Traditionnellement lorsque des voitures brûlent, surtout à Noël et au Nouvel An, les uns y voient les symboles du lien social en feu. Les autres y réchauffent avidement une esthétique du mal en déficit de sensations récentes. Et le propriétaire, surtout s'il est pauvre et aussi paumé que l'incendiaire, n'aura plus qu'à désespérer un peu plus de ce quelque chose de diffus qui explose pourtant parfois d'un seul coup mais dont son assurance n'a cure.
Mais il n'y a pas que la violence des voitures en vrilles de feu qui peut être vue de plusieurs façons.
On pourrait en effet presque murmurer, quoique entre oreilles averties, que les vaches deviennent, violemment, folles elles aussi, parce qu'elles n'ont trouvé que ce moyen pour refléter l'insensé de certains hommes.
Il est également certain que de nombreux enfants souffrent, particulièrement au Sud, de labeur insoupçonné sous peine de mourir de faim, sans parler du tourisme sexuel, défendu ardemment il y a quelques temps. Tandis que tout près de chez nous des jeunes s'entretuent croyant ainsi atteindre la médiatisation espérée : avoir la sensation d'être une créature de série à défaut d'être produit en série. Ils se font aussi violemment tabasser en attendant ou à défaut de mieux par des policiers eux-mêmes violemment fatigués et mal payés. Pendant ce temps des conducteurs de bus se font violemment insulter, (presque exclusivement en France néanmoins
).
Ainsi des économiquement faibles ou à revenus plus que moyens sont attaqués violemment par encore plus exclus qu'eux
Et que dire de la violence gratuite de Seattle, Nice, confondant lutte pour une meilleure régulation et lutte contre la démocratisation du commerce mondial qui permettrait justement d'éviter que les bourreaux contemporains ou les éternels assoiffés de puissance utilisent les richesses rationnellement fabriquées à leur seul profit ?
Peut-être est-elle néanmoins le reliquat des râtés de l'ère techno urbaine charriant par le pire la violence de toutes ces images d'opulence, de beauté artificielle et de réussite facile qui font peur à toute cette petite bourgeoisie avide cependant de sens ? Ne dégouline-t-elle pas en effet souvent de certains égouts affairistes, au nez et à la barbe envieuse de ces simili rats humains que nous sommes parfois devenus ? Pour certains nos envies semblent être seulement des cibles à statistiques s'agglutinant avidement au grillage, branché Web, des nouveaux réseaux urbains comme dans Pain et Chocolat de Franco Brusati
Mais cette jeunesse qui se révolte en ne voyant que les côtés négatifs de la mondialisation, n'a pas appris de ses aînés que l'on ne résiste pas en faisant table rase comme ceux-ci l'ont crût en Russie, A Cuba, à Alger, Hanoï, mais en dépassant ce qui ne va pas afin que la société future soit meilleure que celle qui s'en va peu à peu dans le puit sans fond de l'Histoire. Ce qui implique de ne pas dire n'importe quoi. (voir "pestilence" dans la rubrique polémique).
Où commence donc "la" violence, de quoi est-elle le message ? La violence peut-elle révéler ce qui ne va pas au sein de la société ? Au sein d'un psychisme individuel ? Elle fonctionnerait dans ce cas comme rappel à l'ordre, dérive, irruption aveugle, recherche désespérée du conflit pour trouver à qui parler, être reconnu
Mais tout cela nécessiterait sans doute de parler plutôt et déjà des violences.
Une anecdote est ici nécessaire pour entrer plus à fond dans la tourmente du terme :
Durant le "11ème Forum Le Monde Le Mans", il y a un plus d'un an, (29,30,31 octobre 99, voir entretiens avec deux des participants à la fin), et qui avait pour objet cette phrase sibylline : "Faut-il s'accommoder de la violence ?" une polémique, violente, opposa le philosophe Alain Brossat avec l'un des membres fondateurs du Forum, le docteur Henry Lelièvre.
Exposons tout d'abord la raison du conflit.
Alain Brossat avait tout d'abord brossé un tableau assez sombre de ce qu'il nomme la
"pacification" : une espèce "d'hyper normalité" qui selon lui nous "auto contraint" à refuser de "montrer notre sauvagerie". Ce qui, à force, aurait comme ultime conséquence d'empêcher la formation "d'un peuple politique doté d'une énergie propre" alors que son surgissement possible "nécessite de passer par un moment de violence", nous révèle Brossat.
Mais pourquoi la violence serait ainsi inéluctable pour l'avènement d'un "peuple politique", du moins dans nos sociétés ? L'expérience soviétique n'a t-elle donc pas suffi ?
Il semble que non puis que Brossat persiste et signe en expliquant la violence par la fait que "la place de ce peuple n'est pas prévue". Voilà pourquoi se propose-t-il non pas de "gérer la violence" par exemple en s'en accommodant, mais de "repolitiser la violence car il n'y a pas de politique sans violence". C'est d'ailleurs en ce sens qu'il lit Mai 68 en considérant que cet événement "n'est pas dissociable des barricades et des voitures renversées".
Revenons à notre anecdote.
Devant une telle réduction de la violence au rôle unique d'un instrument de mesure du degré de sauvagerie plus ou moins pacifiée alors que celle-ci pourrait servir à une prise de pouvoir pour un groupe s'autoproclamant, de fait, souverain, le docteur Henri Lelièvre, fondateur donc du Forum avec l'équipe du journal Le Monde, se leva pour trouver insuffisante une telle définition.
D'autant qu'elle en relativise par ailleurs l'aspect le plus insoutenable : celui de la terreur.
Le docteur préconisa alors plutôt comme diagnostic une dissociation entre l'aspect nuisible de la violence vis à vis d'autrui, aisément repérable, et son aspect disons énergétique en ce sens qu'il faut bien en effet montrer une certaine "agressivité" pour vivre. Surtout en société individualiste.
Brossat lui rétorqua que cette distinction entre "violence" et "agressivité" est typique du "néolibéralisme". Ce que réfuta immédiatement le docteur Lelièvre en trouvant par ailleurs fort "stalinien" cette façon d'argumenter qui préfère plutôt amalgamer, d'emblée, tous ceux qui ne partagent pas le point de vue, particulièrement tranché, et, au fond, très strictement léniniste, de Brossat.
Cette polémique est en fait symptomatique et révélatrice de ce qui travaille en sous main l'actuelle scène politico-intellectuelle française devant la relance de la croissance et en même temps l'aggravation des conditions pour une partie de la population incapable de s'adapter aux mutations actuelles.
Seulement ce décalage ne date pas d'hier. Car si l'on remonte plus en amont on s'aperçoit que la société française actuelle subit en fait de plein fouet les conséquences multiformes du surgissement, en moins d'une génération, de la société techno urbaine à base marchande devenue définitivement mondiale.
Or cette émergence, surtout dans ses aspects effrénés et affairistes, malmène une partie de la population d'origine ouvrière et paysanne mal urbanisée, mal formée, mal informée, mal intégrée, (ou pas du tout pour ceux d'origine non hexagonale). Tout en étant infantilisée enfin par la dérive des grands médias devenus pour la plupart des machines à sensations, au sens parfois littéral tant la présence alléchante de la marchandise érotisée à outrance fait rage.
Mais s'ensuit-il pour autant qu'il faille seulement comprendre la violence de cette frange de la population ?
Ne faut-il pas également aider cette population à améliorer son sort par la critique salutaire, mais aussi par des propositions visant à mieux l'intégrer ?
Or la plupart des intellectuels qui participaient au Forum du Mans répugnèrent à penser politiquement ainsi. Ils préféraient seulement constater. Ils n'étaient par exemple pas loin de penser qu'une partie de cette population en souffrance a comme perdu ses fonctions immunitaires et est donc devenue incapable de se responsabiliser, ce qui implique que comme tout organisme vivant blessé, elle y réponde comme elle peut : par une violence désespérée qui loin d'être seulement aveugle cherche, dans le conflit, un contact, une compréhension.
Ainsi la population oubliée par la mondialisation heureuse se vengerait. En votant pour les extrêmes ou, depuis quelques temps, en se détournant, carrément, des élections. Tandis que certains de ses membres, les plus énervés et les plus jeunes ou exclus, casseraient tout ce qui peut exprimer la Collectivité puisque l'état atteint par leur désespérance signifie l'échec de sa promesse : celle du vivre ensemble dirait Hannah Arendt. Mais il y a des spécificités.
La sociologue Sophie Body-Gendrot (Paris IV) remarque par exemple qu'on "ne caillasse pas les bus à Milan et à New York car les bus ne sont pas les symboles de l'Etat". Le sociologue Michel Wieviorka (EHSS) voit dans cette violence la recherche "des conditions du conflit" afin d'être reconnu. C'est ce que confirma d'ailleurs un auditeur dans la salle lorsqu'il fit état que dans certains endroits la dégradation des bus entraîna l'embauche de plusieurs jeunes issus de l'immigration et fit diminuer la tension d'autant.
En fait, pour la plupart des intellectuels français et étrangers invités à ce colloque cette violence endémique est moins perçue comme résultante d'un déficit individuel, éducationnel, que comme conséquence et signe annonciateur, en général, que quelque chose ne va plus.
C'est d'ailleurs ainsi que l'historien Steven L. Kaplan analyse la structure des émeutes au XVIIIe siècle en France : "la foule ne se constitue que lorsque le Roi manque à ses engagements" . Ce qui lui fait dire que la violence à cette époque "n'est pas déviante mais expression de ce qui ne va pas". Elle est au fond "régulation" et fonctionne, souligne de son côté Thomas Ferenczi du journal le Monde et organisateur du Forum, "comme rappel à l'ordre" permettant dans ce cas de mieux la comprendre et donc de "s'en accommoder".
S'agit-il pour autant de réduire la violence à une unique réaction défensive ou de rappel à l'ordre des puissants venant des gouvernés? Car on peut aussi lire la violence actuelle, par exemple sub-urbaine, comme refus de toute autre norme que la sienne en propre. Surtout lorsque l'enjeu est parfois moins la "révolution" comme le faisait remarquer un auditeur mais plutôt l'imitation exubérante et le port ostentatoire de marques symbolisant la réussite sociale.
Mais cela peut-être tout aussi bien l'expression d'un groupe qui refuse la "pacification" de la société industrielle productiviste capitaliste comme le dit, nous l'avons souligné plus haut, le philosophe Alain Brossat, celle du " doux commerce " dont parla également le philosophe Yves Michaud à ce Forum.
Ce genre de groupe serait peuplé de guerriers artistes et poètes à la façon nietzschéenne et schopenhaurienne. C'est-à-dire, comme l'expliqua la philosophe Marie-josé Pernin au Forum, aguerri "à l'idée de vivre sans perspective consolatrice" et soucieux de "s'élire soi-même".
Une chose intéressante à retenir dans ce genre d'affirmation extrême serait qu'elle réintroduit, paradoxalement en fait, une problématique du sujet en ce sens qu'un tel groupe en action ne fait pas que subir la violence sociale.
Il semble bien en effet que lorsque des individus s'articulent ainsi en groupe animé par une espèce de fraternité terreur qui décide non seulement de protester mais d'agir jusqu'au terme final,renverser le pouvoir, on s'éloigne alors des théories qui considèrent comme acquise la soumission d'individus uniquement conditionnés et donc incapables de fait de se soulever
Ce qui a comme conséquence ceci : cette remise en selle du sujet bien qu'instable et plutôt orienté vers l'action minoritaire permet alors d'admettre comme étant non réactionnaire le fait de responsabiliser dans ce cas les auteurs volontaires de violence.
En effet s'ils peuvent aussi la préméditer, par exemple en voulant devenir le "peuple politique" cher à Alain Brossat, ils ne font pas seulement que s'y soumettre.
Dans ce cas leur comportement peut être caractérisé comme perversion, surtout lorsqu'autrui est touché dans sa chair .
Ce n'est plus seulement l'irruption d'un excès de mal être. Car autrui est violemment instrumentalisé sans son consentement.
Autrui n'est en effet plus respecté dans son intégrité et sa dignité mais est réduit à l'état d'objet involontaire, voire de "bouc émissaire" comme le souligna l'anthropologue Marie-Louise Martinez.
Cette rigueur dans l'analyse implique alors comme possible politique le fait de réintroduire le point de vue de la victime qui a été fort oublié, sauf par l'extrême droite, et donc de concevoir en effet ce genre de violence comme " inégalité sociale "
.
Cette caractérisation de la violence sur autrui comme " perversion " fut d'ailleurs introduite durant le Forum par la psychanalyste Marie-France Hirigoyen à propos du harcèlement moral. L'intérêt d'élargir l'emploi de ce terme consiste en ce qu'il peut perdre sa connotation moralisatrice si l'on ne cherche ni à justifier ni à excuser le fait que le pervers passe à l'acte mais seulement qu'il le fasse au détriment d'autrui.
C'est un point de vue que partage dans ce cas le sociologue Michel Wieviorka mais dont il souligne immédiatement la complexité car il ne faut pas oublier que cette violence reste le signe d'une souffrance qu'il s'agit de prendre en compte y compris dans le fait que " la victime accepte que l'agresseur demande pardon " ce qui implique que " l'agresseur se voit mis en situation d'être responsable " ajoute-t-il.
Cette désignation d'un certain type de violence comme perversion, qui ne serait donc pas seulement le produit d'un conditionnement, met alors aussi en jeu le vécu de l'agresseur. Elle peut renvoyer alors à un possible questionnement sur une éventuelle origine biologique de l'excès de violence : venant par exemple d'individus dont le comportement irascible permanent n'est pas réductible aux variables sociologiques et affectives.
Le psychiatre Boris Cyrulnik met néanmoins en doute la possibilité de détacher de la sorte une variable " purement " biologique. Pour lui c'est l'interaction individu groupe qui prédomine. Aussi préfère-t-il insister sur l'actuelle fragmentation de la société en " grumeaux ".Celle-ci provoque selon lui "une diminution de l'effet d'empathie ". C'est-à-dire empêche de plus en plus la faculté de se mettre à la place d'autrui et donc de le comprendre alors que la nécessité de" recevoir l'empreinte d'autrui " est indispensable. Surtout pour les adolescents. Et en particulier ceux qui ne sont pas convenablement socialisés, issus par exemple de familles disloquées ou connaissant une scolarité interrompue. Ils perdent tout sens de la souffrance et donc basculent dans une espèce d'irréalité dont autrui peut pâtir.
Seulement ce genre de perte de sens ne touche pas nécessairement que des jeunes défavorisés puisque, remarque le géographe Jacques Chevalier, lorsque des voitures sont brûlées à Strasbourg durant la St Sylvestre " les protagonistes avaient un travail ".
Ce qui d'ailleurs fait dire au pédagogue Alain Vergnioux que certains jeunes ne supportent pas ce contraste durant les fêtes de fin d'année entre un " Père Noël généreux et des parents effacés ". Car ceci engendre une atmosphère mettant en avant une " obligation de donner et recevoir des cadeaux " alors que cela ne va pas précisément de soi dans certaines familles. Ce qui implique parfois d'en souligner l'absurdité en se servant de voitures à la façon de " bûches de Noël ". Surtout lorsque, par ailleurs, ces fêtes semblent être les seuls moments de l'année dans lesquels les jeunes peuvent se défouler puisque tous les phénomènes d'inversion et de catharsis propre aux fêtes et autres carnavals du Moyen âge et que l'on peut encore repérer aux XVII et XVIIIème siècles ont quelque peu disparu.
Mais cette individualisation de la violence ne doit pas faire oublier, remarque la sociologue Françoise Gaillard (Paris 7), qu'elle peut être suscité par une société qui en fait connaît moins de violence que naguère. De plus elle incite sans cesse à une affirmation de soi uniquement perçue comme devant être en phase avec le marché de plus en plus " considéré comme une loi naturelle fatale ", ce qui ne peut qu'engendrer dans ce cas une violence réagissant à " la violence de l'absence de sens ".
Cette mise en exergue de la nécessaire affirmation de soi pour contrebalancer cette espèce de fatalité qu'est devenue le marché est alimentée de telle sorte par le flot médiatique qu'il fait dire à la sociologue Judith Lazar que l'on sous estime en fait considérablement ses effets et en particulier sur les enfants des milieux modestes. Surtout ceux n'ayant non seulement pas d'autres loisirs que la télévision mais pour lesquels la socialisation se fait uniquement par elle, la mettant dans ce cas sur le même pied d'égalité que les parents voire au-dessus d'eux.
Ainsi " lorsque le spectaculaire et le féerique tiennent lieu de réalité, lorsque le mode de vie de groupes sociaux aisés est étalé et montre qu'au delà de la cité il existe un monde merveilleux sans chômage et sans misère " le décalage est tel qu'il peut susciter des frustrations à la recherche de compensations violentes. En ce sens il est faux de dire que les comportements violents sont suscités par la télévision lorsqu'elle montre des images violentes mais bien plutôt parce qu'elle dévoile un monde inaccessible.
En fait il m'avait semblé que dans ce colloque certains se sont demandés s'il ne fallait pas voir en priorité dans les différents types de violence " la " faute de "la" société, de "l"'omniprésence d'un social pacificateur ou "du" manque d'Etat. Et moins la responsabilité de l'auteur de violence. Or des millions de gens sont pauvres et ont été mal aimés dans leur enfance. Ils ne passent pas à l'acte pour autant...
Certes il peut être tellement rassurant de trouver " la " cause et imaginer qu'en la supprimant on puisse enfin atteindre un monde débarrassé de tout conflit et nageant dans le bonheur définitif comme le croyait Marx.
Ou encore de croire qu'il suffirait que le monde de la production soit organisé rationnellement pour qu'il puisse déclencher une atmosphère prospère pour tous comme le pense certains libéraux béats.
Si l'on veut opter pour une approche plus objective, ce genre de simplisme doit disparaître.
LSO.
Entretien avec Yves Michaud (professeur de philosophie à l'Université Paris I. Il a publié Violence et politique (1978), La violence apprivoisée (1996) et La violence (Que sais-je ? quatrième édition 1998).
A l'écoute des interventions de ce Forum la violence en France ne semble plus avoir l'aspect romantique qu'elle avait naguère lorsque le point de vue de la victime était passé sous silence
Yves Michaud : Il y a eu de gros changements en effet depuis la fin des années 70 mais en fait je crois que cela est dû à quelque chose de plus important. Ma théorie est que le XX ème siècle s'est terminé vers 1978-79. Il y a vraiment à ce moment là un basculement dans les relations, les conceptions du social, de la société, de l'action etc
On est devenu plus réaliste
C'est à cette époque qu'a lieu la fin des entreprises terroristes, des grandes luttes politiques
Et l'islamisme ?
Yves Michaud : Le terrorisme international c'est une autre affaire
Comme je le dis souvent la violence est un instrument qui est tout de même relativement payant, du moins jusqu'à un certain point. On ne gagne certes pas à tous les coups, mais cela peut susciter un cynisme de l'action violente. Néanmoins les idéalisations de la violence se sont effacées à la fin des années 70. Parce que nous sommes dans des sociétés plus rationnelles, qui dépendent davantage de la technique, plus pacifiques pour leurs activités commerciales, mais évidemment plus banales, plus ennuyeuses
Comment analysez-vous les réactions violentes actuelles contre la mondialisation ?
Yves Michaud : Je crois que nous vivons dans des sociétés où des gens sont à des âges différents. Aujourd'hui je considère que le combat contre la mondialisation est un combat d'arrière-garde. Par contre la prise de conscience que la mondialisation nécessite un engagement dans les négociations pour y participer, pour combattre, pour que les mesures adéquates ne soient pas prises en dehors de nous, ça, c'est important. Mais les simples refus de la mondialisation me semblent des réflexes isolationnistes d'arrière garde. Cela ne tient pas debout une minute. Lorsque l'on voit les agriculteurs français contrôler les camions anglais, les anglais boycotter, tout le monde sait bien, dès que l'on est un peu raisonnable que ce n'est pas viable. On ne va pas tous revenir sous notre clocher. On est dans un monde d'interdépendance.
Ne peut-on pas dire tout de même que l'arrivée de certains pays à l'âge industriel concurrence les pays développés, ce qui ne va pas sans poser toute une série de problèmes?
Yves Michaud : Je pense que certains combats contre la mondialisation sont en réalité des combats post-coloniaux. Certes, cela fait perdre des emplois lorsque l'on délocalise, mais dans des pays qui avaient des niveaux de subsistance absolument misérables, cela apporte déjà des éléments, pas beaucoup, mais c'est un début de croissance, et, petit à petit, je pense qu'il y aura des demandes d'avantages sociaux, de sécurité sociale, qui ajusteront les niveaux. En fait je vois plus la mondialisation comme un rétablissement des équilibres entre les pays très défavorisés et les pays favorisés. Bien sûr ce n'est pas le seul aspect. Il y en a par exemple un qui semble bien être le plus important. Il concerne le développement des nouvelles technologies. Là, il y a des inégalités gigantesques et l' on ne voit pas quelles mesures pourraient y pallier. Sauf une prise de conscience internationale. Par exemple les inégalités en matière de commerce électronique, d'équipement, de communication, deviennent de plus en plus considérables. Et ce sont des effets qui sont devenus presque mécaniques. Je pense que c'est au niveau des organismes internationaux qu'il faut agir.
Si l'on vous entend bien ce serait plutôt en direction de ce problème qu'il faudrait prendre au sérieux la réflexion critique envers la mondialisation ?
Yves Michaud : Absolument. Attaquer la mondialisation de manière non discriminée est très simpliste. Car il y a d'un côté un rééquilibrage économique entre régions du monde. Et de l'autre côté une autre mondialisation qui accroît les différences et qui se joue plutôt au niveau des technologies, des accès aux soins
Face à cela et sans sombrer dans un optimisme béat on voit quand même que les prises de conscience deviennent fortes et qu'elles débouchent sur quelque chose. Parce que justement il y a ces phénomènes d'interdépendance qui font que par exemple et tout bêtement les vendeurs ont besoin d'avoir des clients, ce qui implique la nécessité de leur faciliter l'accès aux nouvelles technologies
Pourquoi dites-vous que l'on vit dans des sociétés plus banales, plus ennuyeuses ?
Yves Michaud : Elles sont plus contrôlées
Ce qui explique d'ailleurs sans doute les explosions aveugles de violence. Il y a des moments de défoulement, qu'il s'agisse du hooliganisme, de la recherche des sports extrêmes, des comportements à risque, de la fièvre du samedi soir
. Il y a aussi des réactions contre les sociétés trop raisonnables
Ce manque de canalisation de la violence n'est-il pas aussi dû à un déficit de modèle, y compris de proximité ? Il y avait autrefois l'artiste, l'intellectuel, l'acteur, le musicien, aujourd'hui le footballeur et l'animateur TV mais leur présence apparaît bien succincte, irréelle
Yves Michaud : C'est un vieux et immense débat que ce problème du manque de modèle pour expliquer l'absence de canalisation de la violence. Nous sommes dans des sociétés qui sont extrêmement perfectionnées mais elles n'ont plus de modèles. C'est vrai. Et j'avoue que ce n'est pas le fait de reconstituer des figures héroïques qui auraient de l'importance. C'est très curieux d'ailleurs de voir des sociétés dire aux gens, soyez heureux, soyez vous-mêmes, mais qui ne proposent plus aucun modèle sur ce que vous devez être
Et pourtant toute la presse dite " people " déploie jusqu'au détail le plus éculé la vie des stars
Yves Michaud : Je crois que les gens cherchent une compensation. Ils cherchent des modèles en effet, du rêve dans des modèles, des héros. Mais je ne suis pas sûr qu'il faille aller dans ce sens là. Je pense que c'est aussi une phase de transition. On passe d'une société avec un certain type de modèle d'identité et de personnalité à des sociétés qui commencent à être relativement différentes. Je ne veux pas être madame Soleil, mais je ne crois pas que l'on reconstituera des grandes figures du type du capitaine d'industrie, du publicitaire, Bill Gates
Je ne crois pas.
Entretien avec Patrick Champagne (Sociologue à l'INRA et au Centre de sociologie européenne (EHESS). Il a publié " Faire l'opinion " (1990) et collaboré à " La Misère du monde " sous la direction de Pierre Bourdieu, 1993 ).
*
Pensez-vous que les phénomènes de volonté de puissance, les conflits de pouvoir, les jalousies envieuses, et donc toute la violence qui en découle nécessairement peut disparaître un jour ?
N'est-elle pas le propre de l'existence humaine au delà des formes historiques qui lui donne cependant un visage et aussi des limites ?
Patrick Champagne : Je crois déjà que l'on met tout et n'importe quoi derrière ce mot. L'on parle de violence sur les enfants, à l'école etc mais de façon trop générale. Il faut descendre à un niveau concret en étudiant que s'il y a effectivement des formes de violence physique, de violence visible, il y aussi ce que j'appelle des formes d'intériorisation de la contrainte. C'est-à-dire une violence qui passe par un travail d'inculcation pour faire accepter aux gens de faire ce que l'on veut et qu'en plus ils soient contents de le faire
Le sociologue Norbert Elias a par exemple montré dans son livre " la dynamique de l'Occident ", qui s'inspire beaucoup d'ailleurs de Max Weber, que plus l'Etat s'étend, plus il monopolise l'usage de la violence physique et donc plus les formes privées qui régulent les comportements entre les individus diminuent. Elias met en lumière le fait que l'Etat paie le prix pour empêcher les duels privés, pour punir les coups et les blessures. Ainsi la violence passe dans le giron de l'Etat et diminue dans les relations. Je trouve ce type de recherche beaucoup plus intéressante que celle qui prétend étudier en général la violence dans l'homme etc
J'avoue que tout cela n'est pas vraiment ma tasse de thé
Disons plutôt que vous ne croyez pas à sa dimension existentielle et que vous la réduisez à son aspect sociologique et historique
Patrick Champagne : Ce n'est pas que je n'y crois pas mais que, d'abord, ce n'est pas mon " truc " et qu'ensuite je ne suis pas sûr que cela soit comme cela que l'on puisse se donner les moyens de comprendre ce qui se passe ici et maintenant
C'est tout de même une donnée permanente
Patrick Champagne : Oui mais il faut aussi voir comment la violence, en tant que forme extrême de régulation des conflits, apparaît aujourd'hui et ce qu'il en résulte. Par exemple il semble bien qu'elle soit de plus en plus accaparée par l'Etat. Que pouvons-nous en déduire ? Au XVII ème siècle le philosophe anglais Hobbes justifie, lui, l'Etat absolutiste précisément pour mettre un terme à l'anarchie et à la violence individuelle en disant qu'il vaut mieux un Etat absolu et même tyrannique, que cela fait moins de dégâts. Il a raison sur un point : lorsque l'Etat s'effondre, comme on le voit dans certains pays actuellement, la Russie, la Yougoslavie, les formes de violence privées prennent des proportions énormes du fait de l'effondrement de toute la violence qui était capitalisée par l'Etat et dont celui-ci se disait le seul utilisateur
Car l'Etat c'est aussi celui qui peut, à des degrés divers, introduire une logique de protection. Par exemple la sécurité sociale ce n'est pas seulement pour se soigner, c'est aussi la sécurité des relations sociales. Je veux dire que l'on n'a pas idée de la violence de la vie sociale avant que l'Etat n'intervienne pour réguler. Les gens avaient des vies en dents de scie. Vous pouviez devenir riche mais à la moindre maladie vous tombiez
Voyez
Alors que maintenant si on vous enlève 10% de votre salaire on gueule, si on tombe malade et qu'on est pas couvert à 100% on gueule. Or justement le néolibéralisme est en train de réintroduire cette vie en dent de scie. Vous avez par exemple même des cadres qui peuvent tomber. Cela crée une forme de souffrance qui est un principe de violence, y compris sur soi-même. Le suicide est une violence sur soi-même, les mutilations aussi
Que faudrait-il faire pour contrecarrer ces phénomènes?
Patrick Champagne : En analysant déjà les effets et les coûts sociaux du néolibéralisme. C'est-à-dire le fait que l'on soit passé du tout politique au tout économique. Or il faut les deux. C'est évident qu'il existe une logique de production mais il faut aussi que le politique pense aux intérêts à long terme et aux intérêts de chacun
Peut-on cependant aller jusqu'à dire que par exemple le faible taux de chômage que connaît l' économie américaine est principalement dû au fait qu'une partie de sa population échappe aux statistiques parce qu'elle est en prison comme l'affirme le sociologue Loïc Wacquant ? Ne mélange-t-il pas durcissement de la société américaine (avec sa problématique de tolérance zéro) et renouveau économique ?
Patrick Champagne : Non. Je crois que les travaux de Wacquant me semblent suffisamment étayés. Les statistiques montrent en effet que la population carcérale a explosé d'une manière considérable. Parce que le fondement du système introduit de profondes dérégulations sociales et donc de grandes aigreurs à l'égard de ceux qui s'en sortent, ce qui suscite de la violence
Certes, mais l'on ne peut tout de même pas expliquer le boom technologique qui dynamise encore l'économie américaine par le seul fait de l'enfermement d'une partie de la population noire, hispanique et pauvre
Patrick Champagne : Cela dépend de quoi il est question. Dans le cadre de l'économie de marché, de la concurrence, il faut établir un lien entre par exemple ce qui se passe à Dallas et ce qui se passe dans certains pays du Sud lorsqu'une production est délocalisée. Du chômage se crée à Dallas parce que les salaires y sont supérieurs à ce que l'on peut obtenir à l'extérieur. La dérégulation crée alors des vies brisées, une précarité accrue, et toutes ces difficultés touchent une tranche de la population relativement importante. C'est indiscutable. Et toute une frange de cette population se trouvant ainsi marginalisée dans une société par ailleurs opulente, bascule alors dans la criminalité économique ou autre, tandis que toute l'économie de la drogue a des effets très perturbants sur le fonctionnement de cette population. On peut dire d'ailleurs que parmi les gens incarcérés il y a une très grande partie qui est là à cause de la drogue. Il n'y a pas que des gens violents. C'est étroitement lié à la consommation de drogue. Ou à des comportements visant à se procurer de l'argent pour acheter de la drogue dure
Est-ce que l'on ne peut pas lire la mondialisation comme autre chose que la seule dérégulation/délocalisation ? N'est-ce pas aussi l'intégration progressive des ex-pays colonisés qui connaissent par ailleurs une urbanisation galopante et déséquilibrée ? Une certaine critique contre la mondialisation ne vise-t-elle, pas, en fait, à refuser qu'il y ait en quelque sorte de nouveaux joueurs ?
Patrick Champagne : Je ne suis pas sûr qu'il y ait un gain réel pour ces pays. Prenez le domaine agricole. Nous sommes autosuffisants et nous mettons le surplus sur le marché mondial. On cherche à l'écouler dans des pays qui vivaient jusqu'à présent de culture vivrière. C'est-à-dire de petites productions qui, avec la science agraire qui était la leur faisaient en sorte que chaque année se reconstituaient les sols. Quand vous arrivez avec des surplus à bas pris dans ces zones là toutes les productions vivrières se trouvent anéanties parce que les prix sont bradés et ensuite on arrive avec des projets de monoculture qui en fait épuisent les sols au point que vous avez maintenant le désert dans certains endroits. De plus les cultures vivrières avaient pour propriété d'être cultivées par de nombreux agriculteurs et donnaient à manger à de nombreux paysans. Quand arrivent les produits agricoles occidentaux, on détruit tout cela. Cela veut dire qu'on va alimenter en fait tout un sous prolétariat qui quitte la terre parce qu'il ne peut plus vendre ses produits et va alors aller dans les zones urbaines à la recherche d'un travail salarié. Là dessus des entreprises, non pas agricoles mais genre Nike et compagnie obtiennent une main d'uvre bon marché. Mais le fait de produire à bas prix alors que c'était fait auparavant dans les pays industrialisés crée du chômage. Autrement dit le simple fait de détruire les cultures vivrières produit une main d'uvre bon marché qui produit du chômage chez nous
Comment expliquez-vous dans ce cas ce qui se passe en Chine ? Il n'y a pas eu là-bas d'exportation du surplus agricole occidental et pourtant les paysans viennent maintenant massivement s'agglutiner dans les villes
Patrick Champagne : Effectivement. Mais en Chine cela est dû à des processus internes de développement qui sont en train de se déployer et de fabriquer une main d'uvre bon marché se positionnant sur le créneau de l'exportation.
Vous semblez sous-estimer les phénomènes d'exode rural dû à l'attraction de la ville. Ne serait-ce qu'à l'usine, on est "mieux" payé qu'en tant que journalier
Ne croyez-vous pas que lorsque l'on est hégémonique dans une position, et lorsqu'il n'y a aucun frein éthique et juridique, tout devient possible pour les cyniques et qu'on peut donc imposer ses surplus et ses méthodes de production?
Patrick Champagne : Bien sûr. Et lorsque vous êtes très puissant vous avez d'autant plus intérêt d'adhérer au libéralisme
Propos recueillis par LSO
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