’oeuvre promis ? Où sont-ils ?

(1992, retouché en mars 2002).

LSO