Nihilisme et art contemporain

Opus

Le présupposé nihiliste qui existe depuis Blanchot et Bataille et qui justifie les dérives d'une certaine "presse artistique" par exemple celle du magazine " Art press" et spécialement l'une de ses responsables dont le livre a défrayé la chronique dernièrement se résume en ceci :l'art est supposé mort, détruit par l'industrie, le capitalisme, et ce qu'il faut, c'est faire comme eux, si l'on veut représenter justement cette mise à mort.

Car il ne s'agit pas de peindre le meurtre de César mais d'être Brutus dit Blanchot reprenant le mot de Nietzsche sur Lucrèce Borgia. L'ajout de Bataille consistera à exiger que la vie se dépense avant d'accumuler de l'énergie pour devenir action car celle-ci par son ordre crée la maîtrise, la mesure, le bourgeois.

Par la suite Foucault, Deleuze, Lyotard, et aujourd'hui Derrida, ont appliqué ce programme : comment empêcher que le corps humain se développe ? Puisque le réformer est impossible. Car le désir d'être vient du tréfond. Le marxisme croyait en la possibilité de le transformer. La lecture de Nietzsche montre à ceux-ci que la volonté de puissance se veut elle-même. Dans ces conditions, même dans une société adéquate à l'idéal révolutionnaire, les hommes voudront.

Le seul moyen de contrecarrer cette donnée ontologique consiste à assêcher à la base toute velleité de construction. Pour y arriver il faut détruire tout repère, critère, valeur, sur lequel la volonté peut s'appuyer pour avancer.

La tactique visera à "étendre le domaine de la lutte", comme le clame également l'une de leurs plumes récentes, à tous les terrains : l'art bien sûr qu'il s'agit de détruire minutieusement et jusqu'au corps de l'artiste. Mais aussi la sexualité qu'il faut bien entendu exploser et surtout le couple à la stabilité suspecte, source de puissance et donc de pouvoir, pour y substituer une politique du détruit, du corps expurgé de toute synthèse possible, toute capacité de dire oui ou non, y substituant la culpabilité d'avoir fantasmé seulement sur un corps de femme lorsque l'on est homme, ce qui est très mal vu par le Code N.

C'est-à-dire le code de l'indéfini, de l'errance informe qui attend son plaisir comme un garnement attend sa fessée, et recherche sa cristallisation dans le seul regard d'autrui ou dans la demande indifférente d'accouplement, d'enchaînement plutôt, et à la façon industrielle : chaîne de montage et vidéo, puisqu'il faut imiter le capitalisme.

Sauf qu'ici cela s'apparente plus à du bégayement, du machinisme à deux dimensions esquissé par le cubisme de Picasso : le corps est sommé de n'être qu'amas de pulsions, sac de billes, sinon rien. De peur qu'il s'organise, trie, s'affirme, s'affine, s'élève, se limite, s'envisage. Ce qui est mal pour le Code N.

Le Code N, nihilisme d'aujourd'hui, ne se contente plus donc d'expérimenter en coulisses sur des victimes volontaires puis d'en décrire les effets dans de beaux livres comme le fait encore Derrida récemment sacralisé " saint " par l'une de ses fans.

L'expérimentateur façon, fashion art press, se livre lui-même au vu de tous et étale la confiture que l'on dégustait déjà dans les sex shops des années 70, moins les virgules et avec un peu plus de froideur clinique : mort sexuelle de Catherinette M.

Bataille l'avait déjà montré trente ans plus tôt : il ne s'agit pas de transgresser bien entendu mais de dire oui à tout, non à rien. La sexualité dans ce cas n'est plus l'articulation d'une rencontre à la recherche de sa propre géométrie spatiotemporelle et multidimensionnelle. C'est plutôt de la platitude caoutchouteuse qu'il faut salir pour décevoir là aussi toute tentative de ravissement qui ne serait pas le produit d'un lâche soulagement.

Car le nihilisme d'aujourd'hui a un second présupposé, politique celui-là : nous sommes tous dans un camp de concentration, celui du néolibéralisme. Avoir une vie sexuelle une vie tout court est impossible sans être de l'autre côté du manche. Dans ces conditions seule la mort suffocation enfouie dans ses propres décombres peut être mise en scène. Etre un couple, vivre un amour, semblent être sinon des supercheries du moins des niaiseries.

Voilà pourquoi une levée de boucliers s'est faite jour récemment contre " le destin fabuleux d' Amélie Poulain". Amélie est à contre-courant du mot d'ordre nihiliste actuel marginalisant la norme, et normalisant la marge, cela ne se fait donc pas.

Son parti pris indiquant que le sexe machine n'est qu'un moment et non le tout de la question, fait alors scandale depuis qu'il a été décidé en haut lieu que l'amour n'existait plus, précipitation chimique voilà tout, ou n'était que le prétexte bourgeois pour échapper au réel.

Le tribunal se réunit, on accuse Amélie de lepénisme car elle semble trop se la jouer Jeanne d'Arc en aidant ses voisins à se libérer de leurs démons. Et puis elle se confine dans un quartier-village entourée de gens qui ne cherchent pas à détruire le néolibéralisme, ce qui est mal.

Puis l'avocat général, inrockuptible à ce que l'on dit, dénonce cet esthétisme de pub alors que celle-ci lorsqu'elle se détâche de la réclame dans les années 60 s'approprie précisément tout l'esthétisme issu du surréalisme, du dadaïsme, de l'expressionnisme et du futurisme russe, qui traverse de part en part ce film entre les clins d'oeil et Montmartre, dont on ne savait pas qu'il était le quartier préféré de l'extrême droite.

Enfin, tare suprême, les parents des gosses regardant Loft Story aimeraient avoir Amélie comme belle fille, c'est dire. Et puis pourquoi Jeunet ne sait pas que tout beur est arabe, les Kabyles vous le diront, et il ne doit pas s'appeler Lucien, mais Momo bien sûr.

Ainsi Amélie dérange, ce qui est le comble d'ailleurs tant on vous assure qu'il est insignifiant, désuet, ridicule, ennuyeux, niais évidemment puisque ce "film" ce clip plutôt ne parle même pas de SM et ne montre rien, c'est vous dire.

On le voit, les petits bourgeois à la tête des médias à la mode qui se déculpabilisent de leur fric facile en voyant la misère du monde partout sauf dans leur tête ont peur qu'un immigré s'appelle Lucien et donc devienne aussi français comme des centaines de milliers d'Italiens, de Portugais, l'ont fait.

Cette peur est au fond conforme au souhait de ne voir le monde qu'en fonction de ce que l'on y filme : les immigrés à leur place culturelle désignée, les papillons en haut, dénonçant tout et rien, confortablement installés dans de la soie "radicale". Cette soie portée par ceux qui se veulent si égaux qu'ils le deviennent plus que tous les autres.

Le comble est atteint dans ce film pour le Code N parce qu'il est question de gentillesse, de tendresse, de recherche courtoise d'un filon fou, unique, secret, celui des regards invisibles qui transcendent un sourire, un geste, une tasse de thé prise ensemble en regardant Paname au fond de l'âme, oh là là !!! que c'est laid ! Bien loin de la vraie vie des vrais gens, comme Isabelle Huppert dans La Pianiste par exemple, code de conduite par excellence du Fashionable Nihilism.

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