Qu’est-ce qui fait marcher les sectes ?

Sectes mensonges et idéaux

1999.

Introduction

Les auteurs avancent que selon le “ rapport Vivien sur les sectes “ effectué en 1982 il y avait “quelque 500 000 personnes “ directement “ ou indirectement touchées par le phénomène sectaire “ en France.
Les RG eux parlent pour la même année de 150 000. En 1995 ils estiment ceux-ci à “ 160 000 le nombre d’adeptes au moins occasionnels et à 100 000 le nombre de sympathisants. “ De plus selon que l’on inclut ou exclut les Témoins de Jévohah qui représentent selon les sources des RG à la base du rapport parlementaire français de 1995, 130 000 sur les “ 160 000 répertoriés dans l’ensemble des sectes en France “ l’on arrive au chiffre de 30 000 membres “ directement concernés par le phénomène sectaire “.

Ce résultat peut sembler “ très bas “ notent Luca et Lenoir mais ne diminuent en rien le fait que certains parmi eux puissent être à l’origine de désastres qui par leur côté parfois spectaculaire en font des objets médiatiques souvent lucratifs tout en emplissant de frayeur la collectivité.

Certains sociologues estiment à une “ vingtaine de mille le nombre des groupes ” dans le monde précisent les auteurs. Mais ils sont composés d’un nombre limité d’adeptes pour la plupart. Alain Bouchard, sociologue québéquois, considère que “ 95% des groupes comptabilisés n’excèdent pas les 15 à 20 membres ”. Néanmoins estiment Luca et Lenoir, et ce d’après Danièle Coin, secrétaire au Conseil de l’Europe, chargée des “ affaires juridiques pour le nouveau rapport parlementaire sur les sectes à l’échelon européenne ”, le nombre des adeptes en France “ n’a cessé d’augmenter entre 1982 et 1996 “. Mais Danièle coin précise que la plupart des “groupes auxquels ils adhèrent ne sont pas dangereux”.
Le pourcentage ne dépasse pas 1 à 2% de la population s’agissant par exemple de la Belgique, du Québec, de la Suisse, de la France.

Selon le “ rapport Gest et Guyard ” il semble que “ 80% des mouvements regroupent moins de 500 adeptes” tandis que près de “ 60 sectes ” comptent même moins de “ 50 adeptes”. Cependant il n’en reste pas moins selon le même rapport que s’il existe “ une concentration du phénomène sectaire sur une quarantaine de mouvements ” certains d’entre-eux sont précisément “ceux qui répondent le plus souvent à un grand nombre de critères de dangerosité ”.

Lorsque l’on arrive maintenant au coeur de l’explication du phénomène, Nathalie Luca et Frédéric Lenoir ont tenté de montrer avec brio qu’au moment même où d’aucuns dans les années 60-70 pensaient que l'on en avait fini avec la question du religieux dans le monde moderne “ le phénomène sectaire a émergé, du moins pour une part, comme symptôme d’une recherche de points de repère symboliques dont la secte en est comme l’exigence extrême, quoique pour une grande part manipulée puisque le but majeur c’est l’argent recueilli à l’exception de certains groupes dont les Témoins de Jéhovah. Seulement les adeptes ne s’en aperçoivent pas vraiment. De même d’ailleurs que certains “ sociologues ” qui souvent se bornent à étudier les documents officiels ou la propagande de base et se contentent d’observer ce qui se passe à la “ périphérie ” ”.
Or Luca et Lenoir ont remarqué, et c’est là le point fort de leur ouvrage, que les adeptes trouvent en quelque sorte leur “compte” à la périphérie de la secte toujours très alléchante à ce stade.
Celle-ci emploie en effet à profusion diverses techniques-marketing de séduction éprouvées allant de la conférence ésotérique et de méditation transcendentale plus ou moins exotique, syncrétique, mêlant par exemple tous les bons côtés des religions, à la relaxation multiforme si agréable en passant par des sortes de confession, d’abréaction ou de carthasis ,-avec gadget électronique multicolor inclu-, doublées de prises en charge affectives effectuées parfois par de très gentilles et jolies membres...

Cependant, et c’est précisément là où le bât blesse, lorsque certains adeptes, les plus mordus, avancent vers le “ centre ” ( alors que la plupart ne restent pas plus d’un à deux ans notent Luca et Lenoir ) plus l’adepte s’aperçoit sinon de la dangerosité du moins de la nécessité d’adhérer fortement et aveuglement au “noyau”, d’où le clash en cas de volonté de revenir en arrière...

Et lorsque Luca et Lenoir entrent quelque peu dans le détail l’on s’aperçoit avec étonnement que contrairement à l’opinion courante le niveau social de l’adepte moyen n’est pas nécessairement ou uniquement celui de désespérés ou d’ incultes....
En effet il s’avère que hors Témoins de Jéhovah regoupant, eux, des gens très modestes et qui en plus ne sont pas exactement une secte à but lucratif, les autres adeptes font parties de ces catégories sociales supérieures et spécialement d’ailleurs de certains milieux juridiques, médicaux, techniciens qui sont certes tous dôtés d’une certaine forme de savoir pragmatique et d’ un niveau élevé d’éducation et d’instruction, sauf qu’il apparaît bien que les adeptes qui en sont issues semblent, eux, avoir fait l’impasse sur la nécessité tout de même de se constituer aussi une “ structure symbolique “ comme le disent Luca et Lenoir.A savoir une espèce de bouclier et de filtre mental qui serait à même de les aider à se repérer et à agir avec plus de cohérence dans leur propre vie.

Mais leur naïveté en la matière, surtout dans le cadre d’une culture techniciste, multiforme, qui par exemple se moque de tout discours n’incluant pas, au moins, une courbe statistique, ou une pensée sulfureuse, fait que certains consomment le moindre produit “spirituel” bien qu’il en ait pourtant seulement l’apparence. D’autant que celle-ci peut être des plus séduisantes et sophistiquées...

Nicole Luca et Stéphane Lenoir mettent alors à mal l’idée reçue avançant qu’ un “ lavage de cerveau “ expliquerait, systématiquement, l’adhésion. Même si en effet une pression non négligeable peut être décelable et plutôt dans telle secte que dans tel autre et surtout à un certain stade ( centre ) et beaucoup moins à un autre ( périphérie ).
Aussi malgré toute l’anti-publicité effectuée par les associations anti-sectes en mettant par exemple en avant de très sérieux mécontements d’anciens adeptes sans parler des suicides individuels ou collectifs, des détournements d’argent et bien entendu des crimes qui ont défrayé la chronique, le tout appuyé par divers procès spectaculaires qui ont souligné le caractère dangereux du phénomène impliquant comme on le voit actuellement certaines effractions et autres agressions pour éliminer les preuves et intimider les observateurs, il s’avère, malgré cela, que les adeptes, en majorité, n’ont pas été découragés à adhérer, du moins jusqu’à présent....

Il semble donc bien que la solution ne se trouve pas essentiellement dans l’accentuation d’une dénonciation de “ lavage de cerveau “ difficile à prouver d’ailleurs telle quelle. Ni même d’une répression aveugle qui en fait pourrait leur donner le seul aspect qui leur manque : celui du martyr propre à toute nouvelle “ église “ attaquée par les anciennes voulant garder le monopole du “supermarché du religieux “ comme le disent Nicole Luca et Stéphane Lenoir ...
L’une des solutions consisterait plutôt selon ces derniers à “ éduquer au discernement “ et à “l’esprit critique “ spécialement à l’école.
Notamment par “ la connaissance des phénomènes religieux” qui pourrait aller jusqu’à “ étendre les cours d’histoire des religions, dans une perspective laïque, au lycée” comme le propose certains universitaires comme le sociologue Jean-Paul Willaime.

Pour Luca et Lenoir il s’agirait à la fois de limiter le phénomène et d’en combattre vigoureusement les débordements comme le réclame les associations anti-secte sans négliger en même temps le fait de comprendre en quoi il est cependant comme le symptôme extrême d’un certain mal-être. Celui-ci est selon eux lié pour une part à la multiplicité de points de repères et à l’insuffisance de leur discernement dans le cadre de notre société toute tournée vers le seul quantitatif ou la performance pour elle-même que l’on peut même d’ailleurs percevoir également dans une certaine forme
de raisonnement tordu ou destructeur qui à la recherche de la dernière performance à la mode peut par exemple faire passer telle ou telle expérience pour le nec le plus ultra, y compris celui du chic pseudo subversif, surtout lorsque l’on est assez fleur bleue ou désireux d’être affranchi sous peine d’être catalogué de ringard voire de réac ou encore de provincial, ce qui en France est pis que tout....

En résumé selon Luca et Lenoir le rôle de l’Etat au lieu de viser la seule répression serait plutôt de veiller à trouver un juste équilibre entre la vigilance et la nécessité de répondre institutionnellement à un besoin fort de sens que seuls des individus éduqués au discernement seront à même de porter.

Entretien : "Sectes mensonges et idéaux"


Vous dites que le combat anti-secte semble être devenu marginal en Amérique du Nord alors qu’il devient le principal angle d’attaque en France à l’encontre de ces “ nouveaux produits du supermarché religieux” comme vous l’écrivez dans “ sectes mensonges et idéaux“. Mais quel pourrait être leur “ label “ adéquat ? Sont-ils de “ nouveaux mouvements religieux “ ou des “ produits dangereux “?...

Nicole Luca :

- On ne peut justement pas généraliser...Et la raison pour laquelle nous n’avons pas voulu employer le terme de “ nouveaux mouvements religieux” c’est précisément parce que ces groupes font partie d’un “supermarché “ gigantesque et celui-ci n’est pas seulement religieux...De même que ces groupes...Nous avons alors préféré employer le terme secte parce que nous voulons parler d’une catégorie extrêmement précise de groupes qui ont “dérivé” dans le passé ou aujourd’hui. Néanmoins, il est vrai que les termes sectes et nouveaux mouvements religieux permettent aussi de caractériser l’ensemble de ce supermarché du spirituel dans lequel il n’y a pas que des choses dangereuses, de même qu’ il n’y a pas que des choses “ bonnes ”...

Mais pour en revenir au fait qu’aujourd’hui le combat anti-secte soit plutôt marginal en Amérique du Nord, est-ce que cela ne voudrait tout de même pas dire que là-bas ces groupes sont plutôt considérés maintenant et en règle générale comme de nouveaux mouvements religieux, ce qui évacue tout aspect éventuellement dangereux ?

Frédéric Lenoir :

-Il y a des raisons culturelles spécifiques à ce fait. Les Etats-Unis ont été fondés par des gens qui faisaient parties de groupes que l’on appellerait aujourd’hui des sectes si vous voulez. Elles étaient souvent persécutées par les églises catholiques ou protestantes.

Le “ Mayflower “ était composé de puritains anglais qui étaient persécutés. Et, depuis le début, les Etats-Unis, -dont la Constitution est fondée sur la Bible-, ont un très grand sens des minorités religieuses, de leur respect, et n’ont qu’une peur c’est qu’une majorités opprime des minorités. De ce fait tous les petits groupes religieux qui apparaissent en marge des églises officielles sont plutôt regardés avec bienveillance. Et il y a plutôt d’emblée une méfiance envers ceux qui tendraient à se dire que dès qu’ il s’agit d’ un groupe auparavant inconnu alors cela pourrait être dangereux...Tandis qu’en France l’on est plutôt dans une tradition catholique qui a dominée de façon majeure. Et puis nous sommes dans une république qui n’est pas fondée sur la Bible et qui a plutôt une méfiance vis à vis du religieux...

Ces différences culturelles expliquent que les nouveaux groupes qui apparaissent sont plutôt regardés avec suspicion en France, avec bienveillance aux Etats-Unis. Il y aussi une autre raison. Dans les années 70 beaucoup de procès se sont déroulés aux USA, notamment contre la secte Moon, mais ils ont tous été perdus par les associations anti-secte. Pourquoi? Parce que celles-ci considéraient que “la manipulation mentale” était un délit car lorsqu’un adulte entrait dans une secte elles estimaient qu’il ne le faisait pas de son propre gré, il avait subi un “ lavage de cerveau “...

Or tous les tribunaux ont considéré que cela n’avait pas de valeur juridique et donc que les notions de manipulation mentale et de lavage de cerveau ne voulaient rien dire...Au fond les tribunaux considéraient que les gens entraient librement dans ces groupes et non pas par la contrainte. Et du coup cela a quasiment rendu caduc le mouvement anti-secte...Alors qu’en France la notion de manipulation mentale, même si elle n’est pas reconnue par les tribunaux en tant que telle, il n’empêche que dans les médias et pour les pouvoirs publics elle a une consistance, une plus grande crédibilité...

Vous dites qu’en France il y a plus de suspicion...Est-ce que cela explique aussi pourquoi les associations anti-secte ont du mal à débattre ? Vous dites par exemple que lorsqu’on les invite à des émissions elles ne viennent pas ou qu’elles ont du mal à entendre les sociologues des religions...

Nathalie Luca :

-La situation est en effet assez complexe. Il y a bien eu à un moment des liens entre ces associations et des sociologues, mais aussi entre des juristes des historiens. Ils se rencontraient par exemple dans le cadre du CESNUR ( Centre d’études sur les nouvelles religions ) ... Mais finalement ces relations ont été de moins en moins bonnes, du fait que le combat anti-secte est devenu de plus en plus unilatéral, et que le CESNUR a voulu quant à lui revendiquer le fait que tous les groupes n’étaient pas dangereux...Ce qui fait qu’ensuite les anti-sectes ont rétorqué le contraire, que tous les groupes étaient dangereux, tandis que le CESNUR persistait à prétendre qu’aucun ne l’était et que dans tous les cas lorsque certains posaient des problèmes l’on ne cherchait guère à voir pourquoi...Or à partir de là, avec cette double polarisation, il n’y avait plus de possibilité de contact.

Et le CESNUR, d’où vient-il ?...

Nathalie Luca :

-Il a été fondé en Italie et regroupe donc diverses parties mais il est très mal vu par les milieux anti-sectaires pour des raisons qui d’ailleurs peuvent également se comprendre.
En fait les torts sont un peu partagés dans la mesure où chacun a voulu dire que le mal était là en absolu, ou alors que le bien était là et ne pouvait pas être critiqué, alors que la vérité était quelque part entre les deux...

Frédéric Lenoir :

-Parmi les associations anti-secte il y a eu une certaine tendance, -bien qu'il faille nuancer car ce n’est pas général, à faire un peu d’amalgame. C’est-à-dire à un peu trop considérer que les sectes étaient partout et que tous les groupes qui apparaissaient pouvaient être dangereux etc...Mais maintenant je pense que certaines font bien plus attention à discerner, à faire la part des choses. Mais le CESNUR a eu la tendance inverse...Il y a eu un peu une diabolisation excessive d’un côté, et, de l’autre, une “ positivisation “ elle aussi excessive...ce qui fait que le dialogue est devenu impossible.

Mais cet organisme, le CESNUR, a eu un impact en France ?

Frédéric Lenoir :

- Oui. Il a regroupé un certain nombre d’universitaires français importants travaillant sur la sociologie des religions et sur l’ésotérisme et qui ont considéré que le combat anti-secte dérivait était excessif et devenait finalement devenu dangereux.

Nathalie Luca :

- L’une des raisons pour lesquelles ils ont eu également ce parti pris rejoint la différence culturelle entre la France et les Etats-Unis. Beaucoup de sociologues, d’historiens, américains, avaient plutôt l’habitude de traiter ce que l’on nomme les sectes ou les nouveaux mouvements religieux par l’intermédiaire du protestantisme et des sectes protestantes. Mais dans les années 60-70 il y a eu tout un nouveau phénomène qui a émergé et les sociologues n’ont pas vraiment eu le temps d’en approfondir les réelles différences qui pouvaient exister entre ce type de mouvement et ceux de l’Histoire. Ce qui fait que leur parti pris pour dire “ attention les sectes ne sont pas forcément dangereuses regardez dans l’Histoire regardez tous ces groupes qui ont évolué...” était dû au fait qu’ils avaient justement largement travaillé sur ces groupes historiques et non pas sur ces nouveaux mouvements ou du moins pas assez...

Vous dites d’ailleurs dans votre livre que “ les sociologues ont été un peu pris de court par ces nouveaux mouvements “ pourquoi? Vous soulignez aussi que certains pensaient que le religieux c’était quelque chose de fini dans l’époque d’aujourd’hui...

Nathalie Luca :

-Oui je crois que n’importe qui, quasiment, pourrait le remarquer. Les grandes églises, les grandes institutions commençaient à perdre de leur influence. Déjà parce qu’il y avait eu la laïcité, la sécularisation de la société, qui a permis une certaine distance entre les individus et la religion en France. Et puis il y a eu la “ Contre-culture “ dans les années 60 qui a pris position contre les institutions.

Donc finalement c’est vrai que les sociologues étaient en train de penser que la religion était en train de se casser la figure, qu’elle allait “ tomber “. Ce n’est pas qu’ils n’ont pas vu qu’il y avait un phénomène qui émergeait à côté, mais ils ont pensé qu’il s’agissait seulement d’un aspect réactif au fait que la modernité présentait de petites lacunes et que cela allait s’effacer au fur et à mesure que la modernité allait s’imposer.

Ils ont donc plus focalisé leur attention sur la chute des grandes institutions. Ils n’avaient nécessairement tort. C’est vrai que les grandes institutions religieuses n’ont plus le même impact qu’hier, mais, finalement, ils n’ont pas regardé ce qui se passait de l’autre côté. C’est-à-dire le fait que ces nouveaux groupes non seulement allaient avoir une existence indépendante mais en plus, pour certains, ils allaient pouvoir influencer les grandes institutions.

En même temps vous signifiez aussi que lorsque l’on regarde les chiffres ce n’est pas extraordinaire...

Natahalie Luca :

- Ce que l’on signifie surtout, ce sont deux choses : le fait que ce sont les sectes elles-mêmes qui ne sont pas extraordinaires et qu’il faut faire une distinction. Nous avons seulement voulu parler dans ce livre des sectes qui avaient déviées. On a voulu ainsi montrer que même si ce phénomène représente un réel danger, il n’est pas majoritaire. Il ne faut donc pas l’exagérer, le surdimensionner parce que cette espèce de “tort“ que l’on lui assène comme cela est tout sauf capable de le réduire.

Vous pensez qu’il peut se déployer dans l’avenir ou pas ?

Frédéric Lenoir :

- Je crois que le phénomène sectaire, si on l’observe bien, est à peu près stable depuis une quinzaine d’années. Il y a beaucoup de groupes qui naissent mais il y en a beaucoup qui disparaissent. Donc si vous faites le bilan vous voyez que c’est à peu près stable. Il y a eu une explosion dans les années 60-70 et puis finalement cela se stabilise. Et je crois que cela va continuer. Il y en aura toujours parce que l’on est dans un éclatement du religieux où la religion est de plus en plus individualiste. Vous avez donc des gens qui vont créer de plus en plus leur petite religion, leur petite chapelle, et agréger autour d’eux des adeptes. Cela va forcément continuer. C’est un processus d’individualisation et d’éclatement du religieux qui va se poursuivre. Par contre je ne crois pas du tout qu’il va y avoir une sorte de prolifération des sectes qui vont envahir la société. Je crois c’est plus un fantasme qu’une réalité.

Vous faites remarquer que cela touche plutôt les catégories supérieures et pas tant que cela les désespérés ou les déséquilibrés...

Frédéric Lenoir :

-C’est vrai. Et il n’y a pas deux sectes pareilles. Chaque groupe répond à des besoins et à des publics différents. Prenons par exemple les Témoins de Jéhovah qui est un groupe avec des traits sectaires par ses côtés rejet de la société, critique du monde etc, mais c’est un groupe qui touche des milieux très populaires, très simples. Vous avez au contraire un groupe comme la Scientologie ou comme les groupes thérapeutiques, qui touchent des milieux très aisés, plutôt des professions libérales et des gens qui ont un niveau socio-culturel assez élevé. Donc finalement selon ce que le groupe propose, il va toucher un public très différent. Mais là où vous avez aussi raison, c’est que d’une manière générale l’on a un cliché sur les sectes ne regroupant que des gens paumés. Ce n’est pas vrai du tout. Les sectes peuvent toucher des gens qui sont en manque de repères, cherchent un sens à leur vie, veulent trouver des réponses face à la solitude le deuil la mort l’amour, qui ne trouvent plus ces réponses dans les grandes églises et finalement vont les chercher dans certains groupes.

Pourquoi à votre avis ils ne trouvent plus de réponse dans les grandes églises ?

Frédéric Lenoir :

- Il y a plusieurs explications. D’une part parce que les grandes églises se sont d’une certaine manière un peu refroidies, il y a moins de chaleur...

D’où le mouvement charismatique par exemple dans l’église catholique ?...

Frédéric Lenoir :

-Oui. Avec des groupes très chaleureux, très fervents. Car la société est de plus en plus froide. La convivialité est exsangue... Or il y a des gens qui recherchent des lieux de solidarité de chaleur; et ce que l’on constate dans un certain nombre de paroisses, surtout les plus vieillissantes, c’est que finalement l’on n’y trouve plus la satisfaction de ce besoin là. Donc ces gens vont le chercher dans des petits groupes plus fervents plus chaleureux. Cela peut être à l’intérieur d’églises du renouveau charismatique. Et aussi à l’extérieur dont les sectes...

Nathalie Luca :

-L’on peut ajouter aussi que justement aujourd’hui les jeunes ont besoin d’une quête de sens personnel et de se réapproprier leur propre culture. C’est un besoin de la jeunesse. A savoir que l’on n'hérite pas de la culture de ses parents mais que l’on fonde, l’on crée, sa propre culture. Donc à partir de ce moment là, et même s'il s'agit de revenir plus tard dans les religions traditionnelles, il faut qu’ils fassent un parcours qui leur semblent personnel et dans lequel ils peuvent dire et revendiquer d’être eux-mêmes fondateurs et créateurs de leur parcours religieux. C’est quelque chose qui n’existait pas avant et qui est devenu important. Et dans cette formation religieuse, qui est pour une grande part autodidacte, il peut y avoir des personnes qui vont profiter de ces jeunes et essayer de les emmener ailleurs .

Frédéric Lenoir :

-Effectivement, la secte par définition convertit un groupe alors que dans la religion l’on hérite. Vous êtes né catholique, juif...On naît dans une religion, alors que l’on naît pas dans une secte d’une certaine manière. La plupart des générations élevées dans des sectes transmettent très peu. La majorité des enfants de gens qui sont dans les sectes n’appartiennent pas à la secte ensuite. Notamment les Témoins de Jéhovah. Cela fait un siècle qu’ils existent. Eh bien la plupart de leurs enfants ne deviennent pas Témoins de Jéhovah...Alors que dans les grandes religions cela se transmet par l’héritage familial.

Vous dites aussi que ceux qui sont le plus à même de décoder le discours des sectes sont ceux qui ont une “ structure symbolique “ forte qu’est-ce que vous entendez par là ?

Frédéric Lenoir :

- Ce sont des gens qui ont une connaissance des mécanismes religieux ou qui ont des convictions existentielles enracinées soit de manière athée ou de manière croyante. Ils ont un code de décryptage de la symbolique religieuse assez fort, qu’ils soient pour ou contre. Tandis que les gens plutôt flottants, c’est-à-dire qui n’ont pas de culture religieuse ou qui ne sont pas déterminés sur ces questions là peuvent être très facilement vulnérables à un discours un peu syncrétique qui va leur parler de symboles existentiels, spiritualistiques. Seulement ces gens ne vont pas décoder tout le "baratin", le côté frelaté qu’il peut y avoir dans ce discours. Ils vont être seulement sensibles au charisme d’un guru à l’aspect émotionnel, sans avoir les outils intellectuels pour décrypter ce qui relève d'un discours profond structuré cohérent et d’un discours complètement illuminé.

Et pourquoi cela marche mieux en Amérique du Nord qu’en France ?

Nathalie Luca :

-Ce qui marche le mieux en Amérique du Nord c’est que nombre de petits groupes peuvent se développer sans avoir de problèmes. Mais est-ce que ce sont, parmi eux,les sectes qui marchent beaucoup mieux en Amérique du Nord qu’ailleurs, cela reste à démontrer.

La Scientologie est quand même importante aux Etats-Unis, elle regroupe des millions d’adeptes, vous la caractérisez comment dans ce cas ?

Nathalie Luca :

-On la caractérise comme une secte intramondaine...

Frédéric Lenoir :

-C’est-à-dire qui cherche à s’infiltrer dans la société...

D’accord, mais comment se fait-il qu’elle marche mieux aux USA qu’en France ? Ce n’est pas parce qu’elle n’est pas nommée secte aux USA qu’elle marche mieux tout de même...

Frédéric Lenoir :

-Non et il y a plusieurs raisons. Il faut remarquer d’abord qu’elle est née là-bas. Son fondateur, Hubbard, a écrit des centaines d’ouvrages qui ont été très lus aux USA, alors que cela n’a pas du tout marché en France. Donc si vous voulez il y a déjà tout un substrat qui fait que la Scientologie est connue depuis longtemps aux USA...

Est-ce que cela voudrait dire qu’ils sont plus “ religieux “ plus “ spirituels “ aux USA qu’en France?...

Nathalie Luca :

-Non. Cela veut dire déjà qu’ aux USA vous avez beaucoup de groupes qui ont des visées commerciales et donc apprennent à faire marcher leur vente par une démarche de type psychologique. C’est cela également la Scientologie. Ce n’est pas une démarche tellement spirituelle.

Frédéric Lenoir :

-Et si cela marche mieux aux USA c’est que c’est très américain. L’on paye cher des services qui sont sensés vous rendre plus performants. Cela c’est très américain. En France lorsque l’on vous dit qu’une pseudo-religion va vous demander des dizaines et des centaines de milliers de francs pour être plus performant l’on rétorque que c’est complètement dingue car la religion cela doit être désintéressée...Aux USA pas du tout. Il n’y a absolument aucun problème de payer cher pour avoir des services qui vous rendent plus performants. C’est beaucoup plus dans la culture américaine.

Est-ce que la caractérisation que vous faites entre secte et nouveau mouvement religieux ainsi qu’entre secte extramondaine et intramondaine a une prétention scientifique, par exemple le fait d’ être valable pour tous les groupes de la planète ?

Frédéric Lenoir :

-Je crois que notre typologie a une ambition scientifique au moins en Occident car nous avons observé les sectes surtout là.
C’est-à-dire principalement Europe, Canada et USA. Sinon effectivement je crois qu’il y a des groupes sectaires très différents en Amérique du Sud, dans d’autres pays du Tiers monde, nous n’avons pas étudié ces groupes.
Mais pour ce qui est de l’Occident je crois que c’est une logique qui fonctionne assez bien, à savoir que tous les groupes dits sectaires recherchent un monde parfait, critiquent le monde dans lequel on est, et ils vont chercher finalement à recréer une société parfaite de deux manières : soit dans le monde (intramondain) soit en se coupant du monde ( extramondain). Et ce que l’on a essayé d’analyser avec Nathalie ce sont les dérives possibles de ces deux types de groupe. On s’est aperçu par exemple que pour les groupes intramondains c’était le désir de prendre le pouvoir et donc d’infiltrer la société, type la Scientologie etc, qui prévalait...Au contraire pour les groupes extramondains leur dérive consiste à se couper tellement du monde qu’ils peuvent aller jusqu’au suicide...

Quels sont les groupes les plus dangereux ?

Frédéric Lenoir :

-Pour nous les plus dangereux sont les extramondains. Les dérives les plus extrêmes des extramondains c’est le suicide, la mort. Donc il y a quelque chose de beaucoup plus radical. Alors que les dérives des groupes intramondains c’est beaucoup plus l’infiltration, la prise de pouvoir mais je dirai que la société peut s’en protéger, donner des limites...

On a tout de même trouvé certains d’entre-eux inflitrés très très loin...

Frédéric Lenoir :

-Absolument, mais pour moi ce qui est le plus grave consiste plutôt dans le fait qu'un individu se suicide plutôt qu’un scientologue que l’on découvre passer des tracts à l’éducation nationale...je ne met pas cela sur le même plan...Même si, dans les deux cas, il faut être très vigilant et que par rapport aux groupes qui cherchent à infiltrer la société il faut avoir des mécanismes de défense.

Nathalie Luca :

-Par contre, en ce qui concerne le danger psychologique, il peut être similaire dans les deux cas.
Ainsi par exemple si quelqu’un va très très loin dans la scientologie, il aura peut être le même type de problème que quelqu’un qui va aller très loin dans une secte extramondaine. Dans les deux cas en effet pour le coup cela peut être dangereux pour l’individu.

Il y a eu au moins un cas de suicide en scientologie récemment où un individu a été jusqu’au bout... Car s’il existe en fait une périphérie dans lequel le danger n’est pas vraiment présent, lorsque l’on s’approche du centre ce n’est plus pareil. Dans ce cas le rapport périphérie- centre marche par rapport à une personnalité.
Ainsi autant les besoins intra et extra mondains sont totalement différents, sans oublier que dans la périphérie ils se présentent différemment, autant lorsque l’on va jusqu’au bout, quand on va au coeur de la secte, les dangers sont tout de même identiques. A savoir qu’en effet la personne peut être complètement déboussolée même si elle ne va pas nécessairement y laisser sa peau.

Frédéric Lenoir :

-Cela dépend beaucoup de chaque personne. Vous avez des gens fragiles qui dans n’importe quel type de secte peuvent faire n’importe quoi. Il y a donc aussi une différence psychologique entre individus dont il faut tenir compte. Vous avez des gens moins fragiles qui peuvent être allés très loin et qui ne se sont pas suicidés.

C’est là qu’il faut faire attention et avoir du discernement. Ce n’est pas parce que l’on est dans une secte que l’on va automatiquement faire tout ce que nous dit le guru etc...Vous avez deux types de gens, ceux qui vont être complètement dociles, parce qu’ils besoin de l’être aussi, et vous avez des gens qui quitteront la secte lorsque l’on leur demandera de faire n’importe quoi. Donc là vous avez aussi une responsabilité individuelle et là-dessus je crois que l’on mettra un bémol par rapport au discours que l’on entend de la part de certaines associations anti-secte qui ont trop tendance, selon nous, à considérer que tous les individus vont être des victimes totalement aliénées. Non. Vous avez des gens qui le sont en effet, d’autres qui ne le seront jamais.

Est-ce que l’on pourrait étendre votre caractérisation entre secte inflitrant le monde et secte s’y soustrayant dans d’autres domaines par exemple le politique ? Dans les années 60-70 l’on a pu dire que le parti communiste était une secte...et qu’aujourd’hui le front national est une secte...de même certains qui interdisent toute critique de leur pensée...

Frédéric Lenoir :

-Vous posez là le problème du sectarisme. Celui-ci en effet n’est pas propre aux sectes. Je dirai que c’est une sorte de défaut de l’esprit humain qui ne supporte pas la différence. Il a besoin de s’appuyer sur une vérité dogmatique. Et qui au nom de celle-ci rejette l’autre et rejette l’altérité...Le sectarisme c’est tout ceci plus la peur qui fait marcher le système. Ce qui conduit tout droit au totalitarisme d’une certaine manière.

Le stalinisme a été en effet une machine sectaire extraordinaire qui a fait bien plus de morts que toutes les sectes réunis. Effectivement le sectarisme n’est pas le propre des sectes.

Nathalie Luca :

-Il nous a d’ailleurs semblé intéressant de pouvoir parler des sectes également à partir de leur discours totalitaire en matière politique. Par exemple dans certaines sectes il y avait un discours d’extrême droite ou encore un discours communiste visant obligatoirement à vivre en commun et à absolument tout partager etc, bref qui reprenait en effet des choses qui n’étaient absolument pas religieuses pour le coup mais relèvent souvent de l’extrémisme politique.

Vous dites par exemple qu’un des fondateurs de l’Ordre du Temple Solaire avait été mao...

Frédéric Lenoir :

- Et puis il a dérivé vers l’extrême droite...

Est-ce que cela ne veut pas dire que le phénomène sectaire c’est aussi une dérive du mouvement idéologico-politique et pas seulement du mouvement religieux ?

Nathalie Luca :

- Pour certains groupes c’ est une dérive politique avant d’être une dérive religieuse. C’est pour cela que l’on n'aime pas le terme “ nouveaux mouvements religieux “. Car ce n'est pas seulement le côté religieux qui fait marcher certains groupes, qui permet qu’ils tiennent debout...

Dans ce cas, est-ce que l’on ne pourrait pas dire que certains groupes ont besoin du label religieux non pas seulement pour des raisons fiscales mais aussi pour sacraliser leur dogme afin qu’il ne soit pas remis en cause ?...

Frédéric Lenoir :

-Il y a deux types de groupe. Pour certains la religion sert en effet de paravent. Mais ceci n’est pas vrai pour tous. Vous avez des groupes pour qui la symbolique religieuse est au coeur du dispositif. Il ne faut pas faire de confusion.

Concernant les groupes à visée uniquement religieuse pensez-vous par exemple que les Témoins de Jéhovah commencent à se séculariser ?

Nathalie Luca :

- Se séculariser non mais s’institutionnaliser oui. C’est très différent. Car c’ est une secte très religieuse.

Frédéric Lenoir :

- Et qui évolue. C’est d’ailleurs pour cela que nous sommes pas d’accord avec des gens qui ont tendance de plus en plus à les diaboliser à un moment où précisément ils s’ouvrent et font des compromis avec le monde. Il ne faudrait pas en faire des martyrs et les radicaliser parce que plus vous persécutez un groupe plus vous le radicalisez...

Entretien effectué par LSO